Dante Alighieri - Opera Omnia >>  La divine comédie
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texte passage intégrant cotation complète des travaux des comédies des sources travaux littéraires historiques dans prose et dans les vers


Traduit par Antoine de Rivarol




ENFER
 
 
 
CHANT I
 

     Quand j'étais au milieu du cours de notre vie,
je me vis entouré d'une sombre forêt,
après avoir perdu le chemin le plus droit.

     Ah! qu'elle est difficile à peindre avec des mots,
cette forêt sauvage, impénétrable et drue
dont le seul souvenir renouvelle ma peur!

     À peine si la mort me semble plus amère.
Mais, pour traiter du bien qui m'y fut découvert,
il me faut raconter les choses que j'ai vues.

     Je ne sais plus comment je m'y suis engagé,
car j'étais engourdi par un pesant sommeil,
lorsque je m'écartai du sentier véritable.

     Je sais que j'ai gagné le pied d'une colline
à laquelle semblait aboutir ce vallon
dont l'aspect remplissait mon âme de terreur,

     et, regardant en haut, j'avais vu que sa pente
resplendissait déjà sous les rayons de l'astre
qui montre en tout endroit la route au voyageur;

     et je sentis alors s'apaiser la tempête
qui n'avait pas eu cesse aux abîmes du cœur
pendant l'horrible nuit que j'avais traversée.

     Et comme à bout de souffle on arrive parfois
à s'échapper des flots et, retrouvant la terre,
on jette un long regard sur l'onde et ses dangers,

     telle mon âme alors, encor tout éperdue,
se retourna pour voir le sinistre passage
où nul homme n'a pu se maintenir vivant.

     Puis, ayant reposé quelque peu mon corps las,
je partis, en longeant cette côte déserte
et en gardant toujours mon pied ferme plus bas.

     Mais voici que soudain, au pied de la montée,
m'apparut un guépard agile, au flanc étroit
et couvert d'un pelage aux couleurs bigarrées.

     Il restait devant moi, sans vouloir déguerpir,
et il avait si bien occupé le passage,
que j'étais sur le point de rebrousser chemin.

     C'était l'heure où le jour commence sa carrière,
et le soleil montait parmi les mêmes astres
qui l'escortaient jadis, lorsque l'Amour divin

     les mit en mouvement pour la première fois;
et je croyais trouver des raisons d'espérer,
sans trop craindre le fauve à la belle fourrure,

     dans l'heure matinale et la belle saison;
mais je fus, malgré tout, encor plus effrayé
à l'aspect d'un lion qui surgit tout à coup.

     On eût dit que la bête avançait droit sur moi,
avec la rage au ventre et la crinière au vent,
si bien qu'il me semblait que l'air en frémissait.

     Une louve survint ensuite, que la faim
paraissait travailler au plus creux de son flanc
et par qui tant de gens ont connu la détresse.

     La terreur qu'inspirait l'aspect de cette bête
me glaça jusqu'au fond des entrailles, si bien
que je perdis l'espoir d'arriver jusqu'en haut.

     Et comme le joueur que transportait tantôt
l'espoir joyeux du gain ne fait que s'affliger,
se plaint et se morfond, si la chance a tourné,

     tel me fit devenir cette bête inquiète
qui gagnait du terrain et, insensiblement,
me refoulait vers l'ombre où le soleil se tait.

     Tandis que je glissais ainsi vers les abîmes,
devant mes yeux quelqu'un apparut tout à coup,
qui, l'air mal assuré, sortait d'un long silence.

     Dès que je l'aperçus au sein du grand désert,
je me mis à crier: « Ô toi, qui que tu sois,
ombre ou, sinon, vivant, prends pitié de ma peine! »

     « Je ne suis pas vivant, dit-il, mais je le fus.
J'étais Lombard de père aussi bien que de mère;
leur terre à tous les deux avait été Mantoue.

     Moi-même, je naquis sub Julio, mais tard;
et je vivais à Rome, au temps du bon Auguste,
à l'époque des dieux mensongers et trompeurs.

     J'étais alors poète et j'ai chanté d'Anchise
le juste rejeton, qui s'est enfui de Troie,
quand la Grèce eut brûlé le superbe Ilion.

     Mais toi, pourquoi veux-tu retourner vers les peines?
Pourquoi ne pas gravir cette heureuse montagne
qui sert au vrai bonheur de principe et de cause? »

     « Ainsi donc, c'est bien toi, Virgile, cette source
qui nous répand des flots si vastes d'éloquence?
dis-je alors, en baissant timidement les yeux.

     Toi, qui fus l'ornement, le phare des poètes,
aide-moi, pour l'amour et pour la longue étude
que j'ai mis à chercher et à lire ton œuvre!

     Car c'est toi, mon seigneur et mon autorité;
c'est toi qui m'enseignas comment on fait usage
de ce style élevé dont j'ai tiré ma gloire.

     Regarde l'animal qui m'a fait reculer!
Ô fameux philosophe, aide-moi contre lui,
car rien que de le voir, je me sens frissonner! »

     « Il te faut emprunter un chemin différent,
répondit-il, voyant des larmes dans mes yeux,
si tu veux t'échapper de cet horrible endroit;

     car la bête cruelle, et qui t'a fait si peur,
ne permet pas aux gens de suivre leur chemin,
mais s'acharne contre eux et les fait tous périr.

     Par sa nature, elle est si méchante et perverse,
qu'on ne peut assouvir son affreux appétit,
car plus elle dévore, et plus sa faim s'accroît.

     On la voit se croiser avec bien d'autres bêtes,
dont le nombre croîtra, jusqu'à ce qu'un Lévrier
vienne, qui la fera mourir dans les tourments.

     Il ne se repaîtra de terres ni d'argent,
mais d'amour, de sagesse et de bénignité,
et son premier berceau sera de feutre à feutre.

     Il sera le salut de cette humble Italie
pour laquelle sont morts en combattant la vierge
Camille avec Turnus, Euryale et Nissus.

     C'est lui qui chassera la bête de partout
et la refoulera jusqu'au fond des Enfers,
d'où le Malin envieux l'avait d'abord tirée.

     Allons, tout bien pesé, je pense que me suivre
sera pour toi le mieux: je serai donc ton guide;
nous sortirons d'ici par le règne éternel;

     là, tu vas écouter les cris du désespoir
et contempler le deuil des ombres affligées
qui réclament en vain une seconde mort.

     Ensuite, tu verras des esprits satisfaits,
quoique enrobés de feu, car ils gardent l'espoir
d'être un jour appelés au séjour des heureux.

     Et si tu veux enfin monter vers ces derniers,
une autre âme plus digne y pourvoira pour moi,
et je te laisserai sous sa garde, en partant,

     puisque cet Empereur qui séjourne là-haut
et à la loi duquel je ne fus point soumis
ne veut pas que l'on entre en sa cité par moi.

     Il gouverne partout, mais c'est là-haut qu'il règne
et c'est là que l'on voit sa demeure et son trône:
oh! bienheureux celui qu'il admet près de lui! »

     Lors je lui répondis: « Poète, je t'implore,
pour l'amour de ce Dieu que tu n'as pas connu,
pour me faire échapper à ce mal et au pire,

     conduis-moi vers l'endroit que tu viens de me dire,
pour que je puisse voir la porte de saint Pierre
et ceux dont tu dépeins les terribles tourments! »

     Lors il se mit en marche, et je suivis ses pas.



CHANT II
 

    Le jour mourait, et l'ombre où commençait la nuit
Apportait le repos de toutes leurs fatigues
Aux êtres de la terre; et cependant moi seul

     Je m'apprêtais au mieux à soutenir les peines
Du voyage, aussi bien que du triste spectacle
Que veut représenter ma mémoire fidèle.

     Muses, venez m'aider, et toi, sublime Esprit!
Mémoire où s'est gravé tout ce que j'ai connu,
C'est ici qu'il te faut démontrer ta noblesse!

     Je dis, pour commencer: « Poète qui me guides,
Regarde bien ma force, est-elle suffisante
Pour le pénible effort où tu veux m'engager?

     De Sylvius le père a bien vu, me dis-tu,
Le royaume éternel, sous forme corruptible,
Et il a pu s'y rendre avec son corps sensible.

     Si l'ennemi du Mal a voulu cependant
Se montrer bienveillant envers lui, vu le fruit
Qui devait en sortir, le comment et le qui,

     Cela paraît très juste à la réflexion,
Car il était prévu qu'il devait être ancêtre
De Rome l'admirable et de son vaste empire;

     Et déjà tous les deux (pour dire en vérité)
Avaient été choisis pour le siège futur
Du successeur sacré du plus illustre Pierre.

     C'est grâce à ce chemin, dont tu m'as fait l'éloge,
Qu'il apprit certains faits, qui furent par la suite
Source de son triomphe et du manteau papal.

     Plus tard, celui qu'on dit Vase d'Élection
S'y rendit à son tour, pour confirmer la foi
Par laquelle on accède au chemin de salut.

     Mais moi, comment irai-je? Et qui le permettrait?
Je ne suis point Énée, et moins encore Paul:
Tous m'en croiraient indigne, et moi le tout premier.

     Donc, si j'accepte ainsi de partir avec toi,
Je crains que ce départ ne soit une folie:
Ta sagesse entend mieux que je ne sais te dire. »

     Comme celui qui freine un premier mouvement
Et qui, changeant d'avis, porte ses vœux ailleurs,
Abandonnant soudain ce qu'il vient d'entamer,

     Je m'étais arrêté sur la sombre montée,
Car la réflexion épuisait l'appétit
Auquel j'avais d'abord si promptement cédé.

     « Si j'ai bien pénétré le sens de ton discours,
Me répondit alors cette âme généreuse,
Ton cœur ressent déjà les assauts de la peur,

     Qui souvent engourdit la volonté des hommes,
Leur faisant délaisser les belles entreprises,
Comme les faux-semblants les bêtes ombrageuses.

     Mais, pour mieux dissiper tes craintes, je dirai
Pourquoi je viens t'aider, et ce que j'entendis
Quand j'eus pitié de toi pour la première fois.

     Je me trouvais tantôt parmi les interdits,
Quand je fus appelé par une dame heureuse,
Si belle, qu'obéir me semblait un bonheur.

     Son doux regard brillait bien plus fort que l'étoile,
Et elle me parlait avec bénignité,
Disant en son parler, d'une voix angélique:

     « Ô généreux esprit, illustre Mantouan
Dont le vaste renom dure toujours au monde
Et doit durer autant que la voûte des cieux,

     Mon ami (qui n'est pas celui de la Fortune)
Se trouve retenu sur la côte déserte,
Et la crainte l'oblige à rebrousser chemin;

     Et j'ai peur qu'il ne soit déjà trop égaré;
Et peut-être j'arrive à son secours trop tard,
Selon ce que j'entends qu'on en dit dans le ciel.

     Va le trouver, sers-toi de ta belle faconde
Et de tout ce qui peut servir à son salut,
Et soulage, en l'aidant, mes appréhensions.

     Mon nom est Béatrice; et pour t'y faire aller
J'arrive de l'endroit où j'aspire à rentrer;
C'est au nom de l'amour que je te parle ainsi;

     Et lorsque je serai là-haut, près du Seigneur,
Je pourrai lui vanter plus d'une fois ton zèle. »
Elle se tut alors, et je lui répondis:

     « Ô dame de vertu, toi la seule qui fais
Que notre genre humain l'emporte sur les êtres
De la sphère qui ceint le ciel le plus étroit,

     Je cours pour t'obéir avec un tel plaisir,
Qu'il me tarde déjà de t'avoir obéi,
Et tu n'as pas besoin d'en dire davantage.

     Explique-moi pourtant comment cela peut être,
Que tu descendes ainsi, sans peur, jusqu'à ce centre,
De l'immense séjour dont tu rêves déjà? »

     « Puisque tu veux savoir jusqu'au moindre détail,
Je vais en quelques mots t'expliquer, me dit-elle,
Pourquoi je n'ai pas craint de venir jusqu'ici.

     On ne doit avoir peur, si ce n'est des objets
Qui pourraient engendrer le malheur du prochain:
Pour le reste, aucun mal n'est digne qu'on le craigne.

     Or, la bonté de Dieu m'a faite en telle sorte
Que rien ne m'éclabousse au sein de vos misères,
Et je suis à l'abri du feu de vos brasiers.

     Une dame bien noble, au ciel, s'est attendrie
Aux peines de celui vers qui je t'ai mandé,
Et radoucit là-haut la sévère sentence.

     Elle a fait appeler auprès d'elle Lucie,
Pour lui dire: « Tu vois ton serviteur, là-bas!
Il a besoin de toi, je te le recommande! »

     Et Lucie à son tour, de tout mal ennemie,
Est venue à l'endroit où j'avais pris moi-même
Une place aux côtés de l'antique Rachel.

     « Béatrice, dit-elle, éloge vrai de Dieu,
Pourquoi n'aides-tu pas celui qui t'aimait tant,
Qu'il est sorti, pour toi, du vulgaire troupeau?

     Comment n'entends-tu pas sa peine et sa détresse?
Ne vois-tu pas assez que la mort le poursuit
Sur ce fleuve aux remous plus affreux que la mer? »

     Et l'on n'a jamais vu d'autre personne au monde
Qui courût à son bien, s'éloignant de sa perte,
Plus vite que moi-même, au son de ces paroles.

     Je descendis ici, de l'heureuse demeure;
Et je fais confiance à ton langage honnête,
Qui t'honore aussi bien que ceux qui l'ont suivi. »

     Puis, après avoir mis un terme à son discours,
Elle voulut cacher ses yeux mouillés de larmes
Et ne fit qu'augmenter ma hâte d'obéir.

     Je suis venu vers toi, comme elle me l'a dit,
Et je t'ai délivré de la bête qui garde
Le chemin le plus court de la belle montagne.

     Que te faut-il encore? Et pourquoi t'arrêter?
Pourquoi de lâcheté nourrir toujours ton cœur?
Et pourquoi n'es-tu pas confiant et hardi,

     Si tu sais que là-haut, ces trois si saintes femmes
Au tribunal du ciel intercèdent pour toi
Et qu'ici mon récit te promet tant de bien? »

     Comme les fleurs des champs, que la fraîcheur nocturne
Penche à terre et flétrit, dressent soudain la tête
Quand le soleil les dore, et s'ouvrent aux rayons,

     Tel je repris alors mes forces presque éteintes
Et sentis revenir mon courage, si bien
Que je lui dis, rempli d'une belle assurance:

     « Combien celle qui m'aime est bonne et généreuse!
Combien tu fus courtois, toi qui courus si vite
Pour obéir aux lois qu'elle t'avait dictées!

     Tu réveilles en moi, par tes bonnes paroles,
Un si puissant désir de partir avec toi,
Que je reviens de suite à mon premier dessein.

     Partons donc: nous voulons, les deux, la même chose.
Toi, tu seras le chef et le guide et le maître. »
Et sur ce, reprenant la marche interrompue,

     J'entrai dans le pénible et sauvage chemin.



CHANT III
 

     « Par moi, vous pénétrez dans la cité des peines;
Par moi, vous pénétrez dans la douleur sans fin;
Par moi, vous pénétrez parmi la gent perdue.

     La justice guidait la main de mon auteur;
Le pouvoir souverain m'a fait venir au monde,
La suprême sagesse et le premier amour.

     Nul autre objet créé n'existait avant moi,
A part les éternels; et je suis éternelle.
Vous, qui devez entrer, abandonnez l'espoir. »

     Je vis ces mots, tracés d'une couleur obscure,
Ecrits sur le fronton d'une porte, et je dis
« Maître, leur sens paraît terrible et difficile. »

     Il répondit alors comme doit faire un sage
« Il te faut maintenant oublier tous les doutes,
Car ce n'est pas ici qu'un lâche peut entrer.

     Nous sommes arrivés à l'endroit où j'ai dit:
Que tu rencontreras des hommes dont la peine
Est de perdre à jamais le bien de l'intellect. »

     Ensuite il vint me prendre une main dans les siennes,
Et me rendit courage avec un doux sourire,
Me faisant pénétrer au sein de ce mystère.

     Là, des pleurs, des soupirs, des lamentations
Résonnent de partout dans l'air privé d'étoiles,
Si bien qu'avant d'entrer j'en eus le cœur serré.

     Des langages confus et des discours horribles,
Les mots de la douleur, l'accent de la colère,
Les complaintes, les cris, les claquements des mains

     Y font une clameur qui sans cesse tournoie
Au sein de cette nuit à tout jamais obscure,
Pareille aux tourbillons des tourmentes de sable.

     Et moi, de qui l'horreur ceignait déjà les tempes
« Ô maître, dis-je alors, qu'est-ce que l'on entend?
Qui sont ces gens, plongés si fort dans la douleur? »

     « c'est là, répondit-il, la triste destinée
Qui guette les esprits de tous les malheureux
Dont la vie a coulé sans blâme et sans louange.

     Ils demeurent ici, mêlés au chœur mauvais
Des anges qui, jadis, ne furent ni rebelles
Ni fidèles à Dieu, mais n'aimèrent qu'eux-mêmes.

     Le Ciel n'a pas admis d'en ternir sa beauté,
Et l'Enfer à son tour leur refuse l'entrée,
Car les autres damnés s'en feraient une gloire. »

     « Maître, repris-je encor, quelle raison les fait
Se lamenter si fort et geindre ainsi sans cesse? »
« Je te l'expliquerai, dit-il, en peu de mots.

     Ceux-ci ne peuvent plus attendre une autre mort;
Et leur vile existence est à ce point abjecte,
Qu'ils auraient mieux aimé n'importe quel destin.

     Le monde ne veut pas garder leur souvenir,
La Pitié les dédaigne, ainsi que la Justice.
C'est assez parlé d'eux jette un regard et passe! »

     En arrivant plus près, je vis une bannière
Qui tournait tout en rond, et qui courait si vite
Qu'elle semblait haïr tout espoir de repos.

     Derrière elle venait une si longue file
De coureurs, que je n'eusse imaginé jamais
Que la mort en pouvait faucher un si grand nombre.

     Je reconnus certains des esprits de la ronde,
Les ayant observés, et l'ombre de celui
Qui fit par lâcheté le grand renoncement.

     Et ce ne fut qu'alors que je sus clairement
Que j'avais devant moi la foule des indignes
Que le démon et Dieu repoussent à la fois.

     Ces gens, qui n'ont jamais vécu réellement,
Etaient tout à fait nus, pour mieux être piqués
Des guêpes et des taons qu'on voyait accourir.

     Leur visage baignait dans des ruisseaux de sang
Qui se mêlaient aux pleurs et tombaient à leurs pieds,
Alimentant au sol une hideuse vermine.

     Ensuite, ayant porté mon regard au-delà,
J'aperçus une foule au bord d'un grand cours d'eau.
« Maître, lui dis-je alors, voudrais-tu m'expliquer

     Qui sont ceux de là-bas? Quelle loi les oblige
A se presser ainsi, pour chercher un passage,
Si dans l'obscurité mes yeux voient assez clair? »

     Il me dit seulement « Tu le verras toi-même,
Puisque notre chemin nous mènera tout droit
Sur le rivage affreux du funeste Achéron. »

     J'en eus si honte alors, que je baissai les yeux,
Craignant que mon discours ne lui fût importun,
Et je ne dis plus mot jusqu'aux berges du fleuve.

     Là, je vis s'avancer vers nous, dans un esquif,
Un vieillard aux cheveux aussi blancs que la neige,
Qui criait « Gare à vous, pervers esprits damnés!

     Perdez dorénavant l'espoir de voir le Ciel!
Je viens pour vous mener là-bas, sur l'autre rive,
Dans l'éternelle nuit, les flammes ou le gel.

     Et toi, qu'attends-tu donc, âme vivante, ici?
Éloigne-toi, dit-il, des autres qui sont morts! »
Et s'étant aperçu que j'attendais toujours,

     Il dit « Par d'autres ports et par d'autres chemins
Tu pourras traverser, mais non par celui-ci,
Car il faut pour ton corps une nef plus légère. »

     « Ne te courrouce point, Caron, lui dit mon guide.
On veut qu'il soit ainsi, dans l'endroit où l'on peut
Ce que l'on veut pourquoi demander davantage? »

     Le silence revint sur la bouche aux poils blancs
De ce vieux nautonier du livide marais,
Aux deux yeux paraissant deux bouches de fournaise.

     Pourtant les esprits nus et recrus de fatigue
Changèrent de visage et claquèrent des dents,
Dès qu'il eut prononcé son barbare discours.

     Ils commencèrent tous à maudire le Ciel,
L'engeance des humains, le lieu, le jour et l'heure
De leur enfantement, et toute leur semence.

     Leur foule vint ensuite, en une seule fois,
Pleurant amèrement, sur la rive fatale
Où dévalent tous ceux qui ne craignent pas Dieu.

     Pendant ce temps, Caron, le diable aux yeux de braise,
Rassemble leur troupeau, les range avec des signes,
Frappant de l'aviron ceux qui semblent trop lents.

     Comme tombent, l'automne, et s'envolent au vent
Les feuilles tour à tour, en sorte que la branche
Finit par enrichir le sol de sa dépouille,

     Ces mauvais héritiers de l'engeance d'Adam
Se détachent des bords, répondant à ses signes
Comme l'oiseau des bois obéit à l'appeau.

     Ensuite ils partent tous sur les ondes noirâtres;
Et ils n'ont pas rejoint le rivage d'en face,
Qu'une nouvelle file a remplacé la leur.

     « Mon cher enfant, me dit courtoisement mon maître,
Ceux que la mort surprend dans le courroux de Dieu
Arrivent tous ici, quel que soit leur pays.

     Ils courent aussitôt pour traverser le fleuve;
La justice de Dieu les y pousse si fort,
Que leur même terreur se transforme en désir.

     Jamais une âme juste ici n'est descendue;
Donc, si Caron s'émeut de te voir arriver,
Tu comprends maintenant le sens de sa surprise. »

     Il venait de parler, quand l'étendue obscure
Trembla soudain si fort, que le seul souvenir
De ma frayeur d'alors me baigne de sueur.

     De la terre des pleurs surgit une tourmente
Qui jetait des lueurs rouges comme la foudre,
Si fort, que j'en perdis le contrôle des sens,

     Et je tombai par terre, comme un homme qui dort.



CHANT IV
 

     Je fus soudain tiré de mon profond sommeil
Par un coup de tonnerre, et je revins à moi
Comme lorsqu'on vous vient réveiller en sursaut.

     Je promenais partout un regard frais et neuf
Et, debout, je tâchais de tout bien observer,
Pour reconnaître mieux l'endroit où nous étions.

     Je pus m'apercevoir que j'étais sur le bord
Du vallon douloureux de l'abîme où ne règne
Que le bruit infini des lamentations.

     Il était si profond et si plein de ténèbres
Que, malgré mes efforts pour regarder au fond,
Je ne puis distinguer aucun de ses détails.

     « Nous descendons au sein de la nuit éternelle,
Dit alors le poète au visage de cire;
J'entrerai le premier, tu seras le second. »

     Mais moi, m'apercevant soudain de sa pâleur,
Je dis « Comment entrer, si tu le crains toi-même,
Qui devrais cependant me donner du courage? »

     « La pitié, me dit-il, que je sens pour les gens
Perdus dans cette fosse a peint sur mon visage
La couleur que tu prends pour un signe de peur.

     Allons! Un grand chemin nous attend désormais! »
C'est ainsi qu'il entrait et qu'il me fit entrer
Dans le cercle premier qui fait le tour du puits.

     Là, si je puis juger par ce qu'on entendait,
Personne ne pleurait, mais de nombreux soupirs
Y faisaient frissonner une brise éternelle.

     Leur source à tous était la douleur sans tourment
Qu'éprouvait cette foule aux vagues infinies,
D'hommes entremêlés de femmes et d'enfants.

     Le bon maître me dit « Ne veux-tu pas savoir
Qui sont tous ces esprits que tu vois de si près?
Or, il te faut savoir, avant d'aller plus loin,

     Qu'ils n'avaient pas péché. S'ils eurent du mérite,
Il n'est pas suffisant ils n'ont pas le baptême,
Seule porte d'entrée à la foi qui te sauve.

     La vérité chrétienne arrivant après eux,
Ils ne purent aimer Dieu comme ils le devaient;
Et moi-même, d'ailleurs, j'appartiens à leur troupe.

     C'est pour ce seul défaut, et non pour d'autres crimes,
Que nous sommes perdus; et notre seule peine
Est de vivre et d'attendre et d'ignorer l'espoir. »

     Je me sentis frémir de douleur, à l'entendre,
Car je reconnaissais des hommes de valeur
Parmi les condamnés compris dans ce grand limbe.

     « Dis-moi donc, mon seigneur, dis-moi, mon maître,
Commençai-je à lui dire, afin de mieux connaître alors,
La croyance qui seule supprime toute erreur,

     Nul n'est sorti d'ici pour aller au bonheur,
Par son propre mérite ou par l'œuvre des autres? »
Et lui, qui pénétrait le sens de mes propos,

     Il dit « j'étais nouveau dans l'endroit que voici,
Quand j'y vis arriver un Seigneur tout-puissant
Et qui portait le nimbe en signe de victoire.

     Il en a fait sortir l'ombre du premier père,
Celle d'Abel son fils et celle de Noé,
Moïse auteur des lois obéissant à Dieu,

     Abraham patriarche, avec le roi David,
Israël et son père, avec tous ses enfants
Et Rachel pour laquelle il avait tant peiné,

     Avec d'autres encor, dont il fit des heureux;
Et il te faut savoir qu'avant ceux dont je parle
Aucun esprit humain n'avait pu se sauver. »

     Nous cheminions toujours pendant qu'il me parlait,
Avançant tous les deux dans l'épaisse forêt
Que formaient les troupeaux des âmes entassées;

     Et depuis mon réveil nous n'avions parcouru
Qu'un tout petit chemin, quand je crus entrevoir
Comme un feu qui perçait la sphère des ténèbres,

     Et, malgré la distance où je l'apercevais,
Je compris aussitôt que c'était un endroit
Réservé pour des gens d'une classe meilleure.

     « Toi, le plus grand honneur des sciences et des arts,
Qui donc jouit là-bas d'un pareil privilège,
Qui semble distinguer leur troupe au sein des autres? »

     « La gloire de leur nom, répondit-il alors,
Qui retentit encore au monde d'où tu viens,
Intercède pour eux, et le Ciel les protège. »

     À ce même moment, j'entendis une voix
Dire « Rendons hommage à l'illustre poète
Son ombre rentre enfin aux lieux qu'elle a quittés. »

     À peine cette voix achevait de parler,
Que je vis s'avancer vers nous quatre ombres grandes
Dont l'aspect ne montrait ni tristesse ni joie.

     Et mon maître crut bon de m'expliquer encore
« Tu vois celui qui tient une épée à la main
Et marche comme un prince à la tête des autres

     Ce souverain poète est le célèbre Homère,
Et celui qui le suit, le satirique Horace;
Le suivant est Ovide, et le dernier, Lucain.

     Comme ils sont, en effet, tous les quatre mes pairs
Dans cette qualité que la voix vient de dire,
Ils me font cet honneur, et d'ailleurs ils font bien. »

     C'est ainsi que je vis le beau chœur assemblé
De ce puissant seigneur du chant le plus illustre,
Qui plane comme un aigle au-dessus de ses pairs.

     Après avoir parlé quelques instants entre eux,
Ils se tournèrent tous vers moi, pour m'accueillir,
Et mon maître observait ma mine en souriant.

     Ils me firent alors un honneur bien plus grand,
Car je fus même admis parmi leur compagnie,
Moi sixième au milieu de ce conseil de sages.

     Nous marchions en causant vers la clarté lointaine;
Mais le silence seul pourrait être aussi beau
Que tout ce qui s'est dit en cette occasion.

     Les murs d'un grand château se dressaient devant nous,
Formant une septuple enceinte de murailles,
Que les flots d'un grand fleuve entouraient de partout.

     Nous pûmes cependant les franchir sans encombre
Et passer les sept huis, avec ces philosophes,
Pour arriver enfin dans un pré verdoyant.

     On y voyait des gens absorbés et absents,
Et leur aspect semblait inspirer le respect;
Ils parlaient rarement, et d'une voix très douce.

     Je me mis à l'écart un peu sur le côté,
En un lieu découvert qui dominait le site,
Afin de les pouvoir observer à mon aise.

     Et c'est là, devant moi, sur cette herbe fleurie,
Que j'ai vu tour à tour tant d'âmes magnanimes
Que je suis orgueilleux d'avoir pu contempler.

     Électre était là-bas avec ses compagnons,
Et j'ai bien reconnu Hector auprès d'Énée
Et de César armé les yeux d'oiseau de proie.

     Un peu plus loin de là j'ai vu Penthésilée
Et la vierge Camille et le roi Latinus
Ayant à ses côtés sa fille Lavinie.

     Et j'ai vu ce Brutus qui renversa Tarquin,
Lucrèce et Marcia, Julie et Cornélie,
Et le grand Saladin, qui restait à l'écart.

     Puis, en levant un peu le regard vers le haut,
J'aperçus le Seigneur de tous les philosophes,
Au milieu d'un grand chœur de sages assemblés.

     Tous se tournaient vers lui et lui rendaient hommage;
J'y reconnus surtout et Socrate et Platon,
Placés plus près de lui que les autres présents;

     Démocrite, qui fait du monde un coup de dés,
Diogène et Thaïes avec Anaxagore,
Zenon et Empédocle assis près d'Héraclite.

     J'y vis le sage aussi qui décrivit les simples,
Je veux dire par là Dioscoride, Orphée,
Sénèque moraliste, avec Tulle et Linus,

     Euclide géomètre auprès de Ptolémée,
Et plus loin Hippocrate, Avicenne et Galien,
Avec Averroès, l'auteur du commentaire.

     Je ne saurais écrire ici le nom de tous,
Car un vaste sujet me presse tellement,
Que très souvent les mots ne peuvent pas tout dire.

     Notre groupe de six se réduit vite à deux;
Mon guide me conduit par de nouveaux sentiers;
Nous laissons le beau temps pour le vent qui frissonne,

     Et nous entrons enfin aux lieux où rien ne luit.



CHANT V
 

     Je descendis ainsi du premier de ces cercles
Au deuxième, qui semble occuper moins de place,
Mais d'autant plus d'horreur, et dont l'aspect fait peur.

     C'est là qu'attend Minos à l'horrible grimace.
Il se tient à l'entrée et soupèse les fautes,
Il juge et il condamne en un seul tour de queue.

     Chaque esprit qu'on destine aux peines infernales
Se montre en sa présence et vient se confesser;
Et ce grand connaisseur, expert en tous les crimes,

     Considère quel coin de l'Enfer lui convient
Et enroule à son corps sa queue autant de fois
Qu'il veut que le damné descende de degrés.

     Les âmes devant lui forment de longues files;
Chacun passe à son tour devant son tribunal,
Déclare, entend son sort et roule vers le fond.

     « Toi, qui prétends entrer dans le séjour des peines,
Cria vers moi Minos, dès qu'il m'eut aperçu,
Interrompant soudain son misérable office,

     Vois d'abord où tu vas, à qui tu te confies,
Sans te laisser tromper par l'accès trop facile. »
Mais mon guide intervint: « Pourquoi crier ainsi?

     N'empêche pas en vain son voyage fatal.
On veut qu'il soit ainsi, dans l'endroit où l'on peut
Ce que l'on veut: pourquoi demander davantage? »

     C'est à partir de là que j'entendis vraiment
Les cris du désespoir, et que le bruit des pleurs
Commença tout d'abord à frapper mon oreille.

     Je voyais devant nous un antre sans lumière
Dont le rugissement ressemble à la tempête
Qui soulève parfois les vagues de la mer.

     L'infernal tourbillon, tournoyant sans arrêt,
Emporte les esprits mêlés dans son tumulte,
Les frappe, les culbute, les presse de partout,

     Les faisant tous rouler au bord du précipice,
Où l'on sent redoubler leur angoisse et leurs cris,
Et ils insultent tous la divine bonté.

     Et je compris enfin que c'est par ce supplice
Que l'on punit là-bas le péché de la chair,
Qui nourrit l'appétit aux frais de la raison.

     Comme les étourneaux s'en vont à tire d'aile,
Lorsque le froid descend, formant de longues files,
Ainsi ce vent horrible emporte les esprits.

     De çà, de là, partout son souffle les repousse;
Pour consoler leur mal, nul espoir ne leur offre
L'image du repos ou d'un moindre tourment.

     Comme les cris plaintifs de quelque envol de grues
Qui forment dans les airs des files infinies,
Telles je vis venir, pleurant et gémissant,

     Les ombres qu'emportait au loin cette tempête.
Je demandais: « Qui sont, maître, toutes ces gens
Que le noir tourbillon s'acharne à châtier? »

     « La première de ceux que tu prétends connaître,
Se mit à m'expliquer mon guide sans tarder,
Avait jadis régné sur des peuples nombreux.

     Mais elle avait plongé si loin dans la luxure,
Qu'elle imposa des lois qui permettaient ce vice,
Pour ne plus encourir un blâme mérité.

     Elle est Sémiramis, dont l'histoire raconte
Qu'elle a suivi Ninus et qu'elle était sa femme;
Elle eut jadis la terre où règne le Sultan.

     L'autre s'était donné la mort par trop d'amour,
Oubliant la foi due aux cendres de Sichée;
Cléopâtre la suit, cette luxurieuse.

     Tu vois Hélène aussi, qui fut jadis la cause
De si constants tourments; voici le grand Achille,
Que l'Amour seul guidait à la fin de la guerre.

     Vois Paris et Tristan... » Il me fit voir encore,
En m'indiquant leurs noms, plus de mille autres ombres
Qui perdirent la vie à cause de l'amour.

     D'entendre mon docteur qui désignait ainsi
Ces vaillants chevaliers et ces dames antiques,
Je sentais se serrer mon cœur dans ma poitrine.

     Ensuite je lui dis: « Poète, j'aimerais
Parler à ces deux-là, qui vont l'un près de l'autre
Et qui semblent tous deux si légers dans le vent. »

     Il répondit: « Attends qu'ils arrivent plus près;
Appelle-les ensuite, au nom de cet amour
Qui les conduit toujours, et ils te répondront. »

     Aussitôt que le vent les eut poussés vers nous,
Je leur fis signe et dis: « Âmes inconsolées,
Parlez-nous un instant, si rien ne l'interdit! »

     Et comme vers le nid se pressent les colombes
Qu'appelle le désir, les ailes déployées,
Plutôt que par leur vol, par l'amour emportées,

     Du groupe de Didon tels ils se séparèrent
Et s'en vinrent vers nous à travers l'air infect,
Forcés par le pouvoir de l'appel amoureux.

     « Ô gracieux esprit, si plein de courtoisie,
Qui nous viens visiter au sein de ces ténèbres,
Nous, dont le sang jadis avait souillé le monde,

     Si nous étions amis du roi de l'univers,
Nous le supplierions qu'il te donne la paix,
Pour t'être apitoyé sur nos cruels tourments.

     Dis-nous ce que tu veux écouter ou parler,
Car nous t'écouterons et nous te parlerons,
Si le vent veut tenir le repos qu'il promet.

     La terre où je naquis est une ville assise
Au bout de cette plage où le Pô vient mourir,
Ou mieux trouver la paix, avec ses tributaires.

     Amour, qui vite prend dans les cœurs généreux,
Séduisit celui-ci, grâce à ce beau semblant
Que j'ai perdu depuis si douloureusement.

     Amour, qui fait autant d'aimés que d'amoureux,
Vint enflammer si fort mon cœur pour celui-ci,
Qu'il est, tu le vois bien, loin de m'abandonner.

     Amour nous conduisit vers une seule mort:
Caïne attend celui qui nous quitta la vie. »
Et ce fut sur ces mots que son discours prit fin.

     Pendant que j'écoutais ces âmes tourmentées,
Je baissais le regard et je restais muet;
Mais le poète dit: « À quoi donc penses-tu? »

     Alors je commençai par lui répondre: « Hélas!
Combien de doux pensers, de désirs amoureux
Ont conduit ces deux-ci vers cette triste impasse! »

     Puis, me tournant vers eux, je repris la parole:
« Francesca, le récit de ton triste martyre
N'a laissé dans mon cœur que douleur et pitié.

     Mais dis-moi cependant: au temps des doux soupirs,
Comment, par quel moyen l'amour vous permit-il
De comprendre, les deux, vos passions naissantes? »

     Elle me répondit: « La plus grande douleur
Est de se rappeler les instants de bonheur
Au temps de la misère; et ton docteur le sait.

     Cependant, si tu veux savoir les origines
De notre affection, je veux bien te les dire,
Même s'il me fallait pleurer en racontant.

     Un jour, nous avons pris du plaisir en lisant
De Lancelot qui fut esclave de l'amour;
Nous étions seuls tous deux et sans aucun soupçon.

     Souvent notre regard se cherchait longuement
Durant notre lecture, et nous devînmes pâles;
Pourtant, un seul détail a suffi pour nous perdre.

     Arrivés à l'endroit où cette belle bouche
Était baisée enfin par cet illustre amant,
Celui-ci, dont plus rien ne peut me séparer,

     Vint cueillir en tremblant un baiser sur mes lèvres.
Le livre et son auteur furent mon Galehaut;
Et pour cette fois-là la lecture a pris fin. »

     Pendant qu'un des esprits me racontait cela,
L'autre pleurait si fort que, mû par la pitié,
Je défaillis moi-même et me sentis mourir,

     Et finis par tomber comme tombe un cadavre.



CHANT VI
 

     Recouvrant mes esprits, après la défaillance
qui me vint par pitié pour ces deux amoureux
et qui me fit sombrer dans leur même douleur,

     je vis autour de moi beaucoup d'autres tourments
et d'autres tourmentés, s'étendant aussi loin
que je pouvais tourner les yeux et regarder.

     Je me trouvais alors dans le troisième cercle,
châtié par la pluie éternelle et glacée
qui ne cesse jamais de tomber en ce lieu.

     La grosse grêle et l'eau qui se mêle à la neige
retombent sans répit dans l'air chargé de noir,
transformant en marais la terre empuantie.

     Cerbère guette là, bête étrange et cruelle,
aboyant comme un chien de son triple gosier
contre les gens plongés dans les eaux de là-bas.

     Il a des yeux de braise et le menton poisseux,
un énorme poitrail et des pattes griffues
dont il bat les esprits, les lacère et écorche.

     Comme des animaux ils hurlent sous la pluie;
les malheureux gourmands se couvrent de leurs corps
et, pour se protéger, se retournent souvent.

     Dès qu'il nous aperçut, le grand dragon Cerbère
ouvrit sa triple gueule et nous fit voir ses crocs,
tandis qu'un long frisson parcourait tout son corps.

     Mon guide cependant étendit ses deux mains,
ramassa de la terre et par pleines poignées
il s'en fut la jeter dans ces gueules béantes.

     Comme le chien enrage en voyant le manger,
et s'apaise aussitôt qu'il mord à la pâture
et ne regarde qu'elle, abandonnant le reste,

     S'apaisèrent soudain les trois hideuses têtes
de Cerbère, démon qui fait si peur aux âmes,
qu'elles auraient aimé cent fois mieux être sourdes.

     Nous marchions au milieu des ombres que fustige
cette pluie accablante, et nous mettions nos pieds
sur leur vaine apparence où l'on croit voir des corps.

     Elles gisaient au sol, les unes sur les autres;
l'une d'elles pourtant se leva promptement,
lorsqu'elle nous eut vus arriver auprès d'elle.

     « Ô toi que l'on conduit à travers cet Enfer,
reconnais-moi, dit-elle, si cela t'est possible:
je n'étais pas défait quand tu fus fait toi-même. »

     Moi, je lui répondis: « Sans doute ton tourment
a si bien effacé tes traits de ma mémoire,
qu'il me semble te voir pour la première fois.

     Dis-moi ton nom, pourtant, toi que l'on fait souffrir
dans ce séjour du mal, parmi de tels supplices
que, s'il en est de pire, aucun n'est plus affreux. »

     « Ta ville, me dit-il, où le poison d'envie
a pénétré si loin que le sac en déborde,
m'avait eu dans son sein pendant la douce vie.

     Pour tes concitoyens je m'appelais Ciacco;
je vice de la gueule est l'erreur pour laquelle
je m'amenuise ainsi sous cette horrible pluie.

     Je ne suis pas le seul que l'on tourmente ainsi;
les autres que tu vois souffrent la même peine
pour le même péché. » Ce fut tout ce qu'il dit.

     Et je lui répondis: « Ô Ciacco, ta détresse
me chagrine si fort qu'elle me fait pleurer.
Mais dis-moi, si tu sais, que deviendra plus tard

     la ville divisée, avec ses citoyens?
Ne peut-on y trouver aucun juste? et pourquoi
une telle discorde y fait-elle séjour? »

     Il répondit alors: « Après de longues rixes
ils répandront leur sang, et le parti sauvage
l'emportera sur l'autre, avec de lourdes pertes.

     Ils finiront pourtant par tomber à leur tour;
les autres monteront au bout de trois années,
grâce à l'appui d'un tel qui les trompe à présent.

     Ces derniers garderont longtemps les bonnes places,
et ils opprimeront le parti des contraires,
bien que leur ennemi s'en plaigne et s'en révolte.

     Ils ont deux justes, oui: mais qui donc les écoute?
L'orgueil et l'avarice, aussi bien que l'envie,
sont les trois seuls brandons où s'allument les cœurs. »

     Il mit ensuite un terme à son affreux discours;
mais je lui dis: « Il faut m'en dire davantage;
fais-moi la grâce encor de ne pas t'arrêter!

     L'honnête Tegghiajo, le bon Farinata
et Arrigo, Mosca, Jacques Rusticucci,
tous ceux qu'on a connus par leurs nombreux bienfaits,

     où sont-ils maintenant? Fais-les-moi donc connaître,
puisque aussi bien j'éprouve un grand désir d'apprendre
si le Ciel les régale ou si l'Enfer les cuit. »

     « Ils sont mêlés, dit-il, aux âmes les plus noires;
des crimes différents les ont conduits au fond,
et tu pourras les voir, si tu vas jusqu'en bas.

     Mais quand tu reviendras à la douce lumière,
rafraîchis ma mémoire au monde des vivants.
J'ai fini de parler et ne te réponds plus. »

     Ses yeux, fixés sur moi, se troublèrent soudain
et, le regard hagard, il alla s'enfoncer,
la tête la première, en cette mer d'aveugles.

     Et mon guide me dit: « Il ne s'éveillera
que lorsque sonnera la trompette angélique,
ouvrant le tribunal du puissant justicier:

     chacun retrouvera sa triste sépulture,
et chacun reprendra sa chair et sa figure,
pour ouïr des décrets le tonnerre éternel. »

     Nous avons traversé cet horrible mélange
fait d'ombres et d'averse, en marchant à pas lents
et nous entretenant de la vie à venir.

     Et je lui demandai: « Maître, tous ces tourments
seront-ils donc accrus, ou tels qu'ils sont ici,
lors du grand jugement, ou bien seront-ils moindres? »

     Il répondit: « Retourne aux textes du savoir,
qui te diront que, plus une chose est parfaite,
mieux elle sent le bien, donc la douleur aussi.

     Et, bien que dans ce cas la triste gent maudite
ne puisse pas atteindre à la perfection,
elle en sera plus près alors que maintenant. »

     Nous prîmes un chemin qui fait le tour complet,
parlant d'autres sujets que je préfère taire,
pour arriver enfin au point où l'on descend

     et où guettait Pluton, le sinistre ennemi.



CHANT VII
 

     « Pape satan pape satan aleppe »,
cria vers nous Pluton d'une voix éraillée;
et le sage courtois, à qui rien n'échappait,

     dit, pour m'encourager: « N'en sois pas effrayé,
car, pour grand que puisse être ici-bas son pouvoir,
il ne peut t'empêcher de descendre ces bords. »

     Puis il se retourna vers la gueule bouffie
et il lui répondit: « Ô loup maudit, tais-toi,
ou ronge-toi toi-même avec ta propre rage!

     Ce n'est pas sans raison qu'il descend dans ce gouffre:
on le veut à l'endroit où l'archange Michel
a bien su se venger de l'orgueilleux troupeau. »

     Comme un voile que gonfle et que soutient le vent
tombe confusément lorsque le mât se brise,
cette bête maudite alors tomba par terre.

     Nous pûmes donc descendre dans la quatrième fosse
et pénétrer plus loin dans l'horrible vallon
regorgeant comme un sac de tous les maux du monde

     Qui peut amonceler, ô divine justice,
tant de nouveaux tourments et peines que j'ai vus?
Et pourquoi notre erreur coûte-t-elle si cher?

     Comme la vague monte à Charybde sans cesse,
brisant tour à tour, se heurtant aux suivantes,
telle la gent d'ici se mêle et s'entrecroise.

     J'ai vu là plus de gens que nulle part ailleurs,
hurlant terriblement, divisés en deux bandes
et poussant devant eux des fardeaux inouïs.

     À la fin de leur course ils se heurtaient entre eux,
reprenant aussitôt leur pénible travail;
les uns criaient: « Radin! » les autres: « Gaspilleur! »

     Ils tournaient tous en rond dans leur cercle lugubre,
allant des deux côtés vers des points opposés,
et s'offensaient toujours avec les mêmes mots.

     Chacun, après leur choc, faisait un demi-tour,
à l'autre bout duquel régnaient d'autres mêlées.
Et moi, sentant déjà mon cœur qui se serrait,

     je me tournai pour dire: « Ô maître, explique-moi
qui sont ces hommes-là? Furent-ils tous des clercs,
ces nombreux tonsurés que je vois à la gauche? »

     Il répondit alors: « Tous ceux que tu vois là
eurent, de leur vivant, l'esprit trop mal tourné
et n'ont jamais voulu mesurer leur dépense.

     D'ailleurs, leur cri le dit assez distinctement,
lorsqu'ils arrivent tous aux deux endroits du cercle
où des torts différents les font s'entrechoquer.

     Et ceux qui sur leurs chefs n'ont pas tous leurs cheveux
furent clercs, cardinaux, ou bien même des papes,
dont souvent l'avarice outrepasse les bornes. »

     « Ô maître, dis-je alors, parmi toutes ces ombres
sans doute je pourrais reconnaître quelqu'un
de ceux qui sont tombés dans cette triste erreur. »

     Mais il me répondit: « Ton espérance est vaine,
puisque leur vie ignoble, en les rendant opaques
aux rayons du savoir, les rend obscurs ici.

     Ils iront se heurter jusqu'à la fin des siècles,
et les uns surgiront un jour de leur sépulcre
avec le poing fermé, les autres sans cheveux.

     Le donner et garder mal entendus les privent
de l'espoir du salut, les mettant aux tourments
que tu peux voir d'ici, sans que je te les dise.

     Regarde donc, mon fils, et vois la brève farce
de ces biens qui, commis aux jeux de la Fortune,
sont recherchés par vous avec tant d'âpreté,

     puisque tout l'or trouvé sous la lune, et celui
que l'on n'a pas trouvé, ne sauraient assurer
le repos de l'un seul de ces esprits perdus. »

     « Maître, lui dis-je encore, un seul détail de plus:
quelle est cette Fortune à qui tu te réfères
et qui dispose ainsi de tous les biens du monde? »

     Il s'en montra surpris: « Ô créatures folles,
combien votre ignorance offusque votre esprit!
Goutte à goutte, voici le lait de ma doctrine:

     Celui dont le savoir dépasse toute chose
donna les cieux en garde à quelqu'un qui les guide,
pour qu'ils brillent partout dans toutes leurs parties

     et pour que de leurs feux soit égal le partage.
Les richesses du monde ont eu le même sort,
car il mit à leur garde une grande puissance,

     qui fait que tous les biens passent en temps voulu
de l'un aux mains de l'autre, ou bien de race en race,
sans jamais prendre garde aux projets des mortels.

     C'est ainsi que l'un règne et que l'autre végète,
suivant le bon plaisir de cette seule force
qui se cache partout, comme un serpent dans l'herbe.

     Votre savoir ne peut lui faire résistance,
car elle ordonne, juge, exécute chez elle
comme le font chez eux d'autres pouvoirs célestes.

     Ses transmutations ne finissent jamais;
le dur besoin l'oblige à toujours se presser,
ce qui rend si fréquents ses hauts comme ses bas.

     C'est elle que, souvent, choisissent pour victime
ceux qui, devant plutôt entonner ses louanges,
préfèrent l'accuser et décrier à tort.

     Mais elle n'entend rien, ou n'en fait aucun cas,
créature première en tout semblable aux autres,
et sans que rien l'émeuve elle roule sa sphère.

     Mais passons maintenant à de plus grands tourments!
Les astres qu'au départ nous avons vus monter
sont en train de descendre, et il faut nous presser. »

     Nous coupâmes le cercle, allant vers l'autre bord,
près de l'endroit où sourd bouillonnante une source
dont l'eau dévale et forme un torrent écumant.

     Son onde paraissait plus noire que le noir;
et c'est par ce ravin, suivant son cours morose,
que nous sommes entrés dans un nouveau chemin.

     Plus bas est un marais qu'on appelle le Styx
et qu'alimente l'eau de ce triste ruisseau,
quand celui-ci rejoint les campagnes maudites.

     Moi, qui dardais mes yeux pour mieux le regarder,
je vis dans ce bourbier plonger des hommes nus,
recouverts par la fange et bouillant de courroux.

     Ils échangeaient des coups, non seulement des mains,
mais aussi de la tête et des pieds et du corps,
mordant à belles dents et s'entre-déchirant.

     Le bon maître me dit: « Regarde-les, mon fils,
ceux qui se sont laissé vaincre par la colère!
Et il convient d'ailleurs que tu te rendes compte

     que d'autres sont cachés, sous l'eau, dont les soupirs
font partout bouillonner la surface du lac,
selon ce que tu peux observer par toi-même.

     Dans leur bourbe on entend: « Nous fûmes mécontents
là-haut, dans le doux air qu'échauffe le soleil,
dans un sommeil fumeux grisés par l'indolence:

     nous pleurons maintenant dans cet obscur bourbier! »
Dans leur gosier noyé voilà ce qu'ils gargouillent,
car ils ne sauraient pas le dire clairement. »

     Nous fîmes tout le tour de cette mare immonde,
tournant entre l'escarpe et la terre moisie
et regardant toujours les avaleurs de fange,

     pour arriver enfin jusqu'au pied d'une tour.



CHANT VIII
 

     Reprenant mon récit, je dis que dès avant
d'arriver sous le mur de cette haute tour,
tout à coup mon regard, qui montait vers son faîte,

     y vit deux lumignons qu'on venait d'y placer
et un autre plus loin, qui semblait lui répondre,
si loin, que je pouvais l'apercevoir à peine.

     Alors je me tournai vers la mer de sagesse
et je dis: « Qu'est ceci? Qu'est-ce qu'elle répond,
la flamme de là-bas? Qui l'a donc allumée? »

     Il répondit: « Déjà sur les ondes crasseuses
tu peux apercevoir celui que l'on attend,
si tu perces des yeux la brume du marais. »

     Jamais sans doute un arc n'a décoché la flèche
plus vite et plus légère à travers les espaces,
que la petite nef que j'aperçus alors

     s'avancer droit vers nous, sur l'eau du marécage;
et un seul nautonier tenait le gouvernail,
qui criait: « Je te tiens enfin, esprit félon! »

     « Phlégias, Phlégias, c'est en vain que tu cries
en cette occasion, répondit mon seigneur,
car tu ne nous tiendras que le temps de passer. »

     Alors, comme celui qui s'aperçoit trop tard
qu'on vient de le jouer et s'en afflige en vain,
tel devint Phlégias, dévoré par sa rage.

     Mon guide cependant descendit dans la barque
et m'y fit une place où je vins aussitôt;
et ce ne fut qu'alors qu'elle parut chargée:

     dès que mon guide et moi nous montâmes à bord,
soudain l'antique esquif fendit et déplaça
plus d'eau que jusqu'alors il n'a jamais chassé.

     Pendant que ce vaisseau glissait sur l'onde morte,
un damné se dressa près de moi, plein de fange,
disant: « Qui donc es-tu, toi qui viens avant l'heure? »

     Je répondis: « Je viens, mais du moins je repars.
Mais toi, qui donc es-tu, pour être si crasseux? »
« Tu vois, dit-il: je suis un des esprits qui pleurent. »

     « Reste donc, répondis-je alors, avec tes pleurs
et tes gémissements, âme à jamais maudite,
car je te connais bien, malgré ta saleté! »

     Il voulut tendre alors ses deux mains vers la nef;
mais le maître avisé le repoussait au loin,
en lui disant: « Va-t'en avec les autres chiens!

     Ensuite il m'entoura le cou de ses deux bras
et dit en me baisant au visage: « Âme altière,
qu'à jamais soit béni le sein qui t'a porté!

     Celui-là fut jadis bouffi par tant d'orgueil,
que nulle œuvre ne pare aujourd'hui sa mémoire;
et la justice veut qu'ici son ombre enrage.

     Combien sont-ils là-haut, vivant comme des princes,
qui deviendront un jour des porcs dans le bourbier,
laissant pour souvenir un horrible mépris! »

     Moi: « Je serais bien aise, ô maître, de le voir
obligé de plonger dans cette saleté,
avant d'avoir, les deux, fini la traversée. »

     Et il me répondit: « Avant d'avoir atteint
l'autre rive, ton vœu sera réalité,
car ton juste désir s'accomplira bientôt. »

     Quelques instants plus tard, je vis ceux de la boue
prendre de cet esprit une telle vengeance,
que je ne cesse pas d'en remercier Dieu.

     Ils s'écriaient tous: « Sus à Philippe Argenti! »
Et l'esprit iracond du Florentin tournait,
de colère, ses dents contre sa propre chair.

     Nous le laissâmes là; je n'en parlerai plus,
car de plus tristes sons frappèrent mon oreille
et me firent darder mon regard en avant.

     Mon bon maître me dit: « Mon enfant, désormais
tu verras de plus près Dite, la grande ville,
et de ses citoyens l'immense et triste foule. »

     Et moi: « Maître, il me semble apercevoir déjà
au fond de ce vallon clairement ses mosquées,
si rouges, qu'on dirait qu'elles sortent du feu. »

     Alors il m'expliqua: « C'est l'éternel brasier
Qui, brûlant au-dedans, les fait paraître telles
que tu les aperçois au bout de ces bas-fonds. »

     Nous parvînmes enfin au fond des grands fossés
qui gardent de partout la ville inconsolée,
au pied des murs pareils aux blocs de fer forgé.

     Et, non sans avoir fait un assez long détour,
nous vînmes à l'endroit où l'horrible nocher
nous cria: « Descendez! C'est par ici qu'on entre! »

     Sur les portes je vis plus d'un millier d'esprits
précipités du Ciel, disant avec mépris:
« Qui donc est celui-ci, qui, sans mourir lui-même,

     au royaume des morts entre comme chez lui? »
Mais mon sage docteur leur montra par des signes
qu'il leur ferait savoir certaine chose à part.

     Ils réprimèrent donc un peu leur grand dépit
et dirent: « Viens toi seul, et que l'autre s'en aille,
puisqu'il eut le toupet d'entrer dans nos contrées.

     Qu'il refasse tout seul son voyage insensé!
Qu'il retourne, s'il peut! car tu restes ici,
toi, qui nous l'amenas dans nos noires provinces! »

     Considère, lecteur, si je sentais le cœur
me défaillir, au son de ce maudit discours,
car je pensais vraiment ne jamais revenir.

     « Ô mon cher guide, dis-je, ô toi, qui par sept fois
m'as rendu le courage et m'as toujours tiré
des plus graves périls dressés à mon encontre,

     ne m'abandonne pas dans cette inquiétude!
Et, s'il n'est pas permis de dépasser ce point,
revenons tous les deux promptement sur nos traces!

     Mais le sage seigneur qui me guidait me dit:
« Courage! on ne saurait nous arrêter ici:
le pouvoir est plus grand, de celui qui nous mène.

     Attends-moi donc ici; ranime en attendant
et nourris ton esprit de la douce espérance:
je ne te laisse pas au monde souterrain. »

     C'est ainsi que s'en fut le père bien-aimé,
en m'abandonnant là, tout seul avec mes craintes
dont les non et les oui se heurtaient dans ma tête.

     Je n'ai rien entendu de ce qu'il leur disait;
mais il n'eut que le temps de placer quelques mots,
qu'ils se sauvèrent tous derrière leurs murailles.

     Ces ennemis de l'homme ayant fermé la porte
au nez de mon seigneur, qui demeurait dehors,
il s'en revint ensuite assez penaud vers moi.

     Il me semblait soudain triste et découragé;
il murmurait tout bas, avec les yeux baissés:
« M'interdire l'accès de l'horrible cité! »

     Mais il dit, se tournant vers moi: « Si je m'altère,
toi, ne redoute rien! Nous en viendrons à bout,
quiconque soit celui qui nous veut résister.

     Oui, cette outrecuidance ici n'est pas nouvelle:
jadis ils l'ont usée aux portes moins secrètes
qui, depuis ce jour-là, perdirent leur serrure.

     C'est celle où tu lisais tantôt les lettres noires;
mais tel est en deçà, qui descend à l'instant
et traverse déjà les cercles sans escorte,

     et tu verras s'ouvrir les portes de ce bourg. »



CHANT IX
 

     La couleur que la peur peignait sur mon visage,
au moment où je vis mon guide revenir,
eut l'effet d'effacer sa pâleur insolite.

     Il restait sans bouger, comme épiant un bruit,
nos yeux ne pouvant pas s'aventurer bien loin
à travers l'air obscur et le brouillard opaque.

     « Il nous faut à tout prix gagner cette bataille,
commença-t-il, sinon... pourtant on m'a promis...
je suis impatient de le voir arriver! »

     Je vis, à sa façon d'enchaîner sa pensée,
qu'il voulait corriger par les mots de la fin
l'effet bien différent des premières paroles.

     Mais, malgré tout cela, son discours m'effrayait,
car j'avais accordé des sens aux mots tronqués,
plus graves que celui qu'il voulait leur donner.

     Je dis: « Voit-on jamais descendre à ces bas-fonds
de la triste caverne, aucun du premier cercle,
dont le seul châtiment est de ne rien attendre? »

     Il répondit de suite à cette question:
« Il n'est pas très fréquent que quelqu'un d'entre nous
emprunte le chemin que j'ai suivi moi-même.

     « Il est vrai cependant que j'y vins autrefois,
obligé par les sorts d'Erichto la cruelle,
qui savait rappeler les esprits dans leurs corps.

     J'étais nouvellement dépouillé de ma chair,
alors qu'elle me fit entrer dans ces murailles,
pour enlever quelqu'un du cercle de Judas.

     C'est l'endroit le plus bas et le plus ténébreux
et le plus éloigné du Ciel qui comprend tout;
mais j'en sais le chemin et tu n'as rien à craindre.

     Ce marais, qui produit de si mauvais relents,
entoure de partout cette grande cité,
où nous ne pourrons plus pénétrer sans fracas. »

     Je ne me souviens plus de ses autres propos,
car je tenais alors l'attention fixée
sur le haut de la tour à la cime embrasée,

     où je vis tout à coup se dresser trois Furies,
engeance de l'Enfer, toutes teintes de sang,
ayant pourtant l'aspect et les membres de femmes.

     Elles ceignaient leurs flancs avec des hydres vertes;
des touffes de serpents, pour toute chevelure,
venaient s'entortiller sur leurs horribles tempes.

     Lui, qui reconnaissait déjà les domestiques
de la reine des pleurs et du deuil éternel,
il dit: « Regarde bien, ce sont les Érynnies.

     Mégère est celle-là, que tu vois à ta gauche;
celle qui se lamente à droite est Alecto;
Ctésiphone au milieu. » Là-dessus il se tut.

     Elles fendaient leur sein de leurs griffes pointues,
se frappant de leurs mains avec des cris perçants
qui me firent coller de peur à mon poète.

     « Apportez la Méduse! On le laissera raide!
criaient-elles ensemble, en regardant vers nous.
Ne faisons plus l'erreur qui servit à Thésée! »

     « Détourne ton regard et tourne ton visage,
puisque, si l'on te fait regarder la Gorgone,
tu peux perdre l'espoir de retourner là-haut! »

     Ainsi parla mon maître. Il me tourna lui-même
et, sans se contenter de l'abri de mes mains,
il me ferma les yeux, de plus, avec les siennes.

     Vous tous, qui jouissez d'un esprit clair et sain,
réfléchissez quel est l'enseignement caché
sous le voile léger des vers mystérieux!

     Cependant, au-dessus des vagues ténébreuses
montait en s'approchant un terrible fracas
qui faisait retentir l'un et l'autre rivage.

     Il s'avançait vers nous ainsi qu'une tourmente
que soulèvent parfois des ardeurs opposées,
qui frappe la forêt et, sans que rien l'arrête,

     fait tomber bruyamment les branches qu'elle emporte,
formant dans la poussière un tourbillon immense,
et remplit de terreur la bête et le berger.

     Il découvrit mes yeux et me dit: « Maintenant
regarde devant toi, sur cette vieille écume,
où tu vois s'amasser plus épais le brouillard! »

     Or, comme la grenouille en voyant la couleuvre,
son ennemi, bondit rapidement dans l'eau,
cherchant de tous côtés l'endroit où se tapir,

     telles je vis alors mille âmes éperdues
s'enfuir devant quelqu'un qui glissait sur les ondes
et qui passait le Styx sans se mouiller les pieds.

     Pour chasser l'air épais qui couvrait son visage,
il semblait s'éventer souvent de sa main gauche,
et au sein des douleurs c'était son seul souci.

     Je compris que c'était un envoyé du Ciel,
et j'allais le nommer; mais le maître fit signe
que je devais me taire et montrer du respect.

     Ah! comme il me parut superbe, son courroux!
D'un seul coup de baguette il fit ouvrir la porte,
sans que personne osât lui faire résistance.

     « Vous, les bannis du Ciel, engeance méprisable,
prononça-t-il d'abord sur ce seuil repoussant,
d'où vient dans votre cœur pareille outrecuidance?

     Pourquoi vous rebeller contre la volonté
dont personne ne peut interrompre le cours
et qui plus d'une fois augmenta vos misères?

     À quoi sert de cosser contre votre destin?
Si ce n'est qu'un oubli, demandez à Cerbère,
puisqu'il en porte encor le goître tout pelé! »

     Ensuite il repartit sur le chemin infect,
sans jeter un regard sur nous, car il semblait,
au contraire, occupé par bien d'autres pensers

     que celui de savoir qui nous étions nous-mêmes.
Nous guidâmes alors nos pas vers la cité,
tout à fait rassurés par les saintes paroles.

     Nous entrâmes enfin, sans combat, sans encombre;
et moi, comme toujours, désireux de savoir
l'état et la raison de cette forteresse,

     je me mis, dès l'entrée, à scruter le paysage
et je vis tout autour une immense campagne
où semblaient habiter le deuil et les tourments.

     Comme là-bas, près d'Arles où le Rhône s'endort,
ou bien comme à Pola, tout près du Quarnaro,
qui finit l'Italie et baigne ses confins,

     on voit de vastes champs parsemés de tombeaux,
telle on voyait partout cette immense étendue,
bien que d'une façon mille fois plus horrible;

     car parmi les tombeaux des feux éparpillés
les chauffait jusqu'au point de les rendre si blancs,
que le fer ne l'est pas autant sur les enclumes.

     Les couvercles pourtant demeuraient relevés,
et l'on en entendait de si tristes soupirs,
que l'on comprenait bien leur deuil et leur misère.

     Alors je demandai: « Maître, qui sont ces gens
qui sont ensevelis dans ces coffres de pierre
et qu'on entend pousser de si cuisants soupirs. »

     « Ici, répondit-il, sont les hérésiarques,
avec leurs sectateurs de toutes les couleurs;
les tombeaux en sont pleins plus que tu ne peux croire.

     Les semblables sont là, mis avec les semblables
et leurs cercueils sont tous plus ou moins échauffés. »
Après cette réponse, il tourna vers la droite,

     passant entre le mur et le champ des supplices.



CHANT X
 

     Mon maître s'engagea dans un sentier étroit,
pris entre la muraille et les suppliciés,
pendant que je suivais dans l'ombre de ses pas.

     « Suprême sage, toi qui me fais parcourir
selon ton bon plaisir ce néfaste giron,
contente, dis-je alors, mon désir de savoir!

     Pourrait-on regarder les gens ensevelis
dans ces tombeaux? J'en vois les couvercles levés,
et personne n'est là, qui puisse l'interdire. »

     Il répondit alors: « Ils resteront ouverts
jusqu'au jour où viendront, retour de Josaphat,
les corps qu'ils ont jadis abandonnés là-haut.

     Regarde par ici: de ce côté se trouvent
les tombeaux d'Épicure et de tous ses disciples,
qui veulent que l'esprit finisse avec le corps.

     Quant à la question que tu viens de poser,
tu seras satisfait ici même et bientôt,
comme l'autre désir que tu ne veux pas dire. »

     « Bon guide, dis-je alors, je ne te cèle point
mon penser, si ce n'est afin de moins parler:
tu me l'as conseillé plus d'une fois toi-même. »

     Toscan qui sais parler un si courtois langage
et traverses, vivant, cet empire du feu,
arrête-toi, de grâce, à l'endroit où nous sommes,

     puisque j'ai vite fait de voir à ton discours
que tu dois être fils de la noble patrie
pour laquelle peut-être ai-je été trop sévère. »

     Une voix qui sortait de l'un des sarcophages
dit ces mots tout à coup; et ma peur fut si grande,
que je vins me coller de plus près à mon guide.

     Lui, pourtant, il me dit: « Retourne, que fais-tu?
Voici Farinata: tu vois comme il se dresse,
dépassant son tombeau de la tête et du buste! »

     Je m'enhardis assez pour regarder comment
sa poitrine et son front s'étaient soudain dressés,
comme pour mépriser de plus haut tout l'Enfer.

     Et la main bienveillante et prompte de mon guide
me poussait doucement vers lui, parmi les tombes,
pendant qu'il me disait: « Ne t'entretiens pas trop! »

     Sitôt que j'arrivai plus près de son sépulcre,
me toisant un instant, il finit par me dire,
non sans quelque dédain: « Quels étaient tes ancêtres?

     Moi, qui ne demandais que lui faire plaisir,
je lui dis promptement ce qu'il voulait savoir,
ce qui fit qu'à la fin il fronça le sourcil.

     « C'étaient, dit-il alors, des ennemis terribles
pour moi, pour ma maison et pour tout mon parti,
en sorte que j'ai dû les chasser par deux fois. »

     « Si tu les as chassés, ils sont bien revenus
et l'une et l'autre fois, lui répondis-je alors,
cependant que les tiens n'ont pas appris cet art. »

     À ces mots se dressa sous le même couvercle
un esprit découvert jusqu'au ras du menton
et qui devait rester sans doute agenouillé.

     Il scruta tout d'abord les alentours, voulant
s'assurer qu'avec moi personne ne venait,
et sitôt qu'il eut vu ses doutes dissipés,

     il me dit en pleurant: « Si tu pus pénétrer
dans nos noires prisons grâce à ton bel esprit,
où se trouve mon fils? pourquoi viens-tu sans lui? »

     « Je ne suis pas venu de moi-même, lui dis-je;
celui qui m'attend là m'a conduit jusqu'ici;
peut-être ton Guido ne l'aimait pas autant. »

     Son discours, en effet, ainsi que son supplice,
m'avait déjà rendu manifeste son nom,
et je sus lui répondre assez pertinemment.

     Il se dressa d'un coup, en s'écriant: « Comment?
Ne l'aimait pas? Alors, il n'est donc plus vivant?
Le doux éclat du jour ne baigne plus ses yeux? »

     Et comme il s'aperçut qu'avant de lui répondre
je m'étais arrêté, cherchant une réponse,
il tomba de son long et ne se montra plus.

     L'autre esprit généreux, pour lequel je venais
de m'arrêter tantôt, se tenait toujours là,
sans trembler, s'émouvoir ou changer de visage.

     Il dit, en reprenant le fil de nos propos:
« S'il est vrai que les miens n'ont pas appris cet art,
cela me peine plus que cette sépulture.

     Cependant, le flambeau de la dame qui règne
ici-bas brillera moins de cinquante fois,
que tu pourras savoir si cet art coûte cher.

     Et, puisses-tu sortir à la douce lumière,
explique-moi pourquoi ce peuple est si cruel
envers ceux de mon sang, dans les lois qu'il a faites? »

     Je répondis alors: « Le terrible massacre
qui fit jadis rougir les flots de l'Arbia
dans notre temple a mis ce genre d'oraisons. »

     Il me dit, en hochant la tête et soupirant:
« Je n'y fus pas le seul; et si, parmi tant d'autres,
j'étais là, malgré tout, ce n'est pas sans raison.

     Vous oubliez, pourtant, que je fus bien le seul,
lorsque l'on prétendait anéantir Florence,
à vouloir m'opposer, envers et contre tous. »

     « Par cette longue paix que je souhaite aux tiens,
lui demandai-je alors, ôte-moi de ce doute
qui ne me permet pas de juger librement.

     Car, si j'ai bien compris, je vois que vous pouvez
prévoir ce que le temps doit amener plus tard,
mais vous ne voyez pas ce qu'on fait aujourd'hui. »

     « Nous ne voyons, dit-il, tout comme les vieillards
que les objets qui sont plus éloignés de nous:
c'est là tout l'horizon que le Ciel nous concède.

     Nous ne pouvons pas voir les objets rapprochés
ou présents, et il faut que quelqu'un nous les dise,
sans quoi nous ignorons ce qui se passe au monde.

     Pourtant, tu comprends bien que de notre science
il ne va rien rester, à partir du moment
où de tout le futur se fermeront les portes. »

     Plein de contrition pour la faute commise
je dis alors: « Explique à celui qui tomba
que son fils est toujours au nombre des vivants;

     et si je me taisais, au lieu de lui répondre,
dis-lui bien que c'était à cause de l'erreur
où j'étais, et qu'enfin tu viens de dissiper. »

     Mais mon maître déjà m'appelait par des signes,
et je dus me presser de demander à l'âme
quels étaient les esprits qui l'entouraient là-bas.

     Il répondit: « J'y reste avec bien plus de mille:
le second Frédéric se trouve là-dedans,
avec le cardinal; des autres peu me chaut. »

     Il se laissa tomber, et je me dirigeai
vers le poète ancien, en pensant à ses mots,
où je croyais trouver l'annonce d'un malheur.

     Il partit le premier et, tout en cheminant,
mon maître dit: « Pourquoi ce découragement? »
Et moi, je contentai sa curiosité.

     Alors ce sage dit: « Conserve en ta mémoire
la menace du mal que l'on t'a révélé;
et maintenant écoute (et il leva le doigt):

     quand tu seras enfin devant le doux regard
de celle dont les yeux découvrent toutes choses,
elle t'enseignera de tes jours le voyage. »

     Puis il prit un chemin qui descendait à gauche;
nous laissâmes le mur et passâmes au centre,
par un sentier qui tombe et débouche au vallon

     dont montait jusqu'à nous l'immense puanteur.



CHANT XI
 

     Ayant gagné le bord d'une haute falaise,
où les éboulements des rochers font un cercle,
nous fûmes au-dessus d'un pays plus maudit.

     Là, pour fuir l'excessive, l'horrible puanteur
qui s'élève du fond de ce profond abîme,
nous cherchâmes l'abri qu'offrait un sarcophage

     portant sur le dessus l'inscription suivante:
« Je garde en ma prison Anastase le pape,
que Photin fit marcher sur de mauvais chemins. »

     « Il nous faudra d'abord descendre doucement,
pour laisser que tes sens s'accoutument un peu
à cette odeur; plus tard, nous n'en tiendrons plus compte.

     Ainsi disait le maître. « En attendant, lui dis-je,
pour employer le temps, trouve autre chose à faire. »
« J'y pensais justement, répondit-il de suite.

     Au centre, me dit-il, de tout cet éboulis,
de plus en plus petits, tu trouveras trois cercles,
étages et pareils à ceux qu'on vient de voir.

     Ils sont tous habités par des âmes maudites;
mais pour qu'en arrivant tu comprennes plus vite,
apprends dès maintenant comment les distinguer.

     Tous les maux qui se font détester dans le Ciel
ont pour but une offense, et ce but d'ordinaire
afflige le Prochain par la force ou la fraude.

     La dernière, la fraude, est un mal propre à l'homme,
donc plus désagréable au Ciel; et c'est pourquoi
les traîtres sont placés plus bas, et plus punis.

     Les violents sont mis au premier des trois cercles;
comme la violence a trois buts différents,
il est sous-divisé lui-même en trois girons.

     On peut offenser Dieu, soi-même et le prochain;
l'offense peut toucher les biens ou la personne,
comme tu le comprends par raison évidente,

     puisqu'on peut infliger une mort violente
au prochain, le blesser, le voler, lui causer
des pertes, la ruine ou bien quelque incendie;

     et tous les assassins, agresseurs, homicides,
voleurs et destructeurs, reçoivent leurs tourments,
par ordre des méfaits, dans le premier giron.

     On peut lever aussi la main contre soi-même
ou contre sa fortune; et le second giron
oblige en conséquence à de vains repentirs

     celui qui met lui-même une fin à ses jours,
qui brelande et dissipe et détruit ses richesses,
pleurant quand il avait de quoi se réjouir.

     Quant à la violence à la divinité,
on la fait reniant du cœur et de la bouche
ou par l'oubli du bien et des lois de nature;

     et c'est pour ce motif que le petit giron
scelle du même sceau Sodome avec Cahors
et ceux qu'on voit crier tout leur mépris au Ciel.

     La fraude, qui s'attaque à toute conscience,
peut s'employer, ou bien contre ceux qui se fient,
ou contre ceux qui sont méfiants jusqu'au bout.

     Le second de ces cas ne semble violer
que les liens d'amour formés par la nature:
c'est pour cette raison qu'au deuxième des cercles

     se nichent les flatteurs avec les hypocrites,
charlatans et trompeurs, voleurs, simoniaques,
entremetteurs, escrocs, avec leur sale engeance.

     Mais de l'autre manière on oublie à la fois
cet amour du prochain, et celui qui s'ajoute
et fait le fondement des accords mutuels:

     c'est pour cette raison qu'au plus petit des cercles,
juste au milieu du monde, où Dite a son séjour,
on punit à jamais toutes les trahisons. »

     Je dis: « Maître, je vois que ton discours est clair,
et grâce à lui je pense avoir très bien saisi
le sens de cet abîme et de ses occupants.

     Explique-moi pourtant: ceux du marais de boue,
ceux qu'emporte le vent et que la pluie afflige
et ceux qui, se heurtant, se disent des affronts,

     pourquoi ne sont-ils pas punis comme ceux-ci,
dans la cité de feu, puisque Dieu les abhorre?
ou, s'il ne les hait pas, pourquoi sont-ils punis? »

     Il répondit alors: « Je crois que ton esprit
divague encore plus qu'il ne fait d'habitude;
ou, sinon, rêve-t-il à quelque autre sujet?

     As-tu donc oublié les mots dont se servait
ton manuel d'Éthique, en te représentant
les trois penchants que Dieu ne veut pas dans les hommes,

     qui sont incontinence et malice et coupable
brutalité? et puis, que c'est l'incontinence
qui déplaît moins au Ciel et paraît moins blâmable?

     Or, si tu regardais cette affirmation,
te rappelant aussi qui sont ceux qui là-bas
prennent leur châtiment au-delà de la porte,

     tu verrais la raison qui les fait séparer
des félons d'ici-bas, et pourquoi la justice
les fustige d'en haut avec moins de courroux. »

     « Lumière qui secours ma vue insuffisante,
tes explications sont un si grand plaisir,
que j'en aime mon doute autant que ton savoir.

     Mais revenons, lui dis-je, et reprenons plus haut,
où tu dis que l'usure offensait elle aussi
la divine bonté: dissipe-moi ce doute. »

     « Le philosophe prouve à celui qui comprend,
répondit-il alors, et dans plus d'un endroit,
que le commencement premier de la nature

     est dans l'intelligence et dans l'œuvre de Dieu.
D'autre part, si tu lis plus à fond ta Physique,
tu pourras y trouver, presque sur le début,

     que votre art reproduit tant qu'il peut la nature,
comme un disciple imite et suit les pas du maître,
en sorte que votre art est petit-fils de Dieu.

     Et si tu sais comment la Genèse commence,
c'est par ces deux moyens que tous les hommes doivent
chercher leur nourriture et se faire un chemin.

     Cependant l'usurier, qui poursuit d'autres buts,
méprise la nature en même temps que l'art,
du fait qu'il place ailleurs tout son espoir du gain.

     Et maintenant, suis-moi, nous devons repartir.
Regarde, à l'horizon frétillent les Poissons;
déjà l'Ourse se couche au-dessus du Ponant,

     et, pour pouvoir descendre, il faut aller plus loin. »



CHANT XII
 

     L'endroit que nous cherchions pour descendre la côte
était, grâce à celui qui surveillait l'entrée,
si hideux, qu'il vaut mieux ne jamais l'avoir vu.

     Comme l'éboulement qui, du côté de Trente,
s'est jadis effondré dans le lit de l'Adige,
soit par l'effet des eaux ou de quelque secousse,

     en sorte qu'en partant du haut de la montagne
les rochers disloqués s'étalent jusqu'en bas,
ménageant un passage à travers leur ruine,

     ainsi l'on descendait vers le fond de ce gouffre;
et sur le bord pointu de la roche effondrée
on voyait affalé le déshonneur de Crète

     qui fut jadis conçu dans une fausse vache.
Aussitôt qu'il nous vit, il mordit dans ses mains,
comme ceux qu'au-dedans dévore la colère.

     Mon sage guide alors lui cria: « Par hasard
crois-tu que c'est toujours le même duc d'Athènes
qui là-haut, dans le monde, a mis fin à tes jours?

     Retire-toi de là! Celui-ci ne vient pas,
comme l'autre, jadis, renseigné par ta sœur,
mais seulement pour voir et connaître vos peines. »

     Comme enrage un taureau qui brise ses attaches,
à l'instant où l'atteint le coup dont il mourra
et, sans pouvoir courir, se trémousse et bondit,

     je voyais faire ainsi des bonds au Minotaure;
et l'autre me cria prestement: « Passe vite!
Il faut te faufiler, profitant de sa rage! »

     Je descendis alors dans le ravin rempli
de cailloux qui souvent se déplaçaient sous moi,
étonnés de sentir passer ce poids nouveau.

     Je marchais en silence; et il me dit: « Tu penses
sans doute à cet endroit, gardé par la fureur
du monstre que je viens d'obliger à se taire?

     Il te faut donc savoir que la dernière fois
où je passai par là, vers le bas de l'Enfer,
la brèche de ce roc était encor fermée.

     Mais, si je me souviens, c'était un peu plus tard
que devait arriver Celui qui prit à Dite
tout l'énorme butin du premier de ces cercles.

     L'immense abîme alors trembla sur ses assises,
de toutes parts, si fort que je crus que le monde
ressentait cet amour qui, selon ce qu'on dit,

     changea plus d'une fois l'univers en chaos:
ce fut sans doute alors que cette vieille roche
s'est effondrée, ici comme dans d'autres points.

     Regarde maintenant en bas: nous approchons
du fleuve aux flots de sang où sont punis tous ceux
qui contre leur prochain usent de violence. »

     Aveugle convoitise et toi, coupable rage
qui nous piques si fort pendant nos brèves vies,
combien tu coûtes cher dans la vie éternelle!

     Je vis un grand fossé, comme un arc rebondi
qui semble dessiner un cercle tout entier,
comme venait d'ailleurs de l'expliquer mon guide.

     Je vis entre la fosse et le pied de la côte
des centaures trotter, armés d'arcs et de flèches,
tels qu'ils allaient chasser lorsqu'ils étaient au monde.

     En nous voyant descendre, ils restèrent sur place,
et bientôt trois d'entre eux sortirent de leurs rangs,
en préparant déjà leurs cordes et leurs arcs.

     L'un d'eux cria de loin vers nous: « À quel supplice
venez-vous ici, vous, qui descendez la côte?
Répondez sans bouger, sinon, je vais tirer! »

     Mon maître répondit: « Nous allons rendre compte
de tout ce qu'il faudra, quand nous verrons Chiron.
Je vois que ta colère est loin de s'émousser. »

     Puis il me fit du coude en disant: « C'est Nessus,
que fit mourir d'amour la belle Déjanire,
et qui sut, malgré tout, venger tout seul sa mort.

     Et l'autre qui contemple, au milieu, son poitrail,
est l'illustre Chiron, le professeur d'Achille;
le troisième est Pholus, connu par ses colères.

     Ils s'en vont par milliers autour de ce fossé
et criblent de leurs traits les âmes qui se lèvent
du sang, un peu plus haut qu'il ne sied à leur crime. »

     Nous parvînmes auprès de ces rapides bêtes.
Chiron prit une flèche, et avec son encoche
qui lui servait de peigne, il se grattait la barbe;

     Puis, ayant mis enfin à nu l'énorme bouche,
il dit aux compagnons: « Avez-vous remarqué
que le dernier des deux fait bouger ce qu'il touche?

     Les pieds des morts font-ils autant de bruit que lui? »
Mais mon guide arrivait tout près de leurs poitrails,
où leur double nature est confondue, et dit:

     « C'est un homme vivant, en effet; et il faut
que je le guide, seul, dans la sombre vallée:
nécessité l'oblige, et non pas son plaisir.

     Quelqu'un interrompit l'alléluia d'en haut
pour venir me commettre à cet étrange office;
et nous ne sommes pas voleurs, ni lui ni moi.

     Au nom de ce pouvoir qui m'oblige à porter
mes pas sur d'aussi durs et sauvages sentiers,
donne-nous l'un des tiens, qui nous puisse conduire,

     qui nous montre l'endroit où l'on franchit le gué,
et qui puisse emporter celui-ci sur sa croupe,
car il n'est pas esprit, pour voler dans les airs. »

     À ce discours, Chiron se tourna sur sa droite
pour parler à Nessus: « Va les accompagner;
si quelqu'un vous rencontre, empêche-le de nuire! »

     Nous partîmes, suivis de la fidèle escorte,
et longeâmes le bord de ce bouillon vermeil
où cuisaient les esprits, poussant des cris affreux.

     De leur nombre, certains plongeaient jusqu'au sourcil,
et le centaure dit: « Ce sont de vils tyrans,
Qui n'ont jamais eu soif que de sang et conquêtes.

     C'est ici qu'on punit leurs trop sanglants méfaits;
regardez Alexandre et le cruel Denis
que la Sicile avait si longuement souffert.

     Cette crinière noire où se cache une tête
est celle d'Ezzelin; et l'autre tête blonde
est celle d'Obizzon d'Esté, que mit à mort

     un enfant naturel indigne de ce nom. »
Comme je me tournais vers le poète, il dit:
« Qu'il soit premier ici, je lui cède la place! »

     À quelques pas de là s'arrêta le centaure,
près de quelques esprits qui, plongés jusqu'au cou,
semblaient vouloir sortir de ce bouillonnement.

     Dans un coin, à l'écart, il nous fit voir une ombre,
nous disant: « Celui-ci perça devant l'autel
le cœur que l'on vénère aux bords de la Tamise. »

     Bien d'autres, au-delà, sortaient des flots de sang,
dressant toute la tête, et d'autres tout le buste;
et quelques-uns d'entre eux n'étaient point inconnus.

     Le sang semblait pourtant décroître en profondeur,
s'abaissant jusqu'au point de ne cuire qu'aux pieds;
et c'est à cet endroit que nous l'avons franchi.

     « Tout comme tu le vois baisser de ce côté,
diminuant toujours ses ondes écumantes,
dit encor le centaure, il est bon de savoir

     que de l'autre côté sa profondeur augmente
et s'accroît toujours plus, jusqu'à ce qu'il arrive
à l'endroit où Dieu veut que les tyrans gémissent.

     C'est là que la justice à tout jamais punit
cet Attila qui fut le fléau de la terre
et Pyrrhus et Sextus, et fait jaillir sans cesse

     les larmes que produit ce même châtiment
à Renier de Comète et à Renier Pazzo,
qui troublèrent si fort la paix des grands chemins. »

     Puis, en se retournant, il nous passa le gué.



CHANT XIII
 

     Nessus n'eut pas le temps d'atteindre l'autre rive,
que déjà nous entrions dans un grand bois épais,
où l'on n'apercevait nulle trace de pas.

     Son feuillage semblait d'un vert plutôt noirâtre;
et ses rameaux rugueux et noueux et tordus
portaient, au lieu de fruits, des ronces vénéneuses.

     De Cécine à Comète, un animal sauvage
qui s'éloigne le plus des endroits habités
n'a pas, pour s'abriter, de plus épais fourré.

     C'est là que font leur nid les immondes Harpies
que les Troyens jadis chassèrent des Strophades,
quand les malheurs futurs perçaient dans les présages.

     Elles ont l'aile large, et le cou et la tête
humains, les pieds griffus et le ventre d'oiseau,
et poussent de grands cris sur ces arbres étranges.

     Le bon maître me dit: « Avant d'aller plus loin,
sache que nous entrons au deuxième giron
et (me dit-il encor) que nous y resterons

     jusqu'à mettre le pied sur les horribles sables.
Regarde, en attendant, et tu verras des choses
que tu ne croirais pas, si je te les disais. »

     On entendait monter de toutes parts des plaintes;
pourtant, je ne voyais personne autour de nous,
et j'arrêtai mes pas, assez déconcerté.

     Je crois qu'il avait cru que je croyais sans doute
que tant de tristes voix qui sortaient de ces troncs
venaient de quelques gens qui se cachaient de nous,

     car il finit par dire: « Il suffit de casser
une branche quelconque de n'importe quel arbre,
pour mieux te rendre compte à quel point tu te trompes. »

     Lors je tendis un bras pour en faire l'essai
et je pris un rameau d'un énorme sorbier.
« Pourquoi me fais-tu mal? » cria soudain le tronc.

     Je vis presque aussitôt couler un sang noirâtre
et il continuait: « Pourquoi me déchirer?
Ton cœur serait-il donc à ce point endurci?

     Nous fûmes des humains, qui sommes des chicots,
et ta main aurait dû se montrer plus clémente,
même si nous étions des âmes de serpents! »

     Comme un tison trop vert qui se met à brûler
par l'un de ses deux bouts, tandis que l'autre suinte,
sifflant et gémissant avec l'air qui s'enfuit,

     par la fente du bois tels jaillissaient ensemble
le sang avec les mots; et je laissai tomber
la branche de ma main, en reculant d'horreur.

     Mon sage guide alors lui dit: « Âme blessée,
s'il avait pu me croire avant de l'éprouver,
sur ce qu'il vient de voir, en lisant mon poème,

     il n'aurait pas porté sa main ainsi sur toi;
c'était pourtant si dur à croire, que j'ai dû
moi-même l'y pousser, ce dont je suis navré.

     Mais dis-lui qui tu fus, afin que, par manière
de réparation, il rappelle ton nom
au monde, car il a le droit d'y remonter. »

     « Tu me flattes, lui dit le tronc, par des discours
si doux, que je ne puis me taire; souffre donc
que je perde un instant à vous entretenir.

     Je suis celui qui tint autrefois les deux clefs
du cœur de Frédéric, l'ouvrant et le fermant;
et je le manœuvrais avec tant de douceur,

     que j'éloignais de lui toute autre confiance;
et je fus si fidèle au glorieux office,
que j'en avais perdu la paix et la santé.

     Mais l'infâme putain qui surveille sans cesse
le palais de César de son regard vénal,
la mort commune à tous et le vice des cours,

     finit par émouvoir contre moi tous les cœurs;
les émus à leur tour émurent l'empereur,
transformant en douleur mon bonheur insolent.

     Alors mon triste cœur, choisissant le dédain,
évita le dédain des autres par la mort
et fut, quoique innocent, coupable envers lui-même.

     Cependant, par ce tronc et ses racines neuves,
je jure que jamais je ne fus infidèle
à mon seigneur aimé, digne de toute gloire.

     Et si quelqu'un de vous doit retourner au monde,
qu'il défende là-haut ma mémoire, ternie
par les coups que l'envie a déchargés contre elle. »

     Le poète attendit un instant, puis il dit:
« Ne perdons pas de temps, puisqu'il vient de se taire:
vite, demande-lui ce que tu veux savoir! »

     Je répondis alors: « Fais-le pour moi, toi-même;
dis-lui ce que tu sais qui me ferait plaisir:
je ne saurais parler, tant la pitié m'étreint. »

     Il reprit aussitôt: « Cet homme accomplira
très ponctuellement ce que tu lui demandes,
esprit emprisonné; mais dis-nous cependant

     par quel moyen l'esprit se trouve rattaché
à sa souche noueuse, et dis-nous, si tu peux,
s'il s'en détache aucun de ses membres tordus. »

     Alors sortit du tronc un souffle qui devint
presque au même moment une voix qui disait:
« Je vais, en peu de mots, te donner la réponse.

     Lorsqu'une âme trop fière est enfin séparée;
du corps dont elle s'est elle-même arrachée,
Minos la précipite au septième des cercles.

     Elle tombe en ce bois, mais sans choisir sa place,
au point où le hasard l'a voulu projeter,
et finit par germer, pareille au grain d'épeautre.

     Un rejeton en sort, qui devient bientôt arbre;
et, en venant ronger ses feuilles, les Harpies
ouvrent un seul chemin à la peine et aux pleurs.

     Nous aussi, nous irons chercher notre dépouille,
mais sans qu'aucun de nous s'en puisse revêtir,
car on ne peut ravoir ce qu'on jette soi-même.

     Nous devons la traîner dans l'affreuse forêt;
ensuite, chaque corps sera pendu sur place,
au sorbier de l'esprit qui lui fut ennemi. »

     Nous restâmes encore attentifs à sa voix,
pensant qu'il n'avait pas fini de nous parler,
lorsque soudainement on entendit un bruit

     dont nous fûmes surpris, comme un chasseur qui sent
se rapprocher la meute avec le sanglier,
dans le fracas des chiens et le bruit des broussailles.

     Tout à coup deux esprits débouchèrent à gauche,
dévêtus, écorchés, et qui couraient si fort
que les rameaux cassés craquaient sur leur passage.

     Le premier s'écriait: « Viens vite, ô mort, arrive! »
Et l'autre, qui courait tant qu'il pouvait, lui dit:
« Il me semble, Lano, qu'au combat de Toppo

     tes pieds n'ont pas été plus légers qu'aujourd'hui! »
Et, sentant que le souffle allait lui défaillir,
il voulut se tapir à l'ombre d'un buisson.

     Je vis que derrière eux, partout, des chiennes noires
remplissaient la forêt et couraient affamées,
pareilles aux lévriers délivrés de leur laisse;

     et tombant sur celui qui s'était aplati,
mordant à belles dents, elles le dépecèrent
et s'en furent traînant ses membres lacérés.

     Alors mon compagnon me prit par une main,
me conduisant au pied du buisson, dont les plaies
saignaient par les rameaux, et qui pleurait en vain:

     « Jacques de Saint-André, dit-il en sanglotant,
à quoi te servit-il de chercher mon abri?
et quelle était ma part dans ta coupable vie? »

     Mon maître, s'arrêtant à quelques pas de lui,
lui dit: « Qui donc es-tu, toi, qui par tes blessures
répands avec ton sang de si tristes discours? »

     Le buisson répondit: « Âmes, vous arrivez
à temps pour contempler l'outrage immérité
qui fait se détacher mes feuilles de mon tronc.

     Ramassez-les au pied de cette triste souche!
Je naquis dans la ville où l'on aimait Baptiste
mieux que l'ancien patron, qui s'en est bien vengé

     en l'affligeant, depuis, des suites de son art;
et s'ils n'avaient pas eu sur le pont de l'Arno
un certain monument qui rappelle son nom,

     les citoyens qui l'ont autrefois rebâtie
sur les débris fumants qu'y laissait Attila,
se seraient vainement fatigués au travail.

     Et quant à moi, j'ai fait de ma maison gibet. »



CHANT XIV
 

     Le commun souvenir de notre lieu natal
fit que je ramassai les branches détachées
et les rendis au tronc qui venait de se taire.

     Nous passâmes ensuite aux confins où débouche
le deuxième giron, pour entrer au troisième,
où s'offrait aux regards une affreuse justice.

     Pour dire clairement des choses aussi neuves,
je dis que nous étions dans un désert de sable
dont le sol ne portait aucun brin de verdure.

     La forêt des douleurs l'entourait de partout,
tout comme le fossé contournait la forêt;
et nous, nous fîmes halte au bord de ce désert.

     Le sol en était fait d'un sable épais et sec,
tout à fait ressemblant à l'autre, qui jadis
avait été foulé par les pieds de Caton.

     Ô vengeance de Dieu, combien tu dois paraître
redoutable au lecteur qui peut imaginer
ce que j'ai vu là-bas avec mes propres yeux!

     Je vis de grands troupeaux d'esprits tout à fait nus,
qui se lamentaient tous bien misérablement
et paraissaient soumis à des lois différentes.

     Certains de ces esprits gisaient couchés par terre,
d'autres restaient assis, ramassés sur eux-mêmes,
et puis d'autres encor ne cessaient de marcher.

     Ceux qui rôdaient ainsi formaient le plus grand nombre;
et quoique les couchés fussent les moins nombreux,
leurs lamentations paraissaient les plus fortes.

     Sur cette mer de sable il pleuvait lentement
de grands flocons de feu qui tombaient sans arrêt,
comme les jours sans vent il neige à la montagne.

     Et tout comme Alexandre au chaud pays des Indes
vit tomber sur ses gens les flammes par ondées
qui ne s'éteignaient pas, même en touchant la terre,

     et se vit obligé de les faire fouler
aux pieds de ses soldats, pour mieux les étouffer
et éviter qu'en naisse un océan de feu,

     telle descend là-bas cette ardeur éternelle
où s'allume le sable comme au briquet la mèche,
et qui fait redoubler leurs cuisantes douleurs.

     Et l'on voyait toujours les misérables mains
se mettre en mouvement, pour écarter du corps
les brûlures nouvelles qui pleuvaient de partout.

     Je ne pus m'empêcher de demander: « Ô maître,
toi qui vaincs tout au monde, hormis les durs démons
qui vinrent devant nous pour nous fermer la porte,

     qui donc est celui-ci, qui si peu se soucie
du feu, qu'il reste là, dédaigneux et tordu,
si bien que l'on dirait qu'il ne sent même pas? »

     Cependant cet esprit semblait avoir compris
que c'était bien de lui que je parlais au guide,
car il dit: « Je suis mort tel que j'étais vivant.

     Que Jupiter harasse encor son forgeron
à qui, dans sa colère, il prit la foudre aiguë
qui vint me transpercer au dernier de mes jours;

     et que, l'un après l'autre, il épuise à la tâche,
au fond de Mongibel, la troupe des cyclopes,
en criant: « Bon Vulcain, j'attends ton coup de main!

     ainsi qu'il fit jadis, au combat de Phlégra,
ou qu'il me frappe encor de ses coups les plus durs:
il ne trouvera pas de joie à se venger! »

     Lors mon guide lui dit, avec tant de colère
que je ne l'avais vu jamais si courroucé:
« Te voilà plus puni que d'autres, Capanée,

     du fait de ton orgueil qui ne veut pas céder.
Pour une rage égale à celle qui te ronge,
la peine la plus dure est la rage elle-même. »

     Puis, se tournant vers moi: « Celui-ci, me dit-il
avec plus de douceur, est l'un de ces sept rois
qui luttaient contre Thèbes; il eut et garde encore

     un grand mépris de Dieu, dont il ne fait que rire;
mais, comme je l'ai dit, sa colère elle-même
est l'ornement qui sied le mieux sur sa poitrine.

     Mais suis-moi maintenant; et surtout garde-toi
de toucher de ton pied le sable incandescent,
mais tâche de rester en bordure du bois. »

     Nous vînmes, en marchant en silence, à l'endroit
d'où sourd de la forêt un modeste ruisseau
dont la couleur de sang me fait frémir encore.

     Comme la nappe d'eau qui sort du Bulicame
et dont tirent profit toutes les pécheresses,
ce ruisseau se creusait un lit parmi les sables;

     et le fond de ce lit, avec les deux versants
ainsi que ses deux bords, étaient construits en pierre:
je sus par ce détail qu'on était au passage.

     « De tout ce que j'ai pu te montrer jusqu'ici,
depuis que nous venons d'entrer par cette porte
dont quiconque pourra franchir un jour le seuil,

     aucun objet n'était plus digne d'intérêt
que ce petit ruisseau qui reçoit et éteint
tous les flocons de feu pleuvant sur son parcours. »

     Et, m'ayant dit ces mots, mon guide s'arrêta;
mais je lui demandai de m'accorder le mets
dont il m'avait d'abord excité l'appétit.

     « Au milieu de la mer se trouve, me dit-il,
un pays dévasté que l'on appelle Crète;
le monde fut jadis innocent sous son roi.

     Là s'élève un sommet qu'égayaient autrefois
des sources et des bois, et qui s'appelle Ida;
maintenant il est triste et nu comme la mort.

     Rhéa l'avait choisi pour servir en secret
de berceau pour son fils; et pour mieux le cacher,
elle faisait couvrir ses pleurs par des clameurs.

     Un grand vieillard se dresse au creux de la montagne,
qui tient le dos tourné du côté de Damiette
et regarde vers Rome ainsi qu'en un miroir.

     Sa tête fut forgée avec l'or le plus fin
et son buste est d'argent, comme le sont ses bras;
ensuite il est d'airain jusqu'à son enfourchure.

     Tout le bas de son corps est fait en fer choisi,
excepté le pied droit, qu'il a de terre cuite;
et c'est surtout ce pied qui supporte son poids.

     Chaque métal, moins l'or, présente des fissures
par où, de toutes parts, suintent toujours des larmes
dont le ruissellement traverse le rocher.

     Puis, leur cours se poursuit jusqu'à cette vallée;
il forme l'Achéron, le Styx, le Phlégéton,
et il descend plus bas par ce canal étroit,

     jusqu'à ne plus pouvoir descendre davantage;
et le Cocyte y naît; tu verras ce que c'est;
il est encor trop tôt pour en parler ici. »

     Alors je demandai: « S'il est vrai que cette eau
descend de notre monde, ainsi que tu le dis,
pourquoi la vois-je ici pour la première fois? »

     Il répondit: « Tu sais que cette place est ronde;
et, bien que le chemin fait jusqu'ici soit long,
toujours en descendant et toujours vers la gauche,

     nous n'avons pas fini de refermer la boucle:
si tu vois des objets qui te semblent nouveaux,
tu ne dois le trouver nullement étonnant. »

     Je dis encore: « Maître, où sont, explique-moi,
Phlégéton et Léthé? Tu n'as rien dit de l'un,
et l'autre, d'après toi, sort de cette rivière. »

     « Toutes tes questions me font un grand plaisir,
répondit-il alors; mais le bouillonnement
de l'eau rouge fournit la première réponse.

     Tu verras le Léthé, mais hors de cet endroit,
là-haut, où les esprits s'en vont pour se laver,
lorsque le repentir rachète leurs erreurs. »

     Ensuite il poursuivit: « Il est temps de partir
de ce bois; tâche donc de bien suivre mes pas;
marche sur ce rebord, qui ne doit pas brûler,

     car la flamme s'éteint au-dessus du ruisseau. »



CHANT XV
 

     Nous marchons à présent sur le rebord de pierre
que la vapeur de l'eau recouvre comme un toit,
pour protéger du feu le fleuve et son rempart.

     Comme font les Flamands, entre Wissant et Bruges,
pour contenir les flots qui leur menacent guerre,
des digues, de façon qu'ils arrêtent la mer,

     ou comme celles qui, le long de la Brenta,
protègent les villas et manoirs de Padoue,
quand la neige a fondu sur la Chiarentana,

     tels étaient les remparts qui bordaient la rivière,
bien qu'ils fussent moins gros et d'une moindre hauteur,
quiconque fût celui qui les avait bâtis.

     Nous nous trouvions déjà si loin de la forêt,
que je n'en pouvais plus apercevoir la place,
quand, pour la regarder, je retournais la tête.

     Nous croisâmes alors un long convoi d'esprits
qui longeaient la rivière; et chacun, en passant,
nous toisait en silence, ainsi qu'on fait le soir,

     sous l'éclat incertain de la lune nouvelle,
et nous dévisageait en fronçant le sourcil,
comme le vieux tailleur enfilant son aiguille.

     Pesé par les regards de la triste famille,
l'un d'eux me reconnut et me saisit soudain
par un pan de l'habit, s'écriant: « Ô merveille! »

     Et moi, voyant le bras qui s'allongeait vers moi,
j'examinai de près ce visage trop cuit,
et ses traits calcinés ne purent m'empêcher

     de le trouver enfin parmi mes souvenirs,
et, baissant doucement ma main vers sa figure,
je dis: « Sire Brunet, vous étiez donc ici? »

     Il répondit alors: « Mon fils, souffre un instant
que Brunet Latini retourne sur ses pas,
abandonnant pour toi le cortège des autres. »

     « Du profond de mon cœur, dis-je, je vous en prie;
et si vous désirez vous asseoir avec moi,
je le veux bien, s'il plaît à celui qui me mène. »

     « Mon enfant, me dit-il, si quelqu'un de ma troupe
s'arrête un seul instant, il reste ensuite un siècle
sans pouvoir secouer le feu qui pleut sur lui.

     Mais poursuis ton chemin, je t'accompagnerai;
et puis, je rejoindrai la triste compagnie
qui chemine en pleurant sur son malheur sans fin. »

     Comme je n'osais pas descendre du rempart,
pour marcher près de lui, j'avançais tête basse,
comme celui qui veut témoigner du respect.

     Alors il commença: « Quel destin ou fortune,
avant ton jour dernier, t'a conduit jusqu'ici?
Qui donc est celui-ci, qui te montre la voie? »

     Je répondis: « Là-haut, dans le monde serein,
j'ai perdu mon chemin au fond d'une vallée,
avant d'avoir atteint mon âge le plus mûr.

     Ce n'est qu'hier matin que j'ai fait demi-tour:
je voulais en sortir, quand celui-ci survint,
qui doit me ramener chez moi par cette route. »

     Il reprit son discours: « Si tu suis ton étoile,
tu ne manqueras pas le havre de la gloire,
si je t'ai bien connu dans la trop douce vie.

     Hélas, pour moi la mort est trop tôt arrivée!
car, ayant vu comment le Ciel te favorise,
je t'aurais pu sans doute aider dans ton travail.

     Cependant, cette engeance ingrate et maléfique
qui sortit autrefois des forêts de Fiésole,
mais reste, comme alors, incivile et barbare,

     verra d'un mauvais œil ta trop belle conduite:
et ce sera raison, car il ne convient pas
que le doux figuier prenne au milieu des cormiers.

     Le bruit commun les dit depuis longtemps aveugles;
ce peuple est envieux, avare et orgueilleux:
ne te laisse pas prendre à sa corruption!

     Ton destin te réserve un honneur précieux,
de voir ses deux partis vouloir te dévorer:
mais de l'herbe à la bouche est bien long le chemin.

     Qu'elles se vautrent donc, les bêtes fiésolaines,
dans leur propre fumier, mais sans toucher la plante
(s'il s'en produit encor quelquefois dans leur fange)

     dans laquelle revit la semence sacrée
des Romains qui se sont établis dans la ville,
le jour où fut fondé ce repaire du crime. »

     « Oh! si j'avais pu voir ma prière exaucée,
lui répondis-je alors, vous n'auriez pas été
mis si vite à l'écart de l'humaine existence,

     car je garde en mon cœur avec mélancolie
cette si chère et douce image paternelle
du maître qui, là-haut, m'enseignait chaque jour

     par quels moyens un homme atteint l'éternité;
et ma reconnaissance, autant que je vivrai,
sera facile à voir dans toutes mes paroles.

     Je retiens vos propos au sujet de ma vie;
je les ferai gloser, avec un autre texte,
par celle qui sait tout, si j'arrive à la voir.

     En attendant ce jour, je veux que vous sachiez
que, pourvu que je reste en paix avec moi-même,
j'attends sans sourciller les assauts de mon sort.

     Ces gages ne sont pas nouveaux pour mes oreilles;
que la Fortune, enfin, fasse tourner sa roue
selon son bon plaisir, et le vilain sa houe! »

     Mon maître m'écoutait en renversant la tête
pour mieux me regarder, à droite et vers l'arrière.
Il dit; « Qui se souvient n'écoute pas en vain! »

     Je continue ainsi de parler longuement
à messire Brunet, et lui demande enfin
qui sont ses compagnons, du moins les plus illustres.

     Il me répond: « Certains méritent qu'on en parle;
quant au reste, il vaut mieux les passer sous silence
car le temps serait court pour un si long discours.

     Bref, sache que ceux-ci furent jadis des clercs
et d'insignes lettrés jouissant d'un grand nom,
mais le même péché souillait leur existence.

     Ainsi, vois Priscien dans cette foule obscure;
voici François Accurse; et si tu veux aussi
abaisser ton regard sur de pareilles teignes,

     vois celui que le serf des serviteurs de Dieu
a fait passer de l'Âme aux bords du Bacchglione,
où pourrissent encor ses nerfs trop mal tendus.

     Je ne t'en dis pas plus, et je dois mettre fin
à notre causerie et marche, car des sables
je vois se soulever de nouvelles fumées.

     Je ne peux me mêler avec les gens qui viennent.
Il reste mon Trésor, je te le recommande:
par lui, je vis encore; il ne m'en faut pas plus. »

     Il se mit à courir, comme ceux qui s'efforcent,
là-bas, sur le terrain des courses à Vérone,
de gagner le drap vert; et il ressemblait plus

     à celui qui l'obtient qu'à celui qui le perd.



CHANT XVI
 

     Nous étions à l'endroit où parvenait le bruit
de l'eau qui dévalait dans le cercle suivant,
pareil au bruissement d'un grand essaim d'abeilles,

     quand je vis s'éloigner trois ombres, en courant,
d'une troupe d'esprits qui justement passaient,
pendant que leur tourment pleuvait sur eux d'en haut.

     Elles venaient vers nous et criaient toutes trois:
« De grâce, arrête-toi, toi dont l'habit nous montre
que ton pays pervers était aussi le nôtre. »

     Hélas, combien je vis sur leurs membres de plaies
vieilles ou de tantôt, que les flammes grillaient
et dont je garde encore un cuisant souvenir!

     En entendant leurs cris, mon docteur s'arrêta,
se retournant vers moi pour me dire: « Attends-les,
car il convient d'avoir des égards pour ceux-ci;

     et si tu ne craignais le fléau de ces flammes
qui font ici la loi, j'ajouterais aussi
que ce ne sont pas eux, mais toi qui dois courir. »

     Ils avaient, pour leur part, déjà repris leur course,
en nous voyant attendre; et dès qu'ils arrivèrent
près de nous, tous les trois ils formèrent un cercle;

     et comme les lutteurs, tout nus et enduits d'huile,
se surveillent entre eux, cherchant leur avantage,
avant de s'empoigner et d'échanger des coups,

     tels ils tournaient en rond, sans me perdre de vue,
si bien que l'on eût dit que leurs têtes tournaient
sur un cercle contraire à celui de leurs pieds.

     Enfin, l'un d'eux me dit: « Peut-être la misère
de ce terrain mouvant et de nos corps brûlés
rend-elle ma prière et mes noms méprisables.

     Que notre gloire ancienne au moins t'oblige à dire
quel est ton nom à toi, qui si tranquillement
portes tes pas vivants jusqu'au cœur de l'Enfer.

     Celui qui va devant, dont j'emboîte le pas,
tel qu'il se montre aux yeux, tout nu, presque écorché,
fut bien plus important que tu ne sembles croire.

     Il est le petit-fils de la bonne Gualdrade;
c'est ce Guido Guerra, qui fut jadis illustre
tant par son bon conseil que grâce à son épée.

     L'autre, qu'on voit fouler derrière moi le sable,
est cet Aldobrandi, Tegghiajo, dont le monde
doit prononcer le nom avec reconnaissance.

     Je suis, moi qui pâtis le même châtiment,
Jacques Rusticucci; c'est ma méchante femme
qui fut en premier lieu la cause de mon mal. »

     Si je n'avais pas craint de me brûler comme eux,
je me serais jeté jusqu'en bas, avec eux,
et je crois que mon guide aussi me l'eût permis;

     mais comme je craignais d'être cuit et grillé,
la peur vainquit en moi la bonne intention
qui de les embrasser m'inspirait le désir.

     Je leur dis cependant: « Ce n'est pas du mépris,
mais bien de la douleur que j'ai pour vos misères,
et je la porte au cœur pour longtemps imprimée,

     dès le premier instant où celui qui me guide
m'a fait, par ses propos, comprendre qu'il venait
des gens aussi fameux que vous, à notre encontre.

     Je suis de votre ville; et c'est plus d'une fois
que j'ai depuis toujours, plein d'admiration,
redit et entendu vos noms et vos grands faits.

     Moi, je laisse le fiel et vais vers les doux fruits
promis par mon Seigneur, qui jamais ne me trompe;
mais il me faut d'abord descendre jusqu'au fond. »

     « Puisses-tu longuement garder avec ton âme
tes membres, répondit l'esprit qui me parlait;
et puisse ton renom briller après tes jours!

     Mais dis-nous, le courage avec la courtoisie
se logent-ils toujours, comme avant, dans la ville,
ou sont-ils, au contraire, entièrement bannis?

     Car Guillaume Borsier, qui depuis peu de temps
partage nos tourments et va là, parmi d'autres,
nous fait beaucoup de peine avec tous ses discours. »

     « Les gens nouveaux venus, les richesses faciles,
Florence, ont engendré dans ton sein la superbe,
avec tous les excès qui te coûtent si cher! »

     J'avais crié ces mots, en regardant en haut;
et les trois, comprenant que c'était ma réponse,
se regardaient l'un l'autre, accablés par mon ton.

     « S'il t'en coûte si peu, me dirent-ils ensuite,
chaque fois que tu dis aux gens la vérité,
que tu peux être heureux de parler librement!

     Mais si tu peux sortir de ce lieu de ténèbres
et t'en retournes voir les trop belles étoiles,
quand tu seras content de dire: « J'étais là! »

     rappelle notre nom au souvenir des gens! »
Ils rompirent alors leur cercle; et dans leur fuite
on eût dit que leurs pieds étaient plutôt des ailes.

     Et l'on n'avait pas eu le temps de dire: « Amen! »
que déjà tous les trois venaient de disparaître;
et le maître aussitôt jugea bon de partir.

     Je le suivais de près; nous parvînmes bientôt
à l'endroit où l'eau tombe avec un tel fracas,
que nous pouvions à peine entendre nos paroles.

     Pareil à ce cours d'eau qui fait tout seul son lit
depuis le mont Veso, se dirigeant à l'est,
et suit de l'Apennin les pentes sur la gauche,

     et qui porte là-haut le nom d'Acquacheta,
avant de pénétrer dans la plate campagne
et de perdre à Forli le nom qu'il eut d'abord,

     et se précipitant du haut de la montagne
auprès de Saint-Benoît, il forme une cascade
si grande, qu'on dirait qu'on en voit plus de mille;

     telle tombait là-bas, d'une roche en ruine,
la bruyante cascade aux flots couleur de sang,
qui rendait presque sourd celui qui l'entendait.

     Je portais un cordon ceint autour de mes reins,
celui dont je voulais me servir tout d'abord,
pour prendre le guépard à la peau tachetée.

     Je m'en défis alors et, l'ayant dénoué,
ainsi que mon seigneur me l'avait demandé,
j'en fis une pelote et la mis dans ses mains.

     Et lui, s'étant tourné tout de suite à sa droite
et reculant d'un pas pour s'éloigner du bord,
il jeta cette corde au fond du noir abîme.

     « Je dois m'attendre à voir, me disais-je en moi-même,
quelque chose d'étrange, à juger par ce geste
dont le bon maître guette ainsi le résultat. »

     Ah! comme il est aisé de faire une imprudence
étant avec quelqu'un qui voit plus que les choses
et dont l'esprit pénètre au fond de nos pensées!

     « Tu le verras monter, dit-il, dans un instant,
celui que j'attends là, comme tu l'imagines,
et qui se montrera tantôt à tes regards. »

     On devrait prendre soin à bien fermer la bouche,
lorsque le vrai ressemble au mensonge de près,
de peur de s'attirer un injuste mépris.

     Je ne saurais pourtant me taire, et je te jure,
ô lecteur, par les vers de cette Comédie
(puissent-ils obtenir une faveur durable!)

     que je vis à travers cet air épais et noir,
un monstre qui montait vers nous comme en nageant
et dont l'aspect ferait trembler les plus vaillants,

     comme on remonte à bord, après avoir plongé,
pour dégager une ancre accrochée aux rochers
ou à quelque autre objet sur le fond de la mer.

     en étendant les bras et pliant les genoux.



CHANT XVII
 

     « Voici venir la bête à la queue affilée
qui traverse les monts, les murs et les armures
et remplit l'univers de sa mauvaise odeur! »

     C'est ainsi que parla mon guide; et tout de suite
il fit signe à la bête et la fit aborder
au bout de ces rochers sur lesquels nous marchions.

     Le dégoûtant symbole où la fraude est dépeinte
s'en vint toucher au bord de la tête et du buste,
mais sans avoir tiré sur la rive sa queue.

     Son visage semblait celui d'un honnête homme,
tant il avait l'aspect bienveillant au-dehors;
le reste de son corps était comme un dragon.

     Il avait les deux pieds velus jusqu'aux aisselles;
son dos et sa poitrine, ainsi que ses deux flancs,
étaient tout tachetés de nœuds et de rouelles.

     Les beaux tapis que font les Turcs et les Tartares,
tramés ou bien brodés des plus belles couleurs,
ou d'Arachné la toile, ont bien moins d'agrément.

     Comme on haie parfois la barque sur la rive,
en sorte qu'elle reste à moitié dans les flots,
ou bien comme là-bas, chez les goinfres tudesques,

     le castor se prépare à guetter le poisson,
tel l'immonde animal restait à nous attendre
sur le bord dont les rocs entouraient le désert.

     Il semblait fouetter le vide avec sa queue
et dresser dans les airs sa fourche venimeuse
aux aiguillons pareils à ceux des scorpions.

     Mon maître dit alors: « Il nous faut maintenant
faire un petit détour, afin d'aller trouver
l'animal malfaisant qui nous attend couché. »

     Nous descendîmes donc, allant toujours à droite,
et nous fîmes deux pas sur l'extrême rebord,
pour éviter le sable et le feu qui pleuvait.

     Quand nous fûmes enfin auprès de cette bête,
je vis un peu plus loin, dans le désert de sable,
des gens rester assis auprès du précipice.

     Alors le maître dit: « Afin que tu remportes
de ce giron d'avant un souvenir exact,
va donc te renseigner sur leur condition!

     Tâche de limiter le temps de tes discours;
et moi, pendant ce temps, je vais dire à la bête
de nous porter en bas sur sa puissante épaule. »

     Ainsi je m'éloignai tout seul, restant toujours
sur l'extrême rebord de ce septième cercle,
vers l'endroit où gisait cette gent douloureuse.

     La voix de leur douleur jaillissait de leurs yeux;
ils s'aidaient de leurs mains autant qu'ils le pouvaient,
pour éviter la flamme et la cuisson du sol.

     C'est ainsi que les chiens se défendent l'été
en secouant tantôt le cou, tantôt la patte,
des piqûres des taons, des puces et des mouches.

     Ayant dévisagé de près certains d'entre eux
qui supportaient ainsi l'avalanche des flammes,
je n'en connus aucun; je m'aperçus pourtant

     que chacun d'eux portait une escarcelle au cou,
chacune de couleur et marque différentes,
et qui semblait former leur unique souci.

     Et comme je passais, en regardant leur troupe,
je vis soudain un sac jaune et chargé d'un meuble
d'azur, qui me semblait devoir être un lion.

     Puis, promenant ainsi mon regard tout autour,
plus rouge que le sang je vis une autre bourse
où, blanche comme beurre, on pouvait voir une oie.

     L'un de ces hommes-là, dont la bourse était blanche
et sur un fond d'azur portait pleine une truie,
me dit: « Que viens-tu faire ici, dans cette fosse?

     Déguerpis! Mais apprends, puisque tu vis encore,
que ce Vitalien dont j'étais le voisin
doit bientôt nous rejoindre et s'asseoir à ma gauche.

     Parmi ces Florentins, je suis seul de Padoue;
et ils m'ont maintes fois rebattu les oreilles,
criant: « Quand viendra-t-il, l'illustre chevalier,

     possesseur du sachet qui porte les trois boucs? »
Lors il tordit la bouche et me tira la langue,
tout à fait comme un bœuf qui lèche ses naseaux.

     De peur que mon retard à la longue ne fâche
celui qui m'avait dit de ne pas trop rester,
je rebroussai chemin, laissant ces malheureux.

     Je trouvai que mon maître était déjà monté
à cheval sur le dos de l'horrible animal,
et il dit: « Il te faut un cœur bien accroché!

     Nous n'aurons désormais que ce genre d'échelles.
Monte devant; je veux me placer au milieu,
pour l'empêcher de nuire, entre la queue et toi. »

     Comme celui qui sent, dans un accès de fièvre,
un frisson qui paraît paralyser les membres
et se met à trembler dès qu'il voit un bout d'ombre,

     tel je devins moi-même, en entendant ces mots;
mais de ma propre honte ayant tiré courage
– car l'exemple du maître oblige le valet —

     cherchant un bon endroit sur cette croupe immense,
je voulus prononcer, mais sans me rendre compte
que la voix me manquait: « Tiens-moi bien dans tes bras!

     Mais lui, qui tant de fois m'avait si bien aidé
dans des besoins plus forts, sitôt que je m'assis,
il me prit dans ses bras, pour mieux me soutenir,

     et il dit: « Géryon, en route maintenant!
Mais descends doucement, et fais les cercles larges:
tu portes, souviens-t'en, un tout autre fardeau! »

     Et comme, en reculant par à-coups, se détache
le navire du bord, tel il partit enfin;
mais dès qu'il put donner libre cours à son vol,

     il ramena la queue où se tenait la tête,
l'étendit et la fit glisser comme une anguille,
pendant qu'il fendait l'air au rythme de ses pattes.

     Et je crois que personne au monde n'eut si peur,
ni lorsque Phaéton laissa tomber les rênes,
faisant brûler le Ciel tel qu'on le voit encore,

     ni quand le pauvre Icare aperçut ses deux ailes
se détacher des flancs et fondre avec la cire,
et son père crier: « Tu ne tiens pas le coup! »

     qu'au moment où je vis que je plongeais soudain
dans l'air de toutes parts, et qu'on n'apercevait
plus rien autour de moi, si ce n'était la bête.

     Elle ne cessait pas de nager doucement,
tournant et descendant; je ne m'en rendais compte
que par l'air qui venait d'en face et d'au-dessous.

     À ma main droite, en bas, j'entendais la cascade,
faire au-dessous de nous un horrible fracas,
et pour la regarder je voulus me pencher.

     Ce fut alors que j'eus bien plus peur de tomber,
car j'aperçus des feux et j'entendis des plaintes
qui me firent trembler et tapir de mon mieux.

     Je m'aperçus enfin qu'on descendait en rond
(ce dont je ne pouvais me douter tout d'abord),
rien qu'à voir les tourments qui montaient de partout.

     Comme un faucon resté trop longtemps sur ses ailes,
sans avoir vu le leurre ou rapporté de proie,
fait dire au fauconnier: « Hélas, je perds mon temps! »

     et descend mollement, lui qui montait si vite,
faisant de longs détours et se posant bien loin
du maître mécontent, qui se met en colère,

     ainsi nous déposa Géryon tout au fond,
exactement au pied de l'abrupte falaise;
et, sitôt qu'il se vit défait de notre poids,

     il partit, plus pressé qu'un trait ne part de l'arc.



CHANT XVIII
 

     Il existe en Enfer un lieu dit Malefosse,
composé de rochers de la couleur du fer,
comme le cercle entier qui l'étreint alentour.

     Tout à fait au milieu de cette triste plaine
s'ouvre un trou comme un puits très large et très profond,
dont je dois dire ailleurs l'état et l'ordonnance.

     Une assez large enceinte entoure tout ce site,
entre le bord du puits et le pied de la roche,
et son fond se divise en dix girons distincts.

     Comme l'on voit parfois certaines forteresses
qui, pour mieux protéger leurs murailles, s'entourent
de multiples fossés qui forment leur ceinture,

     tel est aussi l'aspect des girons de là-bas;
et tout comme l'on voit le pont d'un château fort,
qui s'élance du seuil jusqu'au bord de l'escarpe,

     tels se lançaient là-bas, du bord du précipice,
des rochers qui, coupant les talus et les fosses,
formaient autant de ponts se rejoignant au puits.

     Ce fut dans cet endroit que nous nous retrouvâmes,
en débarquant du dos de Géryon; mon guide
prit tout de suite à gauche, et je suivis ses pas.

     J'aperçus à ma droite de nouveaux châtiments
et de nouveaux tourments et de nouveaux bourreaux
qui remplissaient d'horreur cette nouvelle fosse.

     Tous les pécheurs d'en bas étaient nus. Ils marchaient
en deçà du milieu, comme à notre rencontre,
et les autres vers eux, mais d'un pas plus pressé.

     C'est ainsi que dans Rome, en raison de la presse
pendant le jubilé fut établi cet ordre
suivant lequel les gens doivent passer le pont,

     si bien que d'un côté les passants aperçoivent
devant eux le château, comme ils vont vers Saint-Pierre,
et les autres s'en vont tournés vers la montagne.

     Sur les mornes rochers on voyait par endroits
certains démons cornus et armés de fouets,
qui frappaient durement les ombres par-derrière.

     Comme ils les font jouer sans cesse des talons,
du premier coup, si bien qu'aucune n'attend plus
que le second coup pleuve, et bien moins le troisième!

     En cheminant ainsi, mon regard s'arrêta
sur l'un d'eux, et je dis aussitôt en moi-même:
« Cette figure-là n'est certes pas nouvelle! »

     Je suspendis mes pas, pour mieux le reconnaître;
mon doux guide à son tour s'arrêta pour m'attendre,
me laissant revenir quelques pas en arrière.

     Ce flagellé pensait passer sans qu'on le vît,
car il baissait les yeux; mais cela n'y fit rien,
car je lui dis: « Ô toi, qui regardes à terre,

     si quelque faux-semblant ne trompe pas mes sens,
n'es-tu pas Venedic Caccianemico?
Qui donc t'a préparé des sauces si piquantes? »

     Il dit: « De te parler je n'avais nulle envie;
mais j'y suis obligé par ton langage clair
qui me fait souvenir du monde d'autrefois.

     C'est à cause de moi que Guisolabella
se montra complaisante aux désirs du marquis,
malgré tout ce qu'en dit la honteuse nouvelle.

     Je ne suis pas le seul qui pleure en bolonais;
car cette place en est tellement surpeuplée,
qu'on ne saurait trouver, de Savène à Reno,

     de gens disant sipa des foules aussi grandes;
si tu veux en savoir la preuve ou la raison,
rappelle à ton esprit notre amour de l'argent! »

     Ainsi discourant, il percuta un démon
de sa propre troupe, et celui-ci lui dit: "Va,
ruffian, ici il n'y a pas de femme à vendre."

     Je rejoignis alors celui qui me menait
et quelques pas plus loin nous vîmes devant nous
un roc qui s'avançait, surplombant le ravin.

     Nous gravîmes ses flancs assez facilement
et, ayant pris ensuite à droite sur sa crête,
nous tournâmes le dos à ces rondes sans fin.

     Arrivés à l'endroit où le pont fait un creux
pour laisser aux damnés un passage au-dessous,
mon escorte me dit: « Arrête-toi, pour voir

     de face le semblant des enfants de malheur
dont tu n'avais pas pu rencontrer le regard,
car leur direction était aussi la nôtre. »

     Du haut de ce vieux pont nous regardions la file
qui, de l'autre côté, venait à notre encontre,
poussée également par la peur du fouet.

     Avant que j'eusse pu lui parler, le bon maître
me dit: « Regarde donc ce grand-là, qui s'en vient
sans une larme à l'œil, malgré ce qu'il ressent!

     Vois comme son maintien reste toujours royal!
C'est Jason: son courage, ainsi que son astuce,
avait privé Colchos de sa belle toison.

     Ensuite il vint passer par l'île de Lemnos,
dont les femmes, au cœur aussi cruel que brave,
avaient déjà donné la mort à tous leurs hommes.

     Là, par son bel aspect, par ses discours fleuris,
il séduisit bientôt la trop jeune Hypsiphyle,
qui pourtant avait su tromper toutes les autres.

     Il l'a laissée ensuite, enceinte et esseulée;
c'est ce qui fait qu'il souffre ici-bas ce tourment,
qui venge en même temps l'abandon de Médée.

     Ceux qui vont près de lui faisaient les mêmes crimes.
C'est tout ce que tu dois savoir sur ce giron,
ainsi que sur les gens qu'il presse dans ses flancs. »

     Nous parvînmes au point où cet étroit sentier
commence à traverser le deuxième talus
et fait de celui-ci le départ d'une autre arche.

     Nous entendîmes là des gens qui gémissaient
au fond de l'autre fosse et bouffaient bruyamment,
en se donnant tout seuls des coups avec les mains.

     Les bords étaient poisseux, comme de moisissures,
du souffle qui montait d'en bas et s'y collait,
irritant le regard autant que les narines.

     Le fond se trouve loin, et l'œil n'arrive pas
à bien le distinguer, si ce n'est sur le dos
de l'arc, où le rocher surplombe davantage.

     Me plaçant au milieu, je vis dans ce fossé
des tas d'hommes plongeant dans une saleté
telle qu'elle semblait sortir de nos latrines.

     Examinant ainsi de l'œil ces profondeurs,
j'en vois un dont la tête est si pleine de merde
qu'on ne peut distinguer s'il est clerc ou bien lai.

     Il se mit à crier: « D'où te vient l'insolence
de me regarder, moi, plus que d'autres breneux? »
« C'est que, lui dis-je alors, si ma mémoire est bonne,

     j'ai dû te voir ailleurs, mais les cheveux plus secs:
tu fus Alessio Intermini, de Lucques:
c'est pourquoi mes yeux vont vers toi plus que vers d'autres. »

     Il dit, en se tapant rudement la caboche:
« Tu vois où m'ont conduit les basses flatteries
que je portais toujours sur le bout de la langue! »

     À quelques pas de là, mon maître dit: « Approche
et tâche de pousser ton regard plus au fond,
car je veux que tes yeux découvrent la figure

     de cette vieille carne, immonde et débraillée,
qui d'un ongle merdeux se gratouille tantôt,
tantôt après se couche ou se remet debout:

     C'est Thaïs la putain, celle qui répondit,
quand son amant lui dit: « Est-ce que mon cadeau
eut l'heur d'être à ton goût? » – « Oui, merveilleusement!

     Si tu vois celle-ci, nous aurons assez vu.



CHANT XIX
 

     Ô toi, Simon le Mage, et vous, ses misérables
disciples, qui souillez, avec votre avarice,
pour l'or et pour l'argent, ce qui, n'étant qu'à Dieu,

     devrait s'accompagner de vertu seulement,
c'est pour vous maintenant que sonne la trompette,
puisqu'on vous a logés dans la troisième fosse!

     Nous venions de passer à la tombe suivante,
et nous étions alors à cet endroit du pont
d'où l'on voit sous les pieds le milieu de la fosse.

     Que ton ordre est parfait, souveraine Sagesse,
dans le ciel, sur la terre et au monde mauvais!
Que ton divin décret sait bien faire les choses!

     Je vis le rocher gris qui recouvrait les pentes
et le fond du vallon, tout perforé de trous
d'une même grandeur et parfaitement ronds.

     Ils ne me semblaient pas plus grands ni plus profonds
que ceux que l'on peut voir dans mon joli Saint-Jean
et qui servent de fonts pour donner le baptême:

     un jour, j'avais brisé moi-même un de ces fonts,
pour sauver un enfant qui s'y serait noyé
— et que ceci détrompe qui le pense autrement!

     Par la bouche des trous l'on voyait dépasser
les jambes d'un pécheur jusqu'au gras du mollet,
et le reste du corps était plongé dedans.

     Les plantes des deux pieds de chacun d'eux brûlaient,
ce qui les obligeait à tordre leurs jointures
si fort, qu'aucun lien n'aurait pu les tenir.

     Comme brûle d'en haut la mèche enduite d'huile,
que la flamme paraît ne vouloir qu'effleurer,
telles brûlaient, des doigts jusqu'aux talons, ces plantes.

     « Maître, dis-je, quel est celui qui se trémousse
et se débat plus fort que tous ses compagnons,
pourléché par un feu plus rouge que les autres? »

     Il répondit alors: « Veux-tu que je t'emmène
là-bas, par cette escarpe où la pente est moins raide?
Lui-même, il te dira son nom et son péché. »

     « J'aime, lui dis-je alors, tout ce qui peut te plaire;
n'es-tu pas mon seigneur? Tu sais que je t'écoute;
tu connais mes désirs avant qu'ils ne soient dits. »

     Ainsi, nous fûmes donc sur la quatrième digue,
pour descendre de là, tournant à notre gauche,
jusqu'à ce fond étroit et troué de partout.

     Le bon maître voulut m'accompagner lui-même
jusqu'à me déposer auprès de cette fosse
où le damné pleurait en frétillant des pieds.

     « Ô toi, qui que tu sois, me mis-je alors à dire,
inconsolable esprit qui tiens le haut en bas,
fiché comme un poteau, réponds-moi, si tu peux! »

     J'étais là, comme un moine en train de confesser
le perfide assassin qui, fourré dans sa fosse,
le rappelle souvent, pour retarder sa mort.

     Il dit: « C'est déjà toi, qui restes là, debout?
C'est déjà toi qui viens là, debout, Boniface?
L'écrit m'avait menti de quelques ans en plus.

     T'es-tu rassasié si vite des richesses
dont la soif t'a poussé à t'emparer par fraude
de notre belle Dame, afin d'en abuser? »

     J'étais resté confus, au son de ces paroles,
comme reste celui qui, ne pouvant comprendre
ce qu'on prétend de lui, ne sait comment répondre.

     Alors Virgile dit: « Réponds-lui, dis-lui vite:
« Je ne suis pas, oh! Non, ce que tu t'imagines! »
Et je lui répondis comme il m'était enjoint.

     L'esprit, en m'entendant, tordit plus fort ses pieds,
et, soupirant ensuite, il dit presque en pleurant:
« Si c'est ainsi, dis-moi, que veux-tu donc de moi?

     S'il t'importe à ce point de savoir qui je suis,
que tu viens pour cela seulement jusqu'ici,
sache que j'ai porté là-haut le grand manteau.

     J'étais le fils de l'Ourse, et si pressé de faire
le bonheur des oursons, que j'ai mis dans un sac
la richesse là-haut, et moi-même ici-bas.

     Au-dessous de mon chef sont couchés tous les autres
qui, m'ayant précédé, péchaient par simonie,
écrasés et sertis dans les fentes du roc.

     J'y vais tomber aussi, le jour où doit descendre
celui pour qui je viens de te prendre d'abord,
lorsque je t'adressai la trop brusque demande.

     Mais depuis plus longtemps je sens mes pieds brûlés,
demeurant de la sorte, avec la tête en bas,
qu'il ne doit, lui, rester fiché les pieds au rouge;

     car après lui viendra, du côté du ponant,
un berger sans aveu, qui nous recouvrira
l'un et l'autre à la fois, par ses vilaines œuvres.

     Nouveau Jahson, pareil à celui qui ne sut
rien refuser au roi, du temps des Macchabées,
il usera de même avec le roi de France. »

     L'audace, je ne sais, fut peut-être trop grande,
cependant je ne pus m'empêcher de répondre:
« Eh bien! alors, dis-moi, quelle quantité d'or

     le Seigneur voulut-il exiger de saint Pierre,
avant de déposer la clef entre ses mains?
Il ne lui disait rien, sinon: « Viens, et suis-moi! »

     Et Pierre avait-il pris, avec ses compagnons,
de l'or et de l'argent à Matthieu, pour l'élire
au siège que perdit l'apôtre criminel?

     Tais-toi, puisque tu n'as que ce que tu mérites!
Et jouis, si tu peux, de l'argent mal acquis
qui te rendait, jadis, si hardi contre Charles!

     D'ailleurs, si le respect, que malgré tout je porte
aux souveraines clefs dont tu fus le gardien
pendant que tu vivais, ne me l'interdisait,

     j'userais volontiers d'un langage plus dur,
car votre convoitise a désolé le monde,
foulant les bons aux pieds, exaltant les méchants.

     C'est pour de tels pasteurs qu'écrit l'Évangéliste,
lorsqu'il dit avoir vu celle qui tient les mers
se conduire en putain avec les tout-puissants;

     je dis. celle qui vint au monde avec sept têtes
et se laissa d'abord régir par les dix cornes,
du temps où la vertu plaisait à son mari.

     Voilà que vous forgez un Dieu d'or et d'argent?
en quoi différez-vous alors de l'idolâtre,
si ce n'est qu'il adore une idole, et vous cent?

     Ah! Constantin, combien les maux étaient nombreux,
que devait engendrer, non ta conversion,
mais le don que tu fis au premier père riche! »

     Pendant que, près de lui, j'entonnais cette antienne,
poussé par la colère, ou bien par le remords,
l'autre, tant qu'il pouvait, dansait des pieds la gigue.

     Mon guide paraissait y prendre du plaisir,
pendant qu'il écoutait d'un air approbateur
toutes les vérités que je venais de dire;

     car ensuite il s'en vint me prendre dans ses bras
et, m'ayant fortement serré sur sa poitrine,
remonta le talus qu'on venait de descendre.

     C'est ainsi que sans cesse il me tint dans ses bras,
jusqu'à me mettre enfin tout en haut de cette arche
qui conduit du quatrième au cinquième talus.

     C'est là qu'il déposa tout doucement sa charge,
doucement, sur le bord de la pente escarpée,
et telle qu'une chèvre y grimperait à peine;

     et l'on pouvait, de là, voir un autre giron.



CHANT XX
 

     Il me faut dire en vers des peines différentes
qui forment l'argument de mon vingtième chant
du poème premier, qui parle des damnés.

     Je m'étais bien placé, pour mieux examiner
ce que l'on pouvait voir du fond de ce fossé
qui semblait submergé sous des larmes d'angoisse.

     Je vis donc un vallon comme un cercle, où des gens
cheminaient en pleurant silencieusement,
du pas dont parmi nous vont les processions.

     Et comme mon regard tombait sur eux à pic,
je vis dans chacun d'eux un changement étrange
à partir du menton jusqu'au bas de leur tronc.

     Ils tournaient le regard du côté de leur dos
et, voulant avancer, marchaient à reculons,
puisqu'ils n'auraient pas pu regarder devant eux.

     Peut-être sous le coup d'une paralysie
quelqu'un aura pu voir des corps aussi tordus,
mais je ne le crois pas et n'en ai jamais vu.

     Lecteur, si Dieu permet que tu tires profit
de ta lecture, pense, en jugeant par toi-même,
si je devais avoir des larmes plein les yeux,

     au spectacle voisin de notre propre image
contrefaite à ce point, que les ruisseaux de larmes
qui tombaient de leurs yeux allaient mouiller leurs fesses.

     je pleurais avec eux, debout sur un saillant
de ce rude rocher, ce qui fit que mon guide
me dit: « N'étais-tu donc qu'un sot comme les autres?

     Car c'est pitié pour eux, que de n'en pas avoir;
c'est un trop grand péché, que de s'apitoyer
sur ceux qu'a condamnés la justice de Dieu.

     Lève, lève la tête et vois celui pour qui,
sous les yeux des Thébains, la terre s'est ouverte,
pendant qu'ils criaient tous: « Où descends-tu si vite?

     Oh! Amphiaraùs, laisses-tu la bataille? »
Mais il ne cessa pas de rouler jusqu'au fond,
chez Minos, dont aucun n'évite la sentence.

     Vois-le: de son épaule il a fait sa poitrine
et, pour avoir voulu voir trop loin en avant,
il regarde en arrière et marche à reculons.

     Voici Tirésias, qui changea de nature
et qui, mâle d'abord, devint une femelle,
transformant tour à tour ses membres et organes;

     tu sais qu'il dut frapper une seconde fois
les deux serpents noués, du bout de son bâton,
avant de retrouver son visage de mâle.

     Aruns le suit, collant le dos à son nombril:
dans les monts de Luni, dont les gens de Carrare,
habitants de ses vaux, défrichent la forêt,

     parmi les marbres blancs il avait une grotte
dont il fit sa demeure et d'où ses yeux pouvaient
observer librement la mer et les étoiles.

     Et celle qui là-bas recouvre ses deux seins
que tu ne peux pas voir, les cachant sous ses nattes,
et dont l'endroit poilu maintenant est envers,

     est Manto, qui passa par des pays sans nombre,
pour s'arrêter enfin au lieu qui m'a vu naître;
c'est pourquoi j'aimerais raconter son histoire.

     Après la fin des jours de son père caduc,
la cité de Bacchus tombant dans l'esclavage,
celle-ci dut errer longuement dans le monde.

     Un lac se trouve en haut de la belle Italie,
appelé Benaco, près de cette montagne
qui finit l'Allemagne en marge du Tyrol.

     Le mont Pennin s'y voit baigner par mille sources
qui coulent entre Garde et Valcamonica
et qui viennent mourir dans les eaux de ce lac.

     Il existe en son centre un point où les évêques
de Trente et de Brescia et celui de Vérone
pourraient également bénir, s'ils y venaient.

     L'aimable Peschiera, qui forme un beau rempart
du côté de Bergame ainsi que de Brescia,
en occupe l'endroit où la rive est plus basse.

     C'est là que s'accumule une nappe importante
que le bassin du lac ne peut plus contenir,
et débouche en cours d'eau qui s'en va par les prés.

     Dès le premier moment où l'eau devient courante,
on ne l'appelle plus Benaco, mais Mincio,
et devant Governol elle rejoint le Pô.

     Auparavant, son cours traverse une campagne
où son eau s'alanguit et forme un marécage
que les longs mois d'été rendent souvent malsain.

     Passant par cet endroit, cette vierge farouche
vit un îlot de terre au milieu du marais,
sans trace d'habitants et tout à fait inculte.

     Elle y resta, fuyant le commerce des hommes,
avec les serviteurs qui l'aidaient dans ses charmes:
c'est là qu'elle vécut et perdit sa dépouille.

     Les gens éparpillés sur les terres voisines
se sont fait un abri de cette place forte,
à cause du marais qui la ceint de partout.

     Ils fondèrent la ville au-dessus de ses os;
et comme elle a choisi cet endroit la première,
sans plus tirer au sort, on l'appela Mantoue.

     Ses premiers habitants étaient bien plus nombreux
avant Casalodi, qui, par sa balourdise,
devint de Pinamont la victime facile.

     Or bien, tu dois savoir, si quelqu'un te raconte
de quelque autre façon l'histoire de ma ville,
distinguer clairement mensonge et vérité. »

     « Ô maître, dis-je alors, ta raison est si claire,
quand je t'entends parler, qu'elle embrase ma foi,
et ce qu'en dit un autre est un tison éteint.

     Mais dis-moi maintenant, qui sont les gens qui passent?
N'ont-ils pas avec eux des hommes de mérite?
car mon attention ne s'occupe que d'eux. »

     Il répondit alors: « Celui-là, dont la barbe
retombe du menton sur ses noires épaules,
fut augure en ce temps où la Grèce, vidée

     de mâles, n'en voyait si ce n'est au berceau;
il fut, avec Chalcas, celui qui désigna,
en Aulide, l'instant de couper les amarres.

     Eurypyle est son nom; ma grande tragédie
fait aussi mention en quelque endroit de lui:
tu dois t'en souvenir, puisque tu la sais toute.

     Et cet autre, plus loin, dont les flancs sont si grêles,
est Michel Scott, quelqu'un qui semble avoir connu
vraiment les jeux trompeurs de la sorcellerie.

     Voici Gui Bonatti, et Asdent près de lui,
qui donnerait bien cher — mais il y pense tard —
pour n'avoir fabriqué, là-haut que des savates.

     Ces malheureuses-ci abandonnaient l'aiguille,
la laine et la navette, et lisaient l'avenir
ou faisaient quelque philtre ou bien des sortilèges.

     Mais partons; car déjà Caïn et ses épines
se trouvent sur le bord, entre deux hémisphères,
et touchent l'océan au-dessous de Séville.

     Pendant la nuit d'hier c'était la pleine lune.
Tu n'as pas oublié, car dans ce bois touffu
elle te fut utile à plus d'une reprise. »

     C'est ainsi qu'il parlait, pendant que nous marchions.



CHANT XXI
 

     Nous avancions ainsi, d'un pont jusqu'au suivant,
tout en parlant d'objets que ne raconte pas
ma Comédie. Enfin, étant en haut du pont,

     nous fîmes un arrêt, pour voir de Malefosse
la nouvelle crevasse et ses pleurs inutiles.
Elle me paraissait cruellement obscure.

     Comme dans l'arsenal de Venise en hiver
les marins font bouillir à flots la poix visqueuse,
afin de radouber leurs bateaux mal en point,

     profitant du repos; et sur ces entrefaites,
l'un va remettre à neuf sa barque, l'autre étoupe
les flancs de cette nef qui vit plus d'une mer,

     l'un tape sur la proue et l'autre sur la poupe,
ou fait des avirons, ou rapièce les voiles
d'artimon, de misaine, ou bien tord des cordages;

     ainsi bouillait sans feu, mais par un art divin,
au-dessous de mes pieds, un lac de poix épaisse
qui collait de partout aux pentes du giron.

     Je pouvais bien le voir, mais n'observais en lui
que les bulles qu'y forme un grand bouillonnement
qui tour à tour le gonfle et le fait s'affaisser.

     J'exerçais mon regard à bien voir ce marais,
quand mon guide se mit à crier: « Gare à toi! »
et me tira vers lui, de la place où j'étais.

     Alors je me tournai, désireux de savoir
quel était ce danger qu'il fallait éviter,
faisant comme celui que la peur déconcerte

     et qui voudrait bien voir, mais aime mieux s'enfuir;
et je vis par-derrière un diable noir surgir,
qui courait lestement sur le haut du rocher.

     Ah! combien son aspect était épouvantable!
Et comme il paraissait intraitable et cruel!
Qu'il avait le pied leste et l'aile déployée!

     Sur son épaule large et finissant en pointe
il portait un pécheur mis à califourchon,
qu'il tenait fortement au tendon des chevilles.

     Du haut de notre pont il dit: « Tiens, Malegriffe!
Je t'amène un ancien de la sainte Zita:
occupez-vous de lui, car pour moi, je retourne

     toujours au même endroit, où ce gibier abonde:
ce sont tous des filous, Bonturo mis à part;
là, pour un peu d'argent, d'un non on fait ita. »

     Il le laissa tomber et par la roche abrupte
il rebroussa chemin: jamais mâtin qu'on lâche
n'a couru comme lui sur les pas d'un voleur.

     L'esprit fit un plongeon et ressortit en boule;
mais les diables cachés sous le pont lui crièrent:
« Crois-tu t'agenouiller devant la Sainte Face?

     Tu nageais autrement dans les eaux du Serchio;
mais, si tu ne veux pas tâter de nos crochets,
ne te montre jamais au-dessus de la poix! »

     Ils le mirent dedans, le lardant de cent coups
et disant: « Si tu veux, danse, mais à couvert!
Extorque, si tu peux, l'argent sans qu'on te voie! »

     Ainsi les maîtres queux obligent les valets
à toujours enfoncer la viande avec les crocs,
l'empêchant de flotter au-dessus des marmites.

     Le bon maître me dit: « Il ne faut pas qu'ils voient
que tu viens avec moi: tâche de te tapir
derrière ce rocher, qui te cache aux regards;

     et quoi qu'on puisse dire ou faire contre moi,
toi, ne crains rien pour toi, car je connais l'endroit
et, l'ayant visité, je sais ce qu'en vaut l'aune. »

     Puis, ayant dit ces mots, il traversa le pont;
et sitôt arrivé sur la sixième rive,
il eut vraiment du mal à demeurer serein.

     Avec cette fureur, ce même emportement
d'une meute qui saute au dos d'un pauvre vieux,
dès qu'il s'est arrêté pour demander l'aumône,

     tous les diables sortis de l'abri du ponceau
retournèrent vers lui leurs crochets d'un seul geste;
mais il cria: « Qu'aucun d'entre vous ne s'excède!

     Avant de me montrer la pointe de vos crocs,
que l'un de vous s'avance et écoute mon dire;
on pourra m'embrocher ensuite, s'il le faut. »

     Ils s'écrièrent tous: « Vas-y, toi, Malequeue! »
Et cependant qu'eux tous demeuraient immobiles,
l'un d'eux s'en vint vers lui, lui disant: « Que veux-tu? »

     « Crois-tu donc, Malequeue, argumenta mon maître,
que tu me vois ainsi arriver jusqu'à vous,
à l'abri, tu le vois, de toutes vos offenses,

     sans que Dieu le permette et le destin l'ordonne?
Laisse-nous donc passer, puisque l'on veut au Ciel
que je montre à quelqu'un cet horrible chemin! »

     L'orgueil du diable alors tomba soudain si bas,
qu'il laissa le crochet s'échapper de sa main
et il dit aussitôt: « Qu'on ne le touche point! »

     Mon guide dit alors: « Toi, qui te tiens tapi
sous la roche du pont qui te sert de cachette,
tu peux tranquillement t'avancer jusqu'à moi! »

     Je sortis de mon trou, courant vers lui bien vite;
les diables cependant se portaient en avant
d'un air tel, que j'eus peur qu'ils ne rompent le pacte.

     C'est ainsi que j'ai vu trembler les fantassins
qui sortaient de Caprone avec un sauf-conduit,
se voyant entourés par une foule hostile.

     Je me blottissais donc autant que je pouvais
auprès de mon seigneur, mais sans quitter des yeux
leur troupe et leurs façons, qui n'avaient rien de bon.

     Ils allongeaient leurs crocs, et l'un disait à l'autre:
« Veux-tu que je lui tâte un peu le croupion? »
« Vas-y, répondait l'autre, embroche-le, pour voir! »

     Cependant le démon qui venait de parler
avec mon conducteur se retourna bien vite
et lui dit: « Remets ça! Va-t'en, l'Ébouriffé! »

     Puis, se tournant vers nous, il dit: « Vous ne pouvez
poursuivre le chemin par le rocher d'en haut,
puisque l'arche sixième est tombée en ruine.

     Partant, si vous voulez continuer la route,
vous pourrez avancer en prenant par la digue:
plus loin, un autre roc vous permet le passage.

     Douze cents et soixante et six ans ont passé,
avec le jour d'hier, moins cinq heures qui manquent,
depuis qu'en cet endroit le pont s'est effondré.

     Je fais précisément partir des gens là-bas
pour veiller qu'on ne cherche à se tirer au sec:
allez donc avec eux, ils ne sont point méchants!

     Mets-toi sur le devant, Aillette! cria-t-il;
avec toi, Fouleblanc, et avec toi, Cagneux;
le Frisé, tu seras le chef de la dizaine.

     Que Noiriquet soit prêt, et Dragogrince aussi;
Verraton aux grands crocs avec Écorchechien;
allez-y, Farfadet, et l'enragé Roussard!

     Allez faire une ronde autour du lac bouillant
et les conduire à sauf jusqu'à l'autre jetée
qui passe sans arrêt au-dessus des tanières. »

     « Oh! maître, dis-je alors, qu'est-ce donc que je vois?
Pourquoi n'allons-nous pas tout seuls et sans escorte,
si tu sais le chemin? Pour moi, je n'en veux pas!

     Car si tu restes sage autant que d'habitude,
n'observes-tu donc pas comment grincent leurs dents
et comment leurs regards ne disent rien de bon? »

     Il ne fit que répondre: « Il ne faut pas les craindre;
laisse leurs dents grincer autant qu'ils le voudront,
leur menace n'atteint que ceux qu'on fait bouillir. »

     Ils prirent un détour par le rempart de gauche;
mais ils firent d'abord un signe au capitaine,
en lui tirant la langue entre les dents serrée;

     et il se mit en marche, en trompetant du cul.



CHANT XXII
 

     J'ai vu des cavaliers lever parfois le camp,
charger dans les combats, marcher dans les parades
ou bien se retirer pour se mettre à l'abri;

     et chez vous, Arétins, j'ai vu des fourragers
battre les champs, ou bien l'escadron défiler,
courir le carrousel, heurter dans les tournois,

     au son de quelque cloche ou bien de la trompette,
du tambour ou, parfois, d'un signal du château,
à la mode d'ailleurs ou bien comme chez nous;

     mais je n'ai jamais vu de signal plus étrange
mettre en branle une troupe à cheval ou pédestre,
ou guider quelque nef par la côte ou les astres.

     Nous nous mîmes en marche avec les dix démons:
hélas, je le sais bien, l'horrible compagnie!
mais le saint sur l'autel, l'ivrogne au cabaret.

     Cependant, je fixais du regard cette poix,
pour mieux examiner ce que contient la fosse
et l'état des esprits que l'on y faisait cuire.

     Comme fait le dauphin, alors qu'il fait entendre,
en montrant aux marins la courbe de son dos,
qu'il faut penser à mettre à l'abri leur bateau,

     ainsi, de temps en temps, quelque pécheur montrait
un bout du dos à l'air, pour alléger sa peine,
et plongeait aussitôt, plus vite que l'éclair.

     Et comme au bord de l'eau qui remplit la rigole,
les museaux à fleur d'eau, se tiennent les grenouilles,
en cachant au-dessous les pattes et le corps,

     de même les pécheurs affleuraient de partout;
et s'ils voyaient venir la troupe du Frisé,
ils piquaient de la tête au fin fond du bouillon.

     J'ai vu (mon cœur frémit lorsque je m'en souviens)
l'un d'eux rester dehors, pareil à la grenouille
qu'on voit parfois tarder, lorsque l'autre a plongé.

     Alors Écorchechien, qui passait près de lui,
accrochant le harpon dans ses cheveux poisseux,
le traîna sur la rive, aussi noir qu'une loutre.

     Je connaissais déjà les noms de tous les diables,
pour les avoir notés lorsqu'on les désignait,
ainsi que chaque fois qu'ils s'appelaient entre eux.

     « Vas-y, Roussard, un peu, tâte-le de la gaffe
et montre-nous un coup comment tu nous l'écorches! »
dit d'une seule voix cette engeance maudite.

     Alors je demandai: « Maître, s'il est possible,
renseigne-toi d'abord, qui fut ce malheureux
qui vint tomber aux mains de ses persécuteurs? »

     Lors, s'approchant de lui, mon maître demanda
quelle était sa patrie, et l'autre répondit:
« J'ai reçu la lumière au règne de Navarre.

     Ma mère m'avait fait servir chez un seigneur,
car elle m'avait eu d'un ribaud scélérat
qui se perdit lui-même et toute sa fortune.

     Puis, je fus serviteur chez le bon roi Thibaud;
et là, je m'adonnais au trafic des faveurs,
dont je dois rendre compte ici, dans la fournaise. »

     Verraton, dont le mufle avait des deux côtés,
comme un groin de sanglier, de puissantes défenses,
lui fit alors savoir comment l'une déchire.

     La souris se trouvait à la merci des chats.
Cependant le Frisé le couvrait de ses bras,
disant: « Laissez-le donc, pendant que je le tiens! »

     Ensuite il se tourna vers mon maître et lui dit:
« Pose tes questions, si tu veux en savoir
encore davantage, avant qu'on le dépèce. »

     « Parle-moi, lui dit-il, des autres condamnés:
en sais-tu, sous la poix, qui viennent d'Italie? »
L'autre lui répondit: « L'instant auparavant,

     je viens d'en laisser un, qui venait de par là;
et je voudrais bien être à couvert, comme lui,
sans être menacé par leurs crocs et leurs griffes. »

     « Allons, c'est trop parlé! » dit alors Noiriquet.
Ce disant, il planta la gaffe dans son bras,
qu'il fendit, emportant tout le gras de la chair.

     Dragogrince voulait l'attaquer à son tour
par le bas, au mollet; mais leur décurion
se retourna vers eux, menaçant du regard.

     Dès qu'ils furent enfin tant bien que mal calmés,
mon guide se remit en quête de savoir
de lui, qui cependant contemplait sa blessure:

     « Dis-nous, quel est celui dont tu t'es séparé
malencontreusement, pour jeter l'ancre ici? »
Il répondit alors: « C'est frère Gomita,

     du district de Gallure, champion des escrocs.
Il eut les ennemis de son seigneur en main
et s'arrangea si bien, que chacun d'eux s'en loue.

     S'étant fait bien payer, il les mit hors de cause,
selon ce qu'il en dit; et dans toutes ses charges
il s'est toujours montré le premier des filous.

     Il se voit très souvent avec don Michel Zanche,
qui vient de Logodore; et ils ne sont jamais
fatigués de parler de leur chère Sardaigne.

     J'en vois un autre, hélas! qui me montre les dents!
J'en dirais plus encor, si je n'avais pas peur
qu'il va bientôt se mettre à me gratter la teigne. »

     Alors le grand prévôt fit signe à Farfadet,
qui louchait vers l'esprit, cherchant à l'attaquer:
« Ici! Ne bouge pas, mauvais oiseau de proie! »

     « Si vous voulez entendre et connaître les autres,
dit, après un répit, l'esprit plus rassuré,
je peux faire sortir des Toscans, des Lombards,

     si tu tiens à l'écart ces maudits Malegriffes,
pour qu'ils n'en puissent pas redouter la vengeance;
et moi, sans m'éloigner de l'endroit où je suis,

     pour un seul que je suis, j'en ferai sortir sept,
en donnant le signal, comme c'est notre usage
toujours, quand l'un de nous met la tête dehors. »

     À ce discours, Cagneux, en levant le museau,
hocha la tête et dit: « Oh! la belle malice,
imaginer cela pour faire le plongeon! »

     Mais l'autre, qui cachait plus d'un tour dans son sac,
lui dit: « C'est, en effet, une belle malice,
de vouloir augmenter les peines des amis. »

     Aillette n'y tint plus et, malgré tous les autres,
il lui dit: « Si jamais tu prétends te sauver,
ce n'est pas au galop que je te poursuivrai,

     mais en battant de l'aile au-dessus de la poix.
Nous laisserons la berge et, cachés derrière elle,
nous verrons si, toi seul, tu vaux plus que nous tous! »

     Ici tu peux, lecteur, apprendre un jeu nouveau,
ils tournèrent le dos au lac, pour se cacher,
et le plus méfiant s'en allait le premier.

     Alors le Navarrais, ayant bien pris son temps,
se raidit sur ses pieds et, faisant un seul bond,
il se mit à l'abri de ses persécuteurs.

     Ils furent bien marris de se voir attrapés;
et plus que tous, celui qu'on rendait responsable:
il bondit pour le suivre, en criant: « Je t'aurai! »

     Mais ce fut bien en vain, car la peur l'emporta
sur l'aile, cette fois: l'un piqua droit au fond
et l'autre, en le perdant, dut redresser son vol,

     de même que soudain plonge un canard sauvage
sous l'eau, quand le faucon fonce pour l'attraper,
et l'oblige à rentrer furieux et penaud.

     Fouleblanc enrageait d'avoir été roulé
et, volant après lui, fut content de le perdre,
pour avoir des raisons de dispute avec l'autre.

     À peine le filou venait de disparaître,
qu'il retourna ses crocs contre son compagnon,
l'attaquant tout à coup au-dessus de la fosse.

     Mais l'autre l'accrocha si bien avec ses ongles,
avec l'habileté d'un aigle ou d'un vautour,
que dans l'étang bouillant ils tombèrent en boule.

     La chaleur se chargea de rétablir la paix;
mais pour sortir de là, c'était une autre affaire,
car la masse de poix leur engluait les ailes.

     Le malheureux Frisé, pleurant sur sa malchance,
dépêcha de son bord quatre de ses démons
armés de leurs harpons, et ils s'en furent vite

     descendre de partout sur les lieux du désastre :
ils tendirent enfin leurs crocs aux barbouillés
qui semblaient cuits à point au-dessous de leur croûte;

     et nous avons filé parmi tous leurs malheurs.



CHANT XXIII
 

     Seuls et silencieux, sans compagnie aucune,
nous allions, l'un devant, l'autre marchant derrière,
comme des franciscains lorsqu'ils vont en voyage.

     Quant à moi, ce combat que nous venions de voir
me faisait souvenir de la fable d'Ésope
où l'on entend parler la grenouille et le rat.

     En effet, or et donc ne sont pas plus pareils
que ces deux contes-là, si nous nous rapportons
à la conclusion comme au commencement.

     Après, comme une idée appelle une autre idée,
partant de ces détails, il me vint un soupçon
qui redoubla bientôt mes premières frayeurs.

     Je pensais: « Ces démons, bernés par notre faute,
ont été maltraités si ridiculement,
qu'il est à supposer qu'ils l'ont senti passer.

     Si la rage s'ajoute à leur mauvais vouloir,
ils courront après nous, plus prompts à notre perte
que n'est le chien courant pour le lièvre qu'il happe. »

     Et je sentais déjà mes cheveux se dresser
et la peur me faisait regarder en arrière.
« Ô maître, dis-je alors, cachons-nous tout de suite

     quelque part tous les deux! De tous ces Malegriffes
je crains n'importe quoi, car ils sont à nos trousses:
j'ai si peur, que je crois les entendre déjà! »

     « Si j'étais un miroir, répondit-il alors,
ton image visible arriverait moins vite
à moi, que je ne vois l'image de ton âme.

     Tes pensers sont venus s'entremêler aux miens,
et ils sont si pareils de forme et de figure,
qu'ils conduisent tous deux aux mêmes résultats.

     Si le talus de droite est assez incliné
pour qu'on puisse passer au fond de l'autre fosse,
nous mettrons en défaut la chasse que tu crains. »

     Il n'avait pas fini d'expliquer son dessein,
que je les vis venir, les ailes déployées,
et s'approcher de nous, désireux de nous prendre.

     Sans plus attendre alors, mon seigneur me saisit
comme fait une mère éveillée aux clameurs
et qui, voyant le feu l'entourer de partout,

     prend vite son enfant et fuit sans s'arrêter
(tant elle pense à lui, s'oubliant elle-même)
le temps qu'il lui faudrait pour mettre une chemise;

     et du haut de la côte il se laissa glisser
sur le dos, tout au long de cette pente raide
qui forme comme un mur autour de l'autre fosse.

     L'eau ne court pas plus vite au bief du moulin
pour mettre en mouvement les aubes de la roue,
même en tombant à pic d'en haut sur les choiseaux,

     que ne glissait mon maître au long de ce talus,
en me portant toujours serré sur sa poitrine,
comme on porte un enfant, non pas un compagnon.

     Ses pieds avaient touché le sol du fond à peine,
que les autres déjà se montraient au sommet
juste au-dessus de nous; mais nous n'avions plus peur,

     puisque la Providence, en les fixant là-bas,
à charge de veiller sur la cinquième fosse,
ne leur a pas permis de dépasser ses bornes.

     Nous rencontrâmes là des gens peinturlurés
qui tournaient lentement en rond, pleurant toujours,
et dont l'aspect disait la morne lassitude.

     Ils portaient des manteaux aux cagoules étroites
qui tombaient sur leurs yeux, de la même façon
que ceux qu'on voit porter aux moines de Cluny.

     Le dessus des manteaux est couvert d'or qui brille,
mais sa doublure est faite en plomb pesant si lourd
que ceux de Frédéric pèseraient un féru.

     Tu fatigues, manteau, pendant l'éternité!
Nous tournâmes encore à gauche et dans leur foule,
prêtant toujours l'oreille à leur triste complainte;

     mais ces infortunés marchaient si lentement,
accablés par leur poids, qu'avançant dans leurs rangs
chaque pas nous faisait de nouveaux compagnons.

     Je dis donc à mon chef: « Tâche de découvrir
quelqu'un de plus connu par son nom ou ses faits,
en regardant autour, pendant que nous marchons! »

     Une ombre avait compris mon langage toscan,
qui dit derrière nous: « Arrêtez-vous un peu,
vous qui marchez si vite à travers les ténèbres,

     car je peux te montrer ce que tu lui demandes. »
Mon guide s'arrêta, disant: « Attendons-le;
et tâche de régler ta marche sur la sienne! »

     Je vis que deux damnés semblaient avoir envie
d'arriver jusqu'à nous, du moins quant au visage,
car le chemin étroit et leur poids les freinaient.

     Arrivés près de nous, ils me considérèrent,
me mesurant de biais d'un coup d'œil, sans parler,
et s'entre-regardant, ils se dirent ensuite:

     « Au rythme de sa gorge on voit qu'il est vivant:
et s'il ne l'était pas, grâce à quel privilège
marche-t-il parmi nous, sans la pesante étole? »

     L'un d'eux me dit ensuite: « Ô Toscan qui nous viens
au sein de ce troupeau de tristes hypocrites,
dis-nous quel est ton nom, nous te prions de grâce. »

     « Je suis né, répondis-je, et je fus élevé
dans une grande ville, au bord du bel Arno,
et je possède encor le corps que j'eus toujours.

     Mais qui donc êtes-vous, dont je vois la douleur
couler abondamment le long de vos visages?
Quel est ce châtiment qui resplendit en vous? »

     L'un d'eux me répondit: « Ces beaux manteaux dorés
sont fourrés au-dedans d'un plomb dont le fardeau,
comme tu peux le voir, fait gémir leurs palanches.

     Comme Frères Joyeux nous vivions à Bologne;
Loderingue est son nom, et le mien Catalan;
et nous fûmes choisis jadis par ta cité,

     tous les deux comme un seul, pour y garder la paix;
si nous l'avons bien fait, on peut en voir les preuves
qui subsistent toujours du côté de Gardingue. »

     Alors je voulus dire: « Ô frères, vos mauvais... »
Mais je ne pus finir, car je vis devant moi
un damné mis en croix, par terre, avec trois pals.

     À peine m'eut-il vu, qu'il se mit à se tordre
en poussant fortement des soupirs dans sa barbe;
et Frère Catalan, s'en étant aperçu,

     m'expliqua: « Celui-ci, qui reste ainsi cloué,
dit aux Pharisiens qu'il était conseillable
de mettre un homme à mort, pour sauver la cité.

     Il gît ainsi, tout nu, de travers sur la route
comme tu viens de voir, et il lui faut sentir
tout le poids des passants qui le foulent aux pieds.

     Son beau-père est traité de la même façon
au fond de cette fosse, avec tout le concile
qui sema pour les Juifs la mauvaise semence. »

     Alors je vis Virgile étrangement surpris
de trouver celui-là, tendu les bras en croix,
à ce point avili dans l'exil éternel.

     Ensuite il se tourna vers le Frère et lui dit:
« Si jamais vous pouvez, dites-nous donc, de grâce,
trouve-t-on un passage, en allant vers la droite,

     qui nous fasse sortir hors d'ici tous les deux,
sans avoir à contraindre aucun des anges noirs
à venir nous tirer du fond de ce giron? »

     Il répondit alors: « Tu verras la jetée
plus près que tu ne crois, qui, partant du grand cercle,
traverse tour à tour ces sauvages vallées,

     sauf la nôtre, où jadis le pont s'est effondré.
Cependant, vous pourrez monter sur sa ruine,
qui sur la côte est basse, et s'élève au milieu. »

     Mon guide méditait, la tête un peu baissée.
« L'autre, dit-il enfin, qui là-bas, de sa gaffe,
fait la pêche aux pécheurs, nous contait mal l'affaire.

     « À Bologne, jadis, je m'étais laissé dire,
fit le Frère Joyeux, beaucoup de mal du diable,
surtout qu'il est trompeur et père du mensonge. »

     Mon guide s'éloigna de ces lieux à grands pas;
il semblait inquiet et le regard revêche;
et, quittant aussitôt ces porteurs de fardeaux,

     je suivis en courant ses plantes bien-aimées.



CHANT XXIV
 

     À la jeune saison, alors que le Verseau
aux cheveux du soleil prodigue ses caresses
et que la nuit s'essaie à s'égaler au jour,

     quand la gelée au sol, en imitant la neige,
sa belle et blanche sœur, reproduit son image
à l'aide d'un pinceau qui s'épuise aussitôt,

     le villageois, qui sait que la huche est vidée,
regarde à son lever et, voyant la campagne
blanchir de bout en bout, s'arrache les cheveux,

     rentre dans sa maison et erre en gémissant
comme un infortuné qui ne sait plus que faire;
mais ressort aussitôt et renaît l'espoir,

     en voyant que le monde a changé de visage
en peu d'heures, et s'en va reprendre sa houssine
pour mener les brebis aux lieux du pâturage.

     Tel mon maître d'abord m'avait fait frissonner,
lorsque je l'avais vu si fortement troublé;
mais il appliqua vite à ce mal le remède.

     Aussitôt arrivés à ce pont abîmé,
je le vis, en effet, se retourner vers moi
avec cette douceur qu'il eut au pied du mont.

     Il contempla d'abord longuement la ruine;
il réfléchit ensuite un peu; puis, se tournant
vers moi pour me cueillir, il me prit dans ses bras.

     Comptant son moindre geste et calculant ses pas
et n'en faisant aucun sans prévoir le suivant,
il me mit au-dessus d'une première roche

     et, avisant plus loin un autre roc saillant,
il me dit: « Maintenant vas-y, grimpe là-haut,
en t'assurant d'abord qu'il supporte ton poids! »

     Le sentier n'était pas pour des porteurs de chape,
car lui, léger, et moi, poussé par lui, nous pûmes
à grand-peine grimper de saillant en saillant;

     et si par quelque hasard le sommet de ce mur
n'eût pas été plus bas que de l'autre côté,
il serait arrivé peut-être, mais sans moi.

     Mais comme Malefosse est partout inclinée
vers le rebord du puits où se trouve son centre,
le rempart qui finit chacun de ses vallons

     est plus haut au-dehors et plus bas au-dedans.
Nous parvînmes enfin tout à fait sur la crête,
à l'endroit où surplombe un roc de la jetée.

     Je sentais aux poumons s'épuiser mon haleine
quand nous fûmes là-haut, et, sans pouvoir bouger,
je me laissai tomber, aussitôt arrivés.

     « Il te faut désormais atteler à la peine,
me dit alors mon maître; on ne parvient jamais
à la gloire en dormant mollement sur les plumes;

     et celui qui prétend vivre sans l'obtenir
ne laissera de lui sur terre que la trace
de la fumée en l'air et des vagues dans l'eau.

     Lève-toi maintenant: surmonte cette angoisse
avec le seul esprit qui gagne les batailles,
avant qu'il ne succombe, accablé par les coups!

     Il te faudra monter de plus longs escaliers;
il ne nous suffit pas d'avoir semé ceux-ci:
si tu sais bien m'entendre, à toi d'en profiter! »

     Lors je me mis debout et, voulant lui montrer
plus de courage encor que je ne m'en sentais,
je lui dis: « Partons donc! Je suis fort et vaillant! »

     Nous marchions tous les deux sur le dos de ce pont,
qui semblait rocailleux, étroit et délabré,
plus dur à traverser que n'était le premier.

     Je parlais en marchant, pour paraître plus brave,
lorsqu'une voix sortit du fond de l'autre fosse,
malhabile à former des discours cohérents.

     Je ne l'entendais pas, bien que je fusse alors
au milieu de l'arcade enjambant le fossé;
mais celui qui parlait paraissait en colère.

     Je me penchai pour voir; mais le regard d'un homme
ne saurait pénétrer le couvert des ténèbres,
et c'est pourquoi je dis: « Maître, peut-on aller

     jusqu'au prochain rempart et descendre le mur?
Car tout comme j'entends sans rien pouvoir comprendre,
je regarde là-bas sans rien apercevoir. »

     « Au lieu de te répondre, allons-y, me dit-il;
car lorsque la demande est honnête, il vaut mieux
l'accorder aussitôt, sans parler davantage. »

     Nous descendîmes donc par le chevet du pont,
au point où l'on rejoint le huitième giron,
et je pus contempler le triste fond-de-sac.

     Ce que j'y vis n'était qu'un grouillement terrible
de serpents emmêlés de toutes les façons,
dont le seul souvenir hérisse mes cheveux.

     Qu'on ne me vante plus les sables de Libye,
car ils ont beau fournir les chelydres, les cenchres,
amphisbènes aussi, jacules et pharées,

     ils ne pourront jamais engendrer tant de monstres,
même si l'on y joint toute l'Éthiopie
et le désert qui gît au bord de la mer Rouge.

     Parmi cette cruelle et horrible abondance
couraient des hommes nus, sans espoir de trouver
un brin d'héliotrope ou quelque endroit couvert.

     J'apercevais leurs mains dans le dos attachées
par des nœuds de serpents, dont la tête et la queue
leur pendaient sur les reins ou se croisaient devant.

     Un serpent s'approcha d'un d'eux, qui se trouvait
juste au-dessous de nous, et le mordit soudain
à l'endroit où le cou se joint avec l'épaule.

     On ne saurait écrire un i plus vite, ou l’o
que je le vis brûler des pieds jusqu'à la tête,
et instantanément il fut réduit en cendre.

     Et cette même cendre était tombée à peine,
qu'elle se regroupa par sa propre vertu
et devint tout à coup ce qu'elle avait été.

     C'est de cette façon que, suivant les grands sages,
le Phénix disparaît et ressuscite ensuite,
lorsqu'il vient d'accomplir sa cinq centième année:

     il n'entretient ses jours ni d'herbe ni de grains,
mais seulement d'amome et de larmes d'encens,
et la myrrhe et le nard sont ses dernières langes.

     Comme celui qui tombe et ne sait pas comment,
soit que quelque démon lui fasse un croc-en-jambe
ou qu'il soit terrassé par des convulsions,

     et qui, se relevant, regarde autour de lui
et, encore hébété par cette grande crise
qu'il vient de traverser, se tâte en soupirant,

     tel était ce pécheur qui venait de surgir.
La divine puissance est pour nous bien sévère,
qui décharge des coups si durs, pour nous punir!

     Mon guide alors voulut savoir de lui son nom;
et il lui répondit: « Je fus précipité
naguère de Toscane en cette horrible gueule.

     J'aimais mener le train des bêtes, non des hommes,
comme un mulet. Je suis Vanni Fucci, la brute;
Pistoie en d'autres temps fut ma digne tanière. »

     Je dis à mon seigneur: « Qu'il ne s'en aille pas!
Demande quel méfait l'a mis dans cette fosse,
car je ne le savais qu'assassin et larron. »

     Ce pécheur m'entendit et ne s'en cacha point,
mais dirigea vers moi son regard, et sa face
s'assombrit tout à coup de honte et de dépit.

     « Je suis plus affligé de me voir découvert,
dit-il, dans la misère où tu viens de me voir,
que je n'avais été quand j'ai perdu le jour.

     Je ne puis refuser ce que tu me demandes:
si je suis mis si bas, c'est que je suis coupable
du vol des ornements dans une sacristie,

     et c'est à tort qu'un autre en était accusé.
Pourtant, je ne veux pas que tu t'en réjouisses,
si jamais tu ressors de ces lieux ténébreux.

     Ouvre donc bien l'oreille, écoute mon présage:
Pistoia maigrira d'abord des Noirs; ensuite
Florence changera de gens et de manières.

     Mais du Val de Magra le dieu Mars tirera
un brouillard entouré de nuages épais,
et dans le tourbillon d'une forte tourmente

     aux bords du Champ Picène il subira leurs coups;
sa foudre cependant éclatera soudain,
en sorte qu'aucun Blanc ne pourra s'échapper.

     Je sais qu'il t'en cuira: c'est pourquoi je l'ai dit! »



CHANT XXV
 

     Puis, ayant terminé son discours, ce voleur
leva les poings au ciel et fit des deux la figue,
en s'écriant: « Tiens, Dieu! vois ici mon hommage! »

     Ce n'est que depuis lors que j'aime les serpents;
car l'un d'eux vint soudain s'enrouler à son cou,
comme voulant lui dire: « Il est temps de te taire. »

     Un autre enveloppait étroitement ses bras,
formant autour du corps un nœud si bien serré,
qu'en vain eût-il voulu faire un seul mouvement.

     Pistoia, Pistoia, quand décideras-tu
de te réduire en cendre et de t'anéantir,
puisque de tes aïeux tu surpasses les crimes?

     Dans les sombres girons, les plus bas de l'Enfer,
je n'ai pas rencontré d'ombre plus arrogante,
même en comptant celui qui s'effondra sous Thèbes.

     Il prit alors la fuite et ne dit plus un mot;
mais je vis aussitôt un centaure rageur
qui venait en criant: « Où donc est ce rebelle? »

     La Maremme, je crois, ne saurait contenir
des couleuvres, autant qu'il en portait lui-même
de la croupe à l'endroit où commencent nos lèvres.

     À cheval sur l'échine et derrière la nuque
se tenait un dragon aux ailes déployées,
et tout ce qu'il touchait se réduisait en cendre.

     Mon maître m'expliqua: « Voici venir Cacus,
qui fit souvent couler une mare de sang
au-dessous du rocher du vieux mont Aventin.

     Il ne suit pas ici le chemin de ses frères,
à cause du troupeau qu'il avait près de lui
et que sournoisement il prétendit voler.

     Ce fut alors qu'Hercule, armé de sa massue,
mit fin à ses méfaits, lui assenant cent coups,
quatre-vingt-dix desquels étaient bien superflus. »

     Le monstre disparut pendant que nous causions;
trois âmes cependant s'arrêtèrent en bas,
sans que mon guide et moi les eussions observées,

     et crièrent vers nous: « Dites-nous qui vous êtes! »
Le cours de notre histoire alors fut oublié,
pour observer de près les nouveaux arrivants.

     Je n'en reconnaissais aucun; mais il advint
ce qui souvent arrive en d'autres cas pareils,
qui fut que par hasard l'un dit le nom de l'autre,

     en voulant demander: « Où peut rester Cianfa? »
Je mis, en l'entendant, un doigt devant ma bouche,
pour prier mon seigneur d'attendre sans parler.

     Lecteur, je ne serais nullement étonné,
si tu ne croyais pas ce que je vais conter,
puisque moi, qui l'ai vu, j'ai du mal à l'admettre.

     Pendant que du regard je les guettais ainsi,
un dragon à six pieds surgit soudain, qui vint
se jeter sur l'un d'eux, s'enroulant à son corps.

     De ses pieds du milieu lui ceinturant le ventre,
il le saisit aux bras avec ceux du devant,
mordant à pleines dents dans l'une et l'autre joue.

     Des pattes de derrière il le saisit aux reins
et, lui faisant passer sa queue entre les cuisses,
on la vit ressortir et pointer sur son flanc.

     Le lierre ne saurait s'accrocher à son arbre
plus que ne le faisait cet horrible animal,
s'entortillant au corps de l'autre avec ses membres.

     Ils se collaient enfin comme le fait la cire
que l'on vient de chauffer, mélangeant leurs couleurs,
en sorte qu'aucun d'eux n'était celui d'avant,

     comme l'on aperçoit, lorsqu'on brûle un papier,
courir devant la flamme une frange brunâtre
qui noircit aussitôt, tandis que meurt le blanc.

     Les autres, à côté, regardaient en criant:
« Hélas, Agnel, hélas, que te voilà changé!
Regarde, en cet instant tu n'es ni deux ni seul. »

     Leurs deux têtes bientôt n'en formèrent plus qu'une,
et je vis confondus sous une seule face
les visages mêlés de ces deux malheureux.

     On vit deux bras sortir de leurs quatre appendices;
les flancs avec le tronc, les jambes et le ventre
devenaient tour à tour des membres jamais vus.

     Tout ce qui rappelait leur première figure
me semblait s'effacer; et cette horrible image
de deux et de personne avançait lentement.

     Comme sous le fléau des jours caniculaires
le lézard court parfois pour changer de hallier,
traversant le chemin plus vite que l'éclair,

     tel je vis tout à coup monter vers la bedaine
des deux infortunés un serpent courroucé,
petit, livide et noir comme un grain de piment.

     Il vint mordre l'un d'eux tout près de cet endroit
par où nous recevons le premier aliment,
puis il tomba par terre, étalé sous ses pieds.

     Le mordu le voyait, mais ne pouvait rien dire
et, raidi sur ses pieds, ne faisait que bâiller,
comme pris par la fièvre, ou comme ayant sommeil.

     Lui-même et le serpent, ils s'entre-regardaient
et, l'un par sa blessure et l'autre par sa bouche,
ils soufflaient deux vapeurs qui se mêlaient dans l'air.

     Que désormais Lucain ne vante plus l'histoire
du pauvre Sabellus ou de Nasidius,
mais qu'il vienne plutôt écouter mon récit!

     Le conte d'Aréthuse et Cadmus, dans Ovide,
rapporte, je sais bien, qu'ils devinrent serpent
et fontaine; et pourtant je n'en suis point jaloux,

     puisqu'il ne mêle, lui, jamais les deux natures
présentes à la fois, en surprenant les formes
au moment d'échanger entre elles leurs substances.

     Or, quant à ces deux-ci, tel était leur accord
que, pendant que fourchait de ce dragon la queue,
les deux pieds du blessé se fondaient en un seul.

     Les cuisses et les flancs paraissaient se souder
et se continuaient si bien, qu'en un instant
on n'eût su distinguer l'endroit de leur jointure.

     La queue, en même temps, prenait chez l'un la forme
qui se perdait chez l'autre; et la peau devenait
plus souple d'un côté, plus rugueuse de l'autre.

     Puis je vis les deux bras rentrer sous les aisselles
et s'allonger les pieds trop courts de ce dragon
exactement d'autant qu'ils décroissaient chez l'autre.

     Les pattes de derrière, en se nouant ensemble,
produisirent enfin le membre que l'on cache,
et l'autre vit le sien qui se fendait en deux.

     Pendant que la vapeur qui les enveloppait
de nouvelles couleurs fournissait à l'un d'eux
les cheveux qu'elle était en train de prendre à l'autre,

     l'un se dressait debout, l'autre s'aplatissait,
toujours sans détourner les malheureux regards
sous l'empire desquels ils changeaient de museau.

     L'un, qui restait debout, retirait vers les tempes,
et l'excès de matière, en s'y réunissant,
à son visage lisse ajouta deux oreilles;

     ce qui ne s'était pas retiré vers l'arrière
forma de son surplus le nez de cette face
et épaissit la lèvre autant qu'il le fallait.

     Et le tombé pointa son visage en avant,
et l'oreille rentra sous la peau de la tête,
comme chez l'escargot se cachent les deux cornes.

     Enfin, sa langue unie et qui savait parler
se fendit et devint une et lisse chez l'autre,
qui l'eut d'abord fourchue, et les vapeurs cessèrent.

     À ce moment, l'esprit déjà devenu bête
prit la fuite en sifflant le long de la vallée,
pendant qu'en le suivant l'autre crachait des mots.

     Il lui tourna bientôt son dos tout neuf et dit
au troisième: « À présent c'est le tour de Buoso:
qu'il coure en se tramant comme moi, sur la route! »

     Voilà comment j'ai vu cette septième lie
muer et transmuer: la nouveauté du thème
suffit pour m'excuser, si je le conte mal.

     Et bien que mes esprits fussent en ce moment
obscurcis et surpris autant que mon regard,
ils ne purent s'enfuir sans que je reconnaisse

     Puccio Sciancato, le seul jusqu'à présent
qui, des trois compagnons que nous vîmes d'abord,
restait en son entier, sans changement; et l'autre,

     Gaville, était celui qui t'a fait tant pleurer.



CHANT XXVI
 

     Tu peux t'enorgueillir de tant d'éclat, Florence,
car ton nom sonne haut par terre et sur la mer
et se répand encor jusqu'au fond de l'Enfer.

     En effet, j'ai trouvé cinq de tes citoyens
parmi tous ces voleurs, à ma très grande honte
– et toi-même, en peux-tu tirer beaucoup d'honneur?

     Mais si les songes faits à l'heure où l'aube pointe
sont vrais, tu sentiras sans doute avant longtemps
tout le mal qu'on te veut pas plus loin qu'à Prato.

     S'il vient, il ne saurait te surprendre trop tôt;
et puisqu'il doit venir, qu'il vienne donc plus vite,
car plus je deviens vieux, plus il doit m'en coûter.

     Nous partîmes ensuite, en profitant des roches
qui nous avaient servi de marches pour descendre,
et mon guide, en montant, me tirait après lui.

     Ainsi, suivant toujours le chemin solitaire,
parmi tous les débris et les saillants du pont,
le pied n'avançait pas sans s'aider de la main.

     J'avais bien peur alors, mais je l'ai davantage
maintenant que je pense à tout ce que j'ai vu;
je freine mon esprit plus qu'à mon ordinaire

     et je ne veux sortir du chemin de vertu,
pour que, si mon étoile ou quelqu'un de meilleur
m'a découvert le bien, j'en fasse un bon usage.

     Car comme le vilain couché sur la colline
pendant cette saison où le flambeau du monde
nous cache moins longtemps l'aspect de son visage,

     à l'heure où fuit la mouche et paraît le moustique,
voit un nombre infini de vers luisants au fond
du vallon où peut-être il laboure ou vendange,

     telles je vis briller au huitième giron
des flammèches sans nombre, aussitôt que je vins
à l'endroit où la vue arrivait jusqu'au fond.

     Et tout comme celui que les ours ont vengé,
au moment du départ, dut voir le char d'Élie
lorsqu'il fut emporté par ses chevaux au Ciel,

     en sorte que les yeux le suivaient sans pouvoir
rien distinguer de plus qu'une boule de feu
qui montait dans les airs comme un petit nuage,

     tels s'agitaient ces feux sur le fond de la fosse,
sans que l'on pût, de loin, distinguer leur noyau;
et chaque flamme était la prison d'un pécheur.

     Je les examinais du haut de la jetée
et me penchais sur elle, au bord d'une saillie,
sans quoi j'aurais bien pu tomber sans qu'on me pousse.

     Mon guide cependant, me voyant absorbé,
m'expliqua: « Ces pécheurs sont au sein de ces feux,
chacun enveloppé des flammes qui le brûlent. »

     « Maître, lui dis-je alors, ce que tu viens de dire
confirme mes soupçons, car j'avais cru comprendre
ce que c'était; pourtant, j'allais te demander

     qui vient dans ce feu-là, qu'on voit se fendre en deux
par le haut, et qui semble échapper du bûcher
qui reçut à la fois Étéocle et son frère? »

     Il répondit alors: « On punit là-dedans
Ulysse et Diomède; ils restent réunis
par leur commune faute et par leur châtiment.

     Ils pleurent tous les deux, dans cette double flamme,
l'astuce du cheval qui fraya le chemin
par où vint des Romains le généreux ancêtre.

     Ils pleurent l'artifice auquel Déidamie
doit de verser toujours des larmes pour Achille,
et le Palladium qu'ils avaient dérobé. »

     « S'ils peuvent, dis-je alors, du milieu de leur flamme
entendre nos discours, ô maître, je t'en prie
(et que cette prière ait la force de mille)

     laisse-moi m'arrêter un peu dans cet endroit,
afin d'attendre ici cette flamme cornue:
tu vois que le désir me pousse fort vers elle! »

     Il répondit alors: « Ta demande mérite
l'éloge le plus grand, aussi je l'autorise;
il faudra cependant t'abstenir de parler.

     Je vais les aborder pour toi, car j'ai compris
ce que tu veux savoir; et ce sont là des Grecs,
qui pourraient mépriser ta façon de parler. »

     Ainsi, lorsque la flamme arriva près de nous
et que mon guide crut le moment favorable,
je l'entendis enfin leur tenir ce discours:

     « Ô vous qui venez deux au sein d'un même feu,
si j'ai gardé des droits sur vous, de mon vivant,
si j'ai gardé des droits sur vous, beaucoup ou peu,

     en écrivant là-haut cet illustre poème,
ne vous éloignez pas! que l'un de vous nous dise
en quel lieu, se perdant, il fut chercher la mort! »

     Le sommet le plus haut de cette vieille flamme
se mit à s'agiter tout à coup, murmurant
comme si la tempête eût tourmenté sa pointe.

     Ensuite, en promenant de-çà de-là son faîte,
à l'instar d'une langue essayant de parler,
il émit une voix que l'on entendait dire:

     « Ayant abandonné Circé, qui plus d'un an
me retint dans ses rets, là-bas, près de Gaète
(qui n'avait pas ce nom, imposé par Énée),

     ni le très grand amour que j'avais pour mon fils,
ni l'amour filial, ni la foi conjugale
qui devait rendre heureux le cœur de Pénélope

     n'ont été suffisants pour vaincre en moi la soif
que j'avais de savoir tous les secrets du monde,
tous les vices de l'homme, ainsi que ses vertus.

     Je repris donc la mer et partis vers le large,
avec un seul navire et la petite troupe
qui n'avait pas voulu m'abandonner alors.

     J'ai couru les deux bords jusqu'au bout de l'Espagne,
la côte du Maroc et l'île de Sardaigne
et les autres pays qu'entoure cette mer.

     Mes compagnons et moi, nous étions vieux et las
au moment d'arriver à cet étroit passage
qu'Hercule au temps jadis signala de ses bornes,

     pour dire que personne au-delà ne s'avance;
nous avions dépassé Séville à notre droite,
après avoir laissé Ceuta sur notre gauche.

     « Mes frères, dis-je alors, après cent mille écueils,
nous voici parvenus au bout de l'Occident!
Mais ce bref lumignon du soir de notre vie,

     mais ce souffle dernier qui nous demeure encore,
pourront-ils reculer, devant la découverte
qui nous attend, à l'ouest, du monde sans humains?

     Considérez plutôt vos nobles origines:
car vous n'êtes pas faits à l'image des bêtes
mais conçus pour aimer la science et le bien! »

     J'avais, par ce discours, rendu mes compagnons
tellement désireux de me suivre partout,
que je n'aurais plus su comment les retenir.

     Tournant la poupe alors du côté du matin,
pour notre vol de fous les rames furent ailes,
et nous voguions à l'ouest en prenant sur la gauche.

     Déjà la nuit venait nous montrer les étoiles
d'un pôle différent, le nôtre étant si bas,
qu'il ne surgissait plus des profondeurs de l'eau.

     Cinq fois s'est allumée et cinq fois s'est éteinte
la face de la lune où l'on voit la lumière,
depuis que nous glissions sur l'immense Océan,

     lorsque sur l'horizon nous avons aperçu
un grand mont noir au loin, qui paraissait plus haut
que toutes les hauteurs que j'avais déjà vues.

     Nous criâmes de joie, et bientôt de douleur,
car un orage vint de la terre nouvelle
et s'abattit soudain sur l'avant de la nef.

     Il la fit tournoyer trois fois sur l'eau mouvante;
à la quatrième fois il souleva la poupe,
comme un autre voulait, submergeant notre proue,

     jusqu'à ce que la mer se refermât sur nous. »



CHANT XXVII
 

     Son discours terminé, la flamme redevint
plus droite et plus posée et s'éloigna de nous,
non sans prendre congé du suave poète,

     lorsque voici qu'une autre, arrivant derrière elle,
nous fit tourner les yeux du côté de sa pointe,
à cause du bruit sourd qui semblait en sortir.

     Tel que mugit d'abord le bœuf sicilien,
par le moyen des pleurs (d'ailleurs bien mérités)
de celui qui le fit avec ses propres mains,

     en sorte que les cris de cet infortuné
pouvaient faire penser que, bien qu'il fût d'airain,
lui-même il ressentait de cuisantes douleurs,

     tel, n'ayant pu trouver à la pointe des flammes
un chemin ou pertuis, son malheureux discours
empruntait, pour sortir, le langage du feu.

     Ayant fini pourtant par s'ouvrir un passage
par le haut du sommet, qu'elle faisait vibrer
comme l'eût fait la langue en prononçant des mots,

     une voix nous parvint: « Ô toi que j'appelais
et qui parlais lombard, quelques instants plus tôt,
quand tu disais: « Va-t'en! à présent j'ai fini! »

     j'arrive auprès de toi peut-être un peu trop tard;
veuille attendre pourtant, pour parler avec moi,
puisque j'attends bien, moi, qui brûle cependant.

     Si le temps n'est pas loin, où dans le monde aveugle
tu fus précipité de cette douce terre
latine, où j'ai commis les péchés que j'expie,

     dis-moi si la Romagne voit la guerre ou la paix;
car je suis d'un endroit de là-bas, entre Urbin
et le joug sous lequel le Tibre prend sa source. »

     J'écoutais de ma place au-dessus du giron,
quand mon guide à côté me fit du coude un signe
en disant: « Parle-lui toi-même! il est Latin. »

     Moi, qui tenais déjà mon discours préparé,
je me mis à parler sans tarder davantage:
« Âme qui dans la flamme es ainsi prisonnière,

     ta Romagne n'est point et n'a jamais été
en paix: la guerre loge au cœur de ses tyrans;
mais je n'en sais aucune ouverte en ce moment.

     Ravenne est ce qu'elle est depuis beaucoup d'années:
l'aigle de Polenta la couve sous ses ailes
si bien, qu'en même temps il couvre Cervia.

     Cette ville autrefois longuement éprouvée
et qui fit de Français un si sanglant monceau
se trouve maintenant sous les deux griffes vertes.

     À Verrucchio, le vieux et le jeune mâtin
qui firent à Montagne un si mauvais parti,
plantent toujours leurs crocs à l'endroit de coutume.

     La ville de Lamone et celle de Santerne
obéissent toujours au lion au nid blanc,
qui change de parti de l'hiver au printemps.

     Celle où le Savio traverse la campagne,
de même qu'elle reste entre plaine et montagne,
hésite entre être libre et la peur du tyran.

     Veuille aussi maintenant dire quel est ton nom;
ne sois pas plus rétif que d'autres que j'ai vus,
pour que ton souvenir puisse vaincre l'oubli. »

     Cette flamme rugit comme elle l'avait fait,
pendant un bon moment, puis, brandissant sa pointe
de-çà de-là, finit par siffler ces propos:

     « Si jamais je pensais que celui qui m'écoute
pourrait par un hasard retourner dans le monde,
j'aurais déjà cessé de m'agiter ainsi.

     Mais puisqu'on ne saurait remonter vers la vie,
si ce qu'on dit est vrai, du fond de ces ténèbres,
je pourrai te parler sans craindre l'infamie.

     Je fus d'abord soldat, ensuite cordelier,
pensant que sous l'habit je ferais pénitence;
et certes mon espoir aurait donné des fruits,

     sans ce grand prêtre, hélas! que le Ciel le confonde!
qui vint me replonger dans mes premières fautes;
et voilà le comment et le pourquoi de tout:

     Tant que j'eus cet aspect formé d'os et de chair,
tel que je le reçus de ma mère, mes œuvres
ont été d'un renard plutôt que d'un lion;

     et je savais à fond tout l'art des subterfuges
et des moyens couverts: j'en fis si bon usage,
que leur bruit retentit au bout de l'univers.

     Et lorsque je me vis arriver à ce point
de mon âge, où chacun devrait apprendre enfin
l'art de carguer la voile et serrer les cordages,

     je me mis à haïr ce que j'avais aimé:
repentant et confès, j'ai pris alors l'habit,
et j'aurais pu, hélas! mériter le salut.

     Cependant, le seigneur des nouveaux Pharisiens
du côté de Latran venait d'entrer en guerre,
non pas contre les juifs ou contre les païens,

     car ses seuls ennemis étaient tous des chrétiens,
et qui n'avaient pourtant ni repris Saint-Jean-d'Acre,
ni fait aucun commerce au pays du Sultan.

     Il n'eut aucun égard pour son suprême office,
pour les ordres sacrés, pour mon pauvre cordon
qui doit mortifier la chair de ceux qu'il ceint;

     mais, comme Constantin fit appeler Sylvestre
de Soracte, espérant qu'il guérirait sa lèpre,
de même celui-ci m'élut pour médecin,

     afin de lui guérir la fièvre de l'orgueil.
Il demandait conseil; je ne fis que me taire,
car son discours semblait un effet de l'ivresse.

     Il me dit à la fin: « Tu n'auras rien à craindre:
d'avance je t'absous, si tu peux m'enseigner
le meilleur des moyens d'anéantir Préneste.

     Je peux ouvrir le Ciel et je peux le fermer,
comme tu sais; aussi sont-elles deux, les clefs
que mon prédécesseur n'a pas voulu garder. »

     Je me vis obligé par ses graves raisons,
au point que le silence aurait été le pire,
en sorte que je dis: « Puisque ainsi tu me laves,

     Père, de ce péché que j'encours pour toi seul,
de grands serments d'abord, et peu d'effets ensuite
te feront, de ta chaire, aisément triompher. »

     À ma mort, saint François m'était venu chercher,
mais l'un des anges noirs s'avança pour lui dire:
« Ne me l'enlève pas! ne me fais pas ce tort!

     Sa place est tout en bas, avec mes autres serfs:
il commit le péché du conseil de la fraude:
je l'ai toujours, depuis, tenu par les cheveux.

     On ne peut se sauver sans s'être repenti;
on n'est pas repenti, si l'on pèche en pensée:
la contradiction des termes est flagrante. »

     Comme je me sentais, pauvre de moi, trembler,
lorsqu'il vint me saisir en me disant: « Sans doute
ne me croyais-tu pas aussi bon logicien. »

     Il me vint déposer devant Minos, qui fit
le tour des reins rugueux huit fois avec sa queue
et dit, en en mordant le bout dans sa colère:

     « Ce pécheur mérita l'enveloppe des flammes! »
Et me voici perdu, comme tu vois, ici,
errant sous cette croûte où je pleure mon sort. »

     Et puis, ayant ainsi terminé son discours,
la flamme s'éloigna lentement, avec peine,
tordant et tourmentant la pointe de sa langue.

     Quant à mon guide et moi, nous partîmes aussi,
le long de ce grand pont, jusqu'à l'arc enjambant
la fosse où vont payer leur dette les coupables

     qui se sont fait damner en semant la discorde.



CHANT XXVIII
 

     Qui pourrait raconter, même dans un discours
sans l'entrave des vers, le sang et les fléaux
qui se montraient là-bas? La langue la plus riche,

     même en le répétant, n'y saurait parvenir,
car notre intelligence et nos expressions
ne suffiront jamais pour traduire ces choses.

     Et si quelqu'un pouvait réunir tout ce monde
qui sur le sol heureux des Pouilles d'autrefois
avait perdu la vie en luttant contre Rome,

     ou dans le grand combat à la suite duquel
fut ramassé d'anneaux cet abondant butin
dont parle Tite-Live, écrivain véridique;

     et même en ajoutant ceux qui furent tués
pour s'être soulevés contre Robert Guiscard
et ceux dont si souvent on retrouve les os

     aux champs de Ceperane, où les gens de la Pouille
se sont conduits en traîtres, et à Tagliacozzo,
où le bonhomme Alard avait vaincu sans armes,

     afin qu'ils montrent tous leurs moignons et leurs plaies,
cela ne serait pas assez, pour égaler
le spectacle inhumain du neuvième giron.

     Le tonneau, lorsqu'il perd quelque douve ou le fond,
ne reste pas béant, comme un que j'aperçus
ouvert depuis le cou jusqu'au trône des pets.

     Entre ses deux genoux pendillaient ses boyaux,
les entrailles à l'air, avec le sac fétide
qui prend nos aliments pour les merdifier.

     Je tenais mon regard rivé sur cette horreur;
il ouvrit, m'ayant vu, de ses mains sa poitrine
et dit: « Regarde donc comme je me déchire!

     Vois à quel triste état est réduit Mahomet!
Celui qui va devant en pleurant, c'est Ali,
le visage béant du toupet au menton.

     Tous les autres esprits que tu peux voir ici
dans la vie ont été des semeurs de scandale
et de schisme; et voilà ce qui les fend ainsi!

     Un diable qui se tient là-dedans nous accoutre
de si triste façon, en nous faisant passer,
tous ceux de notre troupe, au fil de son épée,

     lorsqu'on a fait le tour du chemin de douleur;
car nos blessures sont à chaque coup guéries,
aussitôt qu'il nous faut retourner devant lui.

     Mais toi, qui donc es-tu, qui lambines là-haut,
sans doute dans le but de retarder la peine
qu'on a dû t'infliger sur ta confession? »

     « Pour celui-ci, la mort n'est pas encor venue,
dit mon maître; il n'a pas à expier des fautes;
mais afin qu'il en ait entière connaissance,

     je dois, moi qui suis mort, l'accompagner partout
à travers cet Enfer, de vallon en vallon;
et ce que je t'en dis est pure vérité. »

     En entendant ces mots, plus de cent de ces ombres
s'arrêtèrent au fond du fossé, pour me voir,
si surpris, qu'on eût dit qu'ils oubliaient leurs peines.

     « Puisqu'il en est ainsi, dis à Frère Dolcin,
toi qui verras bientôt sourire le soleil,
s'il ne veut pas grossir trop vite notre rang,

     qu'il prenne en quantité des vivres, car la neige
pourrait seule donner la victoire à Novare,
qui peinerait en vain pour l'avoir autrement. »

     Ensuite, après avoir prononcé ces paroles,
qu'il dit au pied levé, sur le point de partir,
Mahomet repartit et s'éloigna de nous.

     Un autre, qui venait avec la gorge ouverte
et dont le nez coupé saignait jusqu'aux sourcils,
pendant qu'il ne gardait qu'une oreille des deux,

     venait de s'arrêter devant nous, parmi d'autres,
pour nous voir; il ouvrit la bouche le premier,
toute rouge de sang, ainsi qu'une blessure,

     et dit: « Toi qui n'as pas de faute qui te damne
et que j'ai déjà vu sur la terre latine,
si quelque faux semblant n'abuse pas mes sens,

     souviens-toi d'avoir vu Pierre de Médecine,
si jamais tu reviens pour voir la belle plaine
qui, partant de Verceil, descend à Marcabo.

     Va voir messire Guide avec Angiolello,
les meilleurs de tous ceux de Fano, pour leur dire
qu'aussi vrai que d'ici nous voyons l'avenir,

     ils se verront jeter hors de nef, à la mer,
une pierre à leur cou, près de Cattolica,
grâce à la trahison d'un inique tyran.

     Depuis l'île de Chypre à celle de Majorque,
Neptune n'a pas vu de crime plus atroce
commis par un corsaire ou par les gens d'Argos.

     Ce traître sans aveu, qui ne voit que d'un œil
et régit ce pays qu'un de mes compagnons
eût sans doute aimé mieux n'avoir jamais connu,

     sous couleur de vouloir venir à parlement,
s'arrangera si bien, qu'ils n'auront plus besoin
de prier pour le vent qui les mène à Focare. »

     Moi, je lui répondis: « Montre-moi de plus près,
si tu veux que là-haut je porte tes nouvelles,
celui dont tu me dis qu'il eut la vue amère. »

     À ces mots, il posa la main sur la mâchoire
d'un de ses compagnons, et lui ouvrit la bouche
en disant: « Le voici; mais il ne parle pas.

     C'est lui qui dissipa le doute de César
dans l'exil, lui disant que celui qui, tout prêt,
prend le parti d'attendre, est toujours dans son tort. »

     Oh! comme il paraissait malheureux et défait,
Curion, sans la langue arrachée au gosier,
et qui parlait d'abord si témérairement!

     Un autre, dont les mains avaient été coupées,
levait dans l'air obscur les deux moignons sanglants
qui de son propre sang barbouillaient son visage

     et me criait de loin: « Souviens-toi de Mosca270bis,
qui dit, le malheureux: « Le vin en est tiré »,
semant le grain d'ivraie entre ceux de Toscane. »

     Je ne fis qu'ajouter: « Et la fin de ta race. »
Alors, cette douleur augmentant la première,
il disparut soudain, déconfit et confus.

     Je restais cependant à regarder les autres,
et je vis un objet que, sans d'autres témoins,
je devrais hésiter à raconter tout seul:

     mais j'ai ma conscience à moi, qui me rassure
et enhardit mon cœur, cette noble compagne,
sous le puissant haubert de sa propre innocence.

     Je vis sans en pouvoir douter, et il me semble
que je le vois encore, un homme qui marchait
sans tête, dans les rangs de ce triste troupeau.

     Il portait, la tenant par les cheveux, sa tête
coupée, au bout du bras, en guise de lanterne,
et la tête louchait et nous disait: « Hélas! »

     Il semblait se servir de fanal à lui-même.
Ils étaient deux et un, un et deux à la fois:
Celui d'en haut sait seul comment cela peut être.

     Lorsqu'il fut sous le pont, juste au-dessous de nous,
il leva vers le haut le bras portant la tête,
pour mettre ses propos plus à notre portée,

     et il dit: « Tu peux voir la peine qui m'afflige,
toi qui viens visiter les morts et qui respires,
et dire s'il existe un tourment plus cruel.

     Et si jamais tu veux dire au monde mon nom,
tu sauras que je suis Bertrand de Born, qui fus
le mauvais conseiller de mon trop jeune roi.

     J'ai fait des ennemis du père et de son fils,
tout comme Achitophel, dont les pointes perfides
soulevaient Absalon contre David son père.

     Pour avoir séparé deux êtres si liés,
je porte, hélas! ainsi mon cerveau séparé
du principe vital qui siège dans ce tronc,

     afin de m'appliquer la loi du talion. »



CHANT XXIX
 

     Le grand nombre de gens, les différentes plaies
avaient si fortement agi sur mon regard,
que mon cœur n'aspirait qu'au refuge des larmes.

     Mais Virgile me dit: « Finis de regarder!
Pourquoi toujours chercher à tout voir de si près,
des ombres sans espoir, là-bas déchiquetées?

     Tu n'as pas fait ainsi dans les autres girons:
si jamais tu prétends les compter, souviens-toi
que le tour de ce cercle occupe vingt-deux milles.

     Or, la lune est déjà plus bas que notre pied.
Nous n'aurons désormais que peu de temps à nous,
et tu n'as pas tout vu de ce que tu dois voir. »

     « Si tu pouvais savoir, lui répondis-je alors,
ce qui dans cette fosse attirait mon regard,
peut-être dirais-tu que j'avais bien raison. »

     Il s'en allait déjà; moi, je suivais ses pas,
pendant que je parlais de la sorte avec lui,
ajoutant aussitôt: « Au fond de ce vallon

     que tu m'as vu tantôt fixer si longuement,
je pense qu'un esprit de ma race déplore
la faute qu'en ce cercle on doit payer si cher. »

     « Cesse de tourmenter désormais ton esprit,
me dit alors mon maître, avec de tels pensers:
qu'il reste, s'il s'y trouve, et toi, regarde ailleurs!

     Oui, je l'avais bien vu là-bas, au pied du pont,
qui menaçait du doigt et te montrait aux autres,
et j'entendis son nom: c'est Geri del Bello.

     Mais tu semblais alors tellement occupé
avec celui qui fut seigneur de Hautefort,
que tu ne l'aperçus que lorsqu'il s'en alla. »

     « Ô maître, dis-je alors, sa mort si violente
et dont jusqu'à ce jour aucun de ceux qui prennent
une part à l'affront, n'a su tirer vengeance,

     l'a rendu furieux; c'est pour cette raison
qu'il s'éloigna, je crois, sans vouloir me parler,
ce qui n'amoindrit pas la pitié que je sens. »

     Nous marchâmes ainsi, discourant, jusqu'au bout
du pont, d'où l'on découvre une nouvelle fosse,
que l'obscurité seule empêchait de bien voir.

     Sitôt que je parvins près de ce dernier cloître
de Malefosse, au point d'où le regard pouvait
en compter un par un tous les frères convers,

     je fus soudain frappé par des nombreuses plaintes,
flèches semblant porter des pointes de pitié,
qui me firent boucher des deux mains mes oreilles.

     Comme si les douleurs de tous les hôpitaux
de Valdichiana, de juillet à septembre,
et les maux de Sardaigne et ceux de la Maremme

     dans un même fossé s'assemblaient pêle-mêle,
tel montait dans le bruit la triste puanteur
que l'on sent exhaler des membres gangrenés.

     Nous descendîmes là, sur la première berge
de la longue falaise, à main gauche toujours,
et de là je pus voir un peu plus clairement

     jusqu'au fond du vallon, où la grande servante
de l'autre souverain, l'infaillible Justice,
fait punir tous les faux dont elle tient registre.

     Et je ne pense pas que le peuple malade
d'Égine pût offrir un plus triste spectacle,
lorsque l'air y devint si pestilentiel

     que tous les animaux, jusques au moindre ver,
y perdirent la vie, et la race des hommes
(les poètes, du moins, le donnent pour certain)

     s'y rénova depuis par des œufs de fourmi,
que celui qu'on voyait dans la sombre vallée
où les monceaux d'esprits gisaient de toutes parts.

     Tel restait allongé sur le ventre d'un autre,
tel autre sur le dos, ou rampait lentement
sur le triste chemin, marchant à quatre pattes.

     Nous allions pas à pas et sans dire un seul mot,
toujours en regardant et écoutant ces ombres
malades et gisant sans pouvoir se lever;

     et j'en vis deux assis, s'appuyant l'un sur l'autre,
comme on met bord à bord deux poêlons dans le four,
et crouteux tous les deux des pieds jusqu'au toupet.

     Et le valet qui sait que le maître l'attend,
ou celui qu'on oblige à veiller malgré lui
ne sauraient manier plus vite leurs étrilles,

     que chacun d'eux tournait rageur contre soi-même
la morsure de l'ongle, essayant de calmer
cette démangeaison qui n'a plus de recours;

     et leurs doigts, en grattant, râpaient la pourriture
comme un couteau raclant les écailles des brèmes
ou d'un autre poisson encor plus écailleux.

     « Ô toi, qui de tes doigts te défais maille à maille,
demanda mon seigneur à l'un de ces deux-là,
et semblés t'en servir comme d'autant de pinces,

     parmi tous les esprits qui se trouvent ici
connais-tu des Latins? ainsi tes ongles puissent
suffire à ce travail pendant l'éternité. »

     « Nous-mêmes, que tu vois ainsi décomposés,
nous sommes des Latins, nous dit l'un, en pleurant;
mais dis-nous donc ton nom, toi qui nous le demandes. »

     « Je suis, répondit-il, une ombre qui descend
pour guider ce vivant de giron en giron,
et qui fais de mon mieux pour lui montrer l'Enfer. »

     Alors prit fin soudain leur appui mutuel,
et leurs regards transis se fixèrent sur moi,
avec ceux des voisins qui l'avaient entendu.

     Le bon maître me dit, en s'approchant de moi:
« Allons, demande-leur ce que tu veux savoir! »
Et voulant obéir, je me mis à leur dire:

     « Que votre souvenir ne s'envole jamais,
dans le monde premier, de l'esprit des humains,
mais qu'il y vive encor sous de nombreux soleils,

     si vous me déclarez vos noms et vos patries:
n'hésitez surtout pas à me faire comprendre
le pourquoi de vos maux si durs et déplaisants. »

     « Moi, j'étais d'Arezzo, répondit l'un des deux;
et à Sienne Albéric m'a mis sur le bûcher,
mais pour une autre erreur que celle que j'expie.

     Je lui dis, il est vrai, mais pour me divertir:
« Je pourrais m'élever dans les airs et voler; »
lui, sans y voir malice et qui mourait d'envie,

     insista pour savoir quel était mon secret:
comme je n'en ai pu faire un nouveau Dédale,
je fus enfin brûlé par ordre de son père.

     Mais je suis au dernier de ces dix culs-de-sac
par ordre de Minos, qui ne saurait faillir,
parce que j'ai, là-haut, pratiqué l'alchimie. »

     Lors je dis au poète: « Un peuple aussi futile
que le peuple de Sienne exista-t-il jamais?
Je crois qu'aux Français même ils leur rendraient des points. »

     Alors l'autre lépreux, qui m'avait entendu,
répondit aussitôt: « Exceptes-en Stricca,
qui sut parfaitement modérer sa dépense;

     et Niccolò, qui fut le premier à planter,
au jardin où prend bien une telle semence,
le goût dispendieux pour les clous de girofle.

     Exceptes-en aussi la belle compagnie
où Caccia d'Asciano mangeait forêts et vignes
et l'Ébloui passait pour un puits de sagesse.

     Mais si tu veux savoir qui te soutient si bien
contre les gens de Sienne, aiguise ton regard
et tu reconnaîtras peut-être mon visage.

     Tu verras que je suis l'ombre de Capocchio,
qui voulus fabriquer l'or faux par alchimie;
et, si je te vois bien, tu dois te rappeler

     que j'ai très bien singé les œuvres de nature. »



CHANT XXX
 

     Quand Junon sévissait contre le sang de Thèbes
à cause de l'amour qu'inspirait Sémélé,
comme elle le fit voir à plus d'une reprise,

     elle mit Athamas dans une telle rage,
qu'apercevant de loin sa femme et ses enfants
qu'elle était lors en train de porter dans ses bras,

     il cria: « Tendez-moi ces rets! je m'en vais prendre
à ce gué la lionne avec ses lionceaux! »
Ensuite, saisissant dans ses féroces griffes

     l'un de ses deux enfants, qui s'appelait Léarque,
il le fit tournoyer, le broyant contre un roc,
sa femme se noyant sous ses yeux, avec l'autre.

     Quand du Destin la roue abattit à la fin
la fierté des Troyens, qui pourtant osaient tout,
et leur roi disparut avec tout son royaume,

     la misérable Hécube, endeuillée et captive,
ayant vu trépasser sa fille Polyxène
et aperçu de loin, dans le brouillard des larmes,

     le corps de Polydore tendu sur le rivage,
en devint forcenée et hurla comme un chien,
tellement la douleur lui troublait les esprits.

     Mais la fureur de Thèbes avec celle de Troie
ne devinrent jamais féroces à ce point,
pour s'en prendre aussi bien aux bêtes qu'aux humains,

     comme deux ombres, là, douloureuses et nues,
qui couraient en donnant des coups de dents partout,
comme le porc sauvage échappé de la soue.

     Ayant vu Capocchio, l'un lui planta les crocs
dans le gras de la nuque et le fit trébucher
et caresser du ventre le terrain rocailleux.

     Cependant l'Arétin tremblait comme une feuille.
« Voilà Gianni Schicchi; c'est un fou, me dit-il;
tu vois si, dans sa rage, il nous accoutre bien! »

     « Plût au Ciel, dis-je alors, que l'autre ombre qui passe
n'en fasse pas autant, si tu veux m'expliquer,
pendant qu'elle s'en va, quelle était son histoire. »

     Et sa réponse fut: « Cette ombre est l'âme antique
de Myrrha criminelle: elle était devenue,
contre la loi d'amour, l'amante de son père.

     Elle put à la fin consommer le péché,
grâce à l'aspect menteur qu'elle prenait d'une autre,
tout comme celui-là, qui passe au loin, pour prendre

     la meilleure jument d'une belle écurie,
de Buoso Donati voulut prendre la place
et faire un testament dans les formes légales. »

     Quand ces deux enragés, dont je suivais des yeux
chacun des mouvements, se furent éloignés,
je posai mon regard sur les autres damnés.

     j'en vis un, qu'on eût pu confondre avec un luth,
s'il avait eu le bas séparé des deux membres
qui terminaient le corps, à la hauteur de l'aine.

     Après avoir rendu ses membres dissemblables
par l'humeur difformante, enlevant à son corps
toute proportion, la lourde hydropisie

     l'obligeait à tenir toujours la bouche ouverte,
pareil au poitrinaire à qui la soif cuisante
trousse une lèvre en bas et l'autre vers le haut.

     « Ô vous qui vous trouvez, sans aucun châtiment,
au fond du monde obscur, je ne sais pas pourquoi,
dit-il, regardez bien et prenez en pitié

     le terrible malheur du pauvre maître Adam!
J'avais, quand je vivais, tout ce dont je rêvais,
et je geins maintenant pour une goutte d'eau.

     Les si jolis ruisseaux qui des vertes collines
du Casentin s'en vont descendre dans l'Arno,
avec leur onde fraîche et leurs vallons moelleux,

     je crois les voir encore; et ce n'est pas en vain,
puisque leur souvenir me dessèche et m'afflige
bien plus que la douleur qui me creuse les traits.

     Pour me poindre et cingler, la terrible justice
se sert des mêmes lieux où je péchais jadis,
afin de mieux tirer les larmes de mes yeux.

     C'est là qu'est Romena; là j'ai falsifié
les pièces de monnaie au coin de Jean-Baptiste,
ce qui m'a fait laisser là-haut mon corps brûlé.

     Si pourtant je pouvais trouver les tristes âmes
de Guide ou d'Alexandre ou de leur frère ici,
je donnerais pour eux la fontaine Branda.

     L'un d'eux est déjà là, si les ombres damnées
qui rôdent par ici disent la vérité:
mais que me sert à moi, si je ne puis bouger?

     Si j'avais tant soit peu de souplesse en ces membres,
pour ramper en cent ans l'espace d'un empan,
tu me verrais déjà partir sur ce sentier,

     afin de le chercher parmi la foule hideuse,
bien que la fosse prenne onze milles de tour
et une demi-mille au moins dans la largeur.

     C'est par eux que j'acquis cette belle famille;
c'est pour leur obéir que j'avais fait frapper
des florins contenant trois carats de billon. »

     « Qui sont, lui dis-je alors, ces deux malheureux-là,
fumant comme en hiver la main qu'on a mouillée
et languissant à droite auprès de ton domaine? »

     « Lorsque je fus jeté, dit-il, dans cet abîme,
ils étaient déjà là. Ils n'en ont pas bougé,
et je ne pense pas qu'ils en bougent jamais.

     Cette femme accusa Joseph injustement;
l'homme est le faux Sinon, le Grec menteur de Troie:
la fièvre qui les cuit les fait sentir mauvais.

     L'un des deux, qui semblait prendre en mauvaise part
cette indigne façon de prononcer son nom,
le frappa de son poing sur la panse tendue.

     Celle-ci résonna comme une grosse caisse:
maître Adam à son tour lui cogna le visage
de son bras, qui semblait ne pas être moins dur,

     lui disant: « Il est vrai que je ne puis bouger,
à cause de mes pieds, qui me tiennent cloué;
mais, s'il en est besoin, j'ai le bras assez prompt. »

     L'autre lui répondit: « Lorsqu'on te fit monter
au bûcher, tu fus loin de l'avoir aussi leste
que lorsqu'il s'agissait d'appliquer le mauvais coin. »

     L'hydropique reprit: « Ce que tu dis est vrai;
mais que n'étais-tu pas un témoin aussi sûr,
le jour où l'on voulut l'interroger, à Troie! »

     « Si j'ai menti, tu fis de la fausse monnaie,
dit Sinon; et d'ailleurs, je n'ai qu'un seul péché;
tu péchas, pour ta part, plus que mille démons. »

     « Parjure, souviens-toi l'histoire du cheval!
répondit alors l'homme à la bedaine enflée;
ne te suffit-il pas que le monde le sache? »

     « Toi, répondit le Grec, pleure donc sur ta soif,
qui craquelé ta langue, et sur cette eau pourrie
qui me fait de ta panse un obstacle à la vue. »

     Le faux-monnayeur dit: « C'est ainsi que ta bouche
a toujours déversé son poison sur les autres.
En effet, si j'ai soif et que l'humeur me gonfle,

     toi, tu brûles de fièvre et la tête te tourne;
pour te faire lécher le miroir de Narcisse,
on n'aurait pas besoin de te prier deux fois. »

     Moi, je les écoutais et ne voulais rien perdre,
lorsque mon maître dit: « Allons, réveille-toi!
Un peu plus, et je vais me fâcher avec toi! »

     En l'entendant parler sur ce ton de colère,
je me tournai vers lui, si contrit et gêné,
qu'un mauvais souvenir m'en est toujours resté.

     Semblable à ces dormeurs qui font un mauvais rêve
et qui, tout en rêvant, souhaitent de rêver
et désirent le vrai comme si c'était faux,

     tel je restais alors, ne pouvant plus parler,
désirant m'excuser, m'excusant en effet,
mais sans réaliser que c'était déjà fait.

     « Une confusion moins grande suffirait
pour laver, dit le maître, une faute plus grave;
cesse donc maintenant de t'en préoccuper,

     et pense que je suis toujours auprès de toi,
au cas où le hasard te conduirait encore
auprès de gens cherchant des noises de ce genre:

     les vouloir écouter est un plaisir trop vil. »



CHANT XXXI
 

     La même langue, donc, qui me mordait d'abord
et qui faisait monter le rouge à mes deux joues,
s'empressait aussitôt de m'offrir le remède:

     c'est ainsi que j'ai lu que la lance d'Achille
et de son père avait la suprême vertu
de semer la douleur et la chasser ensuite.

     Nous tournâmes le dos au sinistre giron,
pour remonter le bord qui le ceint à l'en tour
et que, sans dire un mot, nous avons traversé.

     Nous ne trouvâmes là ni le jour ni la nuit,
et le regard n'osait s'aventurer au loin;
mais j'entendis soudain sonner un cor, si haut

     qu'il aurait étouffé le plus bruyant tonnerre:
et mes yeux, en suivant le chemin de ce bruit,
furent guidés par lui vers son point de départ.

     Après le dur combat dans lequel Charlemagne
perdit la sainte geste, un bruit aussi terrible
n'avait pas fait vibrer l'olifant de Roland.

     À peine eus-je tourné de ce côté la tête,
que je crus distinguer certaines tours très hautes.
« Maître, lui dis-je alors, quelle est cette cité? »

     Et sa réponse fut: « Comme tu prétends voir
à trop grande distance à travers les ténèbres,
l'imagination finit par te tromper.

     Car tu verras bientôt, quand tu seras là-bas,
combien mentent les sens, à cause des distances;
mais jusqu'à nous y voir, pressons un peu le pas! »

     Ensuite il me saisit doucement par le bras
et il me dit: « D'abord, avant de l'approcher,
et pour que tout cela te semble moins étrange,

     ce ne sont pas des tours là-bas, mais des géants
qui restent dans le puits, tout autour de ses bords,
y plongeant de leurs corps du nombril aux talons. »

     Comme quand le brouillard a dissipé ses brumes,
le regard reconnaît lentement les contours
cachés par la vapeur qui rendait l'air opaque,

     ainsi, perçant des yeux les ténèbres pâteuses,
pendant que j'avançais, au fur et à mesure
se dissipait l'erreur et s'augmentaient les craintes.

     Semblables aux murs ronds de Montereggioni
qui portent tout autour la couronne des tours,
de même sur le bord qui ceinture le puits

     se dressaient à mi-corps, comme autant de vigies,
les horribles géants que menace toujours
Jupiter, lorsqu'il fait tomber d'en haut la foudre.

     Je distinguais déjà la face de l'un d'eux,
l'épaule et la poitrine et le dessus du ventre,
ainsi que les deux bras tombant le long des flancs.

     La nature vraiment fut très bien inspirée
lorsqu'elle abandonna le moule de ces brutes,
pour enlever à Mars ce genre d'acolytes.

     C'est vrai qu'elle n'a pas supprimé les baleines
avec les éléphants; mais, si l'on pense mieux,
on voit que son bon sens n'est pas moins clairvoyant:

     car si les facultés d'un être intelligent
s'ajoutaient à la force et au mauvais vouloir,
l'homme ne pourrait plus suffire à sa défense.

     Sa face me parut à peu près grosse et longue
comme le grand pinacle à Saint-Pierre de Rome,
et toute sa charpente était à l'avenant,

     en sorte que le bord qui lui faisait ceinture,
de la taille en dessous, laissait voir au-dessous
du ras du sol, son corps, si haut que trois Frisons

     n'auraient pu, l'un sur l'autre, atteindre ses cheveux,
car il en dépassait bien plus de trente empans
du point où l'on boutonne un manteau jusqu'au sol.

     « Raphel mal amech zabi aïmi » se mit
à hurler tout à coup la bouche épouvantable
qui n'aurait su tonner de plus douce musique.

     Mon guide se tourna vers lui: « Ton cor suffit,
âme folle, dit-il, pour ton soulagement,
quand la rage te prend ou d'autres passions.

     Cherche donc à ton cou, tu trouveras la sangle
qui le tient attaché; vois-la donc, âme en peine,
elle pend sur ton flanc, grosse comme une douve! »

     Puis, s'adressant à moi: « Lui-même il se trahit:
ce géant est Nemrod, dont le mauvais dessein
fit qu'on parle aujourd'hui plus d'une langue au monde

     Laissons-le comme il est, ne parlons plus en vain!
N'importe quelle langue est, en effet, pour lui
comme il est, lui, pour nous: car nul ne le comprend. »

     Nous fîmes de là-bas un assez long chemin,
en tirant sur la gauche; à distance d'un trait
un autre surgissait, bien plus grand et plus fier.

     Je ne sais rapporter quel était l'artisan
qui forgea ses liens; il était attaché,
le bras gauche devant et l'autre bras au dos,

     par une grosse chaîne entourant tout son corps
à partir de son cou, qui ceinturait cinq fois
cette moitié du tronc qui surplombait la fosse.

     « L'orgueilleux que tu vois prétendit défier
avec tout son pouvoir le puissant Jupiter,
me dit mon guide alors: tu vois le résultat.

     Il s'appelle Éphialte: il a fait des prouesses,
du temps où les géants faisaient trembler les dieux;
mais il n'élève plus les bras qui le servaient. »

     Je lui dis: « Je voudrais, si cela peut se faire,
mesurer du regard l'énorme Briarée,
afin de mieux juger de ses dimensions. »

     Et il me répondit: « Tu pourras voir Antée,
plus près encore; il parle et n'est pas enchaîné,
et c'est lui qui nous doit conduire jusqu'au fond.

     L'autre, que tu veux voir, se trouve loin d'ici
et, grand comme cet autre, il est mis dans des chaînes;
la seule différence est qu'il est plus horrible. »

     On n'a jamais senti les tremblements de terre
ébranler une tour avec la violence
que mettait Éphialte à secouer ses chaînes.

     C'est là que je craignis plus que jamais la mort;
et la peur toute seule eût été suffisante,
même sans avoir vu la chaîne en même temps.

     Nous pressâmes le pas pour nous en éloigner
et fûmes voir Antée émergeant de la fosse,
plus de cinquante arpents du buste, sans la tête.

     « Toi, qui des champs heureux où jadis Scipion
mérita de gagner ses lauriers les meilleurs
et sut mettre en déroute Annibal et les siens,

     fis de mille lions un illustre butin;
et qui, si tu t'étais battu, comme les autres,
dans l'orgueilleux combat des enfants de la terre,

     tes frères, aurais pu gagner à toi tout seul;
transporte-nous en bas, si tu veux bien le faire,
où le Cocyte étreint la fosse de la glace.

     Ne nous fais pas chercher Titius ou Tiphée!
Celui-ci peut donner ce qu'ici l'on désire:
baisse-toi jusqu'à nous et ne sois pas rétif!

     Au monde il peut encor te donner du renom;
il vit; des jours nombreux, si toutefois la grâce
ne l'appelle plus tôt, lui sont promis là-haut. »

     Ainsi parla le maître; et dès qu'il eut fini
l'autre tendit les mains pour le prendre en ses bras,
dont Hercule jadis sentit la rude étreinte.

     Et Virgile, ayant vu qu'il le prenait ainsi,
me dit: « Viens donc plus près, que je te prenne aussi! »
Et nous fûmes bientôt un seul faisceau les deux.

     Telle que l'on peut voir la tour de Garisende
sur le côté penché, lorsqu'un nuage passe,
si bien qu'elle paraît tomber en sens contraire,

     tel je vis le géant, pendant que je guettais
pour le voir se pencher; et j'en avais si peur,
que j'aurais mieux aimé n'importe quel transport.

     Mais il nous déposa doucement sur le fond
du gouffre qui retient Lucifer et Judas;
et il ne resta pas longtemps ainsi courbé,

     car il se redressa, comme un mât de navire.



CHANT XXXII
 

     Ah! si j'avais les vers âpres et rocailleux
qu'il faut pour évoquer le triste précipice
auquel vont aboutir tous les autres rochers,

     je pourrais exprimer le suc de ma pensée
moins imparfaitement; mais je ne les ai pas,
et c'est en hésitant que je vais en parler.

     Ce n'est pas une affaire à prendre à la légère,
que de représenter le fond de l'univers,
ni faite pour qui dit: « Papa, maman » à peine.

     Mais, pour aider mes vers, viennent ces mêmes dames
qui poussaient Amphion, lorsqu'il clôturait Thèbes,
afin que mon discours réponde aux circonstances.

     Ô plèbe malheureuse entre toutes les plèbes,
qui demeures au lieu si difficile à dire,
que n'étais-tu pas chèvre ou brebis dans la vie!

     Quand nous fûmes enfin au fond du sombre puits,
sous les pieds du géant, mais bien plus bas que lui,
je regardais toujours vers la haute paroi,

     quand j'entendis parler: « Prends garde en avançant
et, en faisant des pas, ne foule pas aux pieds
de tes frères lassés les têtes misérables! »

     Et m'étant retourné, j'aperçus devant moi
et sous mes pieds un lac qui, couvert par la glace,
avait plutôt l'aspect du verre que de l'eau.

     L'hiver, l'eau du Danube est couverte en Autriche
de voiles moins épais que ceux qu'on voit ici,
ou sous un ciel transi, là-bas, le Tanaïs;

     car si de Tambernic la masse tout entière
ou de Pietrapana s'écroulait au-dessus,
on n'entendrait pas même un petit: crac! au bord.

     Et comme la grenouille a, lorsqu'elle coasse,
le museau hors de l'eau, pendant cette saison
où les riches moissons font rêver la vilaine,

     livides jusqu'au point où rougit la vergogne,
des esprits douloureux plongeaient dans cette glace
et leurs dents, en claquant, rappelaient les cigognes.

     Ces esprits tenaient tous les visages baissés:
leur bouche était témoin du froid qu'ils ressentaient
et leurs yeux, des tourments qui se nichaient au cœur.

     Après avoir jeté tout autour un regard,
là, presque sous mes pieds, j'en vis deux si serrés,
que jusqu'à leurs cheveux s'étaient entremêlés.

     « Ô vous, qui vous pressez si fort sur vos poitrines,
qui fûtes-vous? » leur dis-je. Ils tournèrent le cou
et, lorsque leur regard se fut levé vers moi,

     leurs larmes, qui déjà coulaient abondamment,
s'égouttaient sur leur bouche, et le froid les gelait,
sous une même croûte emprisonnant leurs têtes.

     Un crochet n'a jamais rivé deux bois ensemble
avec autant de force; et les deux, de colère,
se cossèrent entre eux comme feraient deux boucs.

     Un autre qui, de froid, restait sans ses oreilles
et qui tenait aussi le visage baissé,
me dit: « Pourquoi veux-tu te mirer tant en nous?

     Si tu tiens à savoir qui furent ces deux-là,
le vallon par lequel descend le Bisenzo
fut de leur père Albert avant d'être d'eux-mêmes.

     Ils sont fils d'un seul ventre: et tu pourras chercher
dans toute la Caïne, il n'existe pas d'ombre
plus digne d'être ainsi confite en gélatine,

     ni celui de là-bas, à qui le bras d'Artus
troua du même coup la poitrine et son ombre,
ni même Focaccia, ni celui dont la tête

     me gêne ici si fort, que je ne vois plus rien
et dont le nom était Sassol Mascheroni;
tu dois, comme Toscan, savoir de qui je parle.

     Enfin, pour tout te dire en une seule fois,
apprends que je suis, moi, Camiccion de Pazzi,
et que j'attends Carlin, qui me rendrait des points. »

     J'ai vu plus d'un millier de faces violettes
à cause du grand froid; ce qui fait que depuis
je frissonne en passant quelque gué sur la glace.

     Tandis que nous allions vers le milieu du cercle
où, par l'effet du poids, tendent tous les objets,
et que moi, je tremblais dans cette ombre éternelle,

     fût-ce ma volonté, le destin, le hasard,
je ne sais; mais, passant parmi toutes ces têtes,
je heurtai fortement du pied l'un des visages.

     Il criait en pleurant: « Pourquoi me cognes-tu?
Et si tu ne viens pas accroître la vengeance
de ceux de Montapert, pourquoi donc m'affliger? »

     Je dis alors: « Ô maître, un instant, attends-moi,
je veux que celui-ci me sorte de mon doute;
puis, tu me presseras autant que tu voudras! »

     Mon guide s'arrêta; pour moi, je dis à l'autre,
qui n'avait toujours pas fini de blasphémer:
« Qui fus-tu, qui reprends si durement autrui? »

     « Et toi, qui donc es-tu, qui viens dans l'Anténore,
dit-il, heurter au nez ton prochain, aussi fort
que tu l'aurais pu faire étant encor vivant? »

     « Je le suis, en effet, lui répondis-je alors;
et si jamais tu veux le renom, il se peut
que j'ajoute ton nom à ceux que j'ai notés. »

     « Le contraire serait préférable, dit-il.
Va-t'en d'ici! Finis de m'ennuyer ainsi,
car tu sais mal flatter les gens de ce marais! »

     J'empoignai les cheveux qui flottaient sur sa nuque
et je lui dis: « Il faut que tu dises ton nom,
ou bien tu resteras sans cheveux sur le crâne! »

     « C'est en vain, me dit-il; tu peux les arracher,
je ne montrerai pas ni dirai qui je suis,
quand tu me donnerais mille coups sur la tête. »

     J'avais autour des doigts enroulé ses cheveux
et j'en avais déjà tiré plus d'une mèche,
pendant qu'il aboyait, tenant la tête basse,

     lorsqu'un autre cria: « Qu'as-tu donc, dis, Bocca?
Ne te suffit-il pas de claquer des mâchoires?
Aboyer maintenant? Mais quel diable te pique? »

     « Or bien, lui dis-je alors, tu peux, traître maudit,
te taire désormais, puisque, pour ton opprobre,
je sais ce qu'il faudra que je dise de toi. »

     « Va-t'en! répondit-il; dis tout ce qui te plaît;
mais, si tu sors d'ici, rappelle aussi le nom
de cet autre, au caquet si prompt à dénoncer.

     Il pleure ici l'argent qu'il reçut des Français.
Tu pourras raconter: « J'ai vu là-bas Duera,
au site où des pécheurs on faisait des conserves. »

     Et si l'on veut savoir qui s'y trouvait encore,
tu vois tout près de toi celui de Beccheria,
de qui les Florentins coupèrent la gorgère;

     et je crois que plus loin tu pourras voir Gianni
de Soldanieri, Ganelon, Tebaldel
qui rendit Faenza lorsque tout y dormait. »

     Déjà nous nous étions éloignés de ce lieu,
quand je vis deux gelés terrés dans une niche,
le chef de l'un servant à l'autre de coiffure.

     Et comme on mord le pain lorsque la faim nous presse,
tel celui du dessus plantait les dents dans l'autre,
au point qui réunit la cervelle à la moelle.

     Tydée, en sa fureur, ne rongeait pas les tempes
de Ménalippe mort, avec plus de fureur
qu'il ne rongeait ce crâne et ce qu'il y trouvait.

     « Ô toi, lui dis-je alors, dont l'immonde conduite
laisse voir tant de haine envers ce que tu ronges,
fais-moi savoir pourquoi; je m'engage, en échange,

     si c'est avec raison que tu te plains de lui,
et sachant qui tu fus et quelle était sa faute,
à m'acquitter là-haut, dans le monde, envers toi,

     si la langue qui dit ne sèche pas avant. »



CHANT XXXIII
 

     Ce pécheur souleva du sinistre repas
sa bouche, en l'essuyant sur les cheveux du crâne
qu'il avait fortement entamé par-derrière,

     et puis il commença: « Tu veux que je ravive
une immense douleur, qui m'oppresse le cœur
sitôt qu'il m'en souvient, sans que j'aie à le dire.

     Pourtant, si mon récit doit être la semence
qui germe l'infamie au traître que je ronge,
tu me verras parler et pleurer à la fois.

     Je ne sais pas ton nom, ni de quelle manière
tu descendis ici; mais, l'ayant écouté,
je crois avoir compris que tu viens de Florence.

     Tu sauras que mon nom est Ugolin, le comte;
celui-ci s'appelait Ruggieri, l'archevêque:
voici pourquoi je suis le voisin que tu vois.

     Comment, par un effet de ses desseins perfides,
trompant ma confiance, il me fit prisonnier
et puis me mit à mort, je n'ai plus à le dire.

     Mais ce que tu ne pus apprendre de personne,
c'est-à-dire à quel point ma mort fut odieuse,
écoute, et tu sauras s'il m'a bien fait souffrir.

     Un tout petit pertuis dans cet étroit cachot
qu'on nomme de la Faim depuis que j'y passai
et où d'autres encor devront être enfermés,

     m'avait déjà montré, par sa brève ouverture,
plus d'un mois s'écouler, lorsqu'un horrible songe
vint soulever pour moi les voiles du futur.

     Je voyais celui-ci, comme seigneur et maître,
donner la chasse au loup et à ses louveteaux
sur les pentes du mont qui cache Lucque à Pise.

     Avec des chiens dressés, aussi maigres que lestes,
il avait fait placer dans la première file
le corps des Gualandi, Lanfranc et Sismondi

     La chasse a peu duré, car le père et les fils
se fatiguèrent vite; et il me semblait voir
déjà les crocs pointus qui leur ouvraient le flanc.

     Me réveillant de suite, avant qu'il fût demain,
j'entendis mes enfants, prisonniers avec moi,
pleurer dans leur sommeil et demander du pain.

     Ah! ton cœur est bien dur, si le triste présage
qui vint s'offrir au mien ne peut pas t'émouvoir:
si tu n'en pleures pas, quand donc as-tu pleuré?

     Ils s'étaient réveillés, et l'heure s'approchait
où l'on nous apportait d'habitude à manger;
nos rêves cependant nous remplissaient d'angoisse.

     J'entendis tout à coup clouer en bas la porte
de cette horrible tour; alors je regardai
mes enfants dans les yeux, sans pouvoir dire un mot.

     Mon cœur s'était raidi; je ne pus pas pleurer;
eux, ils pleuraient tout bas, et mon petit Anselme
me dit: « Père, qu'as-tu? Comme tu nous regardes! »

     Je restai sans parler, sans une seule larme,
tout le long de ce jour et de la nuit suivante,
jusqu'au nouveau soleil qui revint sur le monde.

     Lorsqu'un faible rayon eut enfin pénétré
Sans la triste prison, je ne pus contempler
dans leurs quatre regards, sinon ma propre angoisse.

     De rage et de douleur, je me mordis les poings;
mais eux, pensant alors que c'était par besoin
de manger, tout de suite ils se mirent debout

     et dirent: « Le tourment, père, si tu nous manges,
serait moindre pour nous; c'est toi qui revêtis
nos pauvres corps de chair, tu peux les dépouiller. »

     Alors je m'apaisai, pour ne plus les peiner.
Nous restâmes muets les deux jours qui suivirent.
Que ne t'ouvrais-tu pas, ô terre impitoyable!

     Quand le quatrième jour nous montra sa lumière,
Gaddo tomba soudain à mes pieds étendu.
« Ô père, criait-il, tu ne veux pas m'aider? »

     Et il mourut ensuite; et comme tu me vois,
j'ai vu les autres trois tomber l'un après l'autre,
la cinquième journée et la suivante; et moi,

     aveugle, je cherchais leurs corps en tâtonnant,
et je les appelais deux jours après leur mort;
mais c'est la faim qui fut plus forte que la peine. »

     Ayant fini de dire, il reprit, les yeux torves,
le crâne misérable et y planta ses dents
qui faisaient craquer l'os plus fort que ceux d'un chien.

     Ah! Pise, déshonneur de tous les habitants
de cette douce terre où résonne le si,
puisque de tes voisins aucun ne te punit.

     puissent donc s'ébranler Gorgone et Capraja,
pour former une digue aux bouches de l'Arno
afin de te noyer, toi-même et tous les tiens!

     Si le comte Ugolin pouvait être accusé
de trahir son devoir, en livrant les châteaux,
devais-tu donc ainsi torturer ses enfants?

     Le printemps de leurs ans devait, nouvelle Thèbe,
Protéger Ugoccion et Brigate, innocents,
avec les autres deux dont mon chant dit le nom.

     Mais nous passâmes outre, à l'endroit où la glace
amarrait rudement un autre lot de gens,
non plus la tête en bas, mais couchés sur le dos.

     Ici, les larmes même empêchent de pleurer,
et la douleur, trouvant sur les yeux un obstacle,
se consume en dedans, augmentant le tourment;

     puisque les premiers pleurs forment un bloc de glace,
placé comme un bouchon de verre sous les cils,
et remplit aussitôt tout le creux des orbites.

     Et bien qu'en cet endroit mon visage eût perdu
la sensibilité, par suite du grand froid,
et devînt endurci comme une peau calleuse,

     il me semblait pourtant sentir un peu de vent,
et je dis: « D'où provient, maître, ce mouvement?
La vapeur descend-elle aussi bas que nous-mêmes? »

     Il répondit alors: « Tu le verras toi-même,
arrivés à l'endroit où tes yeux répondront,
bientôt, en te montrant la cause de ce souffle. »

     Alors un malheureux pris dans la croûte froide
cria soudain vers nous: « Âmes impitoyables
au point de mériter cette dernière place,

     ôtez-moi du regard le voile douloureux,
que j'épanche le deuil qui me gonfle le cœur
pendant un seul instant, avant qu'il ne regèle! »

     Je dis: « Si tu prétends que je vienne à ton aide,
dis-moi d'abord ton nom: si je ne t'en sors pas,
je veux aller moi-même au fond de cette glace. »

     Il répondit alors: « Je suis Frère Albéric;
je suis l'homme aux fruits pris dans le mauvais jardin,
qui reçois en ce lieu la datte pour la figue. »

     « Comment? lui dis-je alors; es-tu donc déjà mort? »
Et il me répondit: « Si mon corps vit encore
dans le monde d'en haut, je n'en sais rien d'ici;

     car cette Ptolémée, entre autres avantages,
a celui d'accepter les damnés bien avant
qu'Atropos n'ait poussé leur corps dans le tombeau.

     Pour te faire raser avec plus d'intérêt
les pleurs vitrifiés qui couvrent mon visage,
j'ajoute que, si l'âme est, comme moi, coupable

     de quelque trahison, son corps est aussitôt
saisi par un démon, qui le gouverne ensuite
jusqu'à ce que son temps soit révolu sur terre.

     L'âme est précipitée au fin fond de ce puits;
et peut-être là-haut voit-on toujours le corps
dont l'ombre est là, tout près, et se fait congeler.

     Si tu viens de là-haut, tu le connais, sans doute:
pour vous, il est toujours sire Branca Doria;
mais il gèle ici-bas depuis bien des années. »

     « Je pense que tu veux me tromper, répondis-je;
car Branca Doria n'est pas plus mort que moi:
il boit et mange et dort et se vêt d'écarlate. »

     « Un peu plus haut, dit-il, au trou des Malegriffes,
au fond duquel la poix ne cesse de bouillir,
don Michel Zanche encor n'était pas descendu,

     que déjà celui-ci laissait là-haut son corps,
qu'un diable reprenait, ainsi qu'un sien parent
qui lui avait prêté la main pour bien trahir.

     Il suffit maintenant: étends vers moi la main
et ouvre-moi les yeux! » Mais je ne le fis pas,
car c'était courtoisie, être envers lui vilain.

     Et vous tous, ô Génois, qui vous tenez si loin
de toutes bonnes mœurs et si près du péché,
pourquoi n'êtes-vous pas exterminés du monde,

     puisque avec le plus grand criminel de Romagne
j'ai trouvé l'un de vous, dont les œuvres perverses
plongent déjà l'esprit dans les eaux du Cocyte,

     bien qu'ici-haut son corps semble toujours en vie?



CHANT XXXIV
 

     « Vexilla régis prodeunt inferni
vers nous; regarde donc, dit ensuite mon maître,
pour voir si devant toi tu les peux distinguer. »

     Comme lorsque le vent entraîne un gros brouillard,
ou comme on voit de loin, quand sur notre hémisphère
la nuit tombe, un moulin que le vent fait tourner,

     tel je crus entrevoir de loin un édifice;
et le vent m'obligeait à chercher un refuge
derrière mon seigneur, n'ayant pas d'autre abri.

     J'étais (et je le mets dans mes vers en tremblant)
au point où les esprits enchâssés dans la glace
transparaissaient de même qu'un fétu dans le verre.

     Les uns restent debout et les autres couchés;
l'un se tient sur la tête, l'autre sur ses deux pieds
ou courbé comme un arc, touchant le front des pieds.

     Quand nous fûmes enfin arrivés assez près
du lieu d'où mon seigneur crut bon de me montrer
l'être dont le regard fut jadis radieux,

     s'effaçant devant moi, qui m'étais arrêté,
il me dit: « Voici Dite; et voici le moment
où tu devras t'armer de ton meilleur courage. »

     Si je perdis alors l'haleine et la couleur,
ne le demande pas, lecteur; je ne saurais
le dire, car les mots ne pourraient y suffire.

     Si je ne mourus pas, j'étais resté sans vie;
avec un peu d'esprit, considère toi-même
comment j'étais alors, sans vivre et sans mourir.

     C'est là que l'empereur du douloureux royaume
de la moitié du corps se dresse hors des glaces;
et je ressemble mieux moi-même à des géants,

     qu'un géant ne ressemble à l'un seul de ses bras;
tu peux imaginer, lecteur, quel est l'ensemble
qui devrait correspondre à ce détail précis.

     S'il était aussi beau qu'il est laid maintenant,
et s'il fronça le front contre son propre auteur,
c'est bien de lui que vient tout notre mal au monde.

     À quel point ne devais-je rester abasourdi,
lorsque je m'aperçus qu'il avait trois visages,
l'un d'eux sur le devant et de couleur vermeille,

     les deux autres collés aux bords de ce premier,
juste sur le milieu de l'une et l'autre épaule,
et venant se confondre au sommet de la tête.

     Pour le visage droit, il semblait jaune et blanc;
le gauche cependant semblait de la couleur
des gens qui vivent là d'où le Nil prend son cours.

     Au-dessous de chacun sortaient deux grandes ailes,
telles qu'elles vont bien pour un pareil oiseau,
plus vastes que ne sont les voiles des navires.

     Elles étaient sans plume et ressemblaient aux ailes
de la chauve-souris; et il les agitait
avec tant de fureur, que trois vents en sortaient,

     si froids, qu'ils font geler les ondes du Cocyte.
Il pleurait des six yeux, et sur ses trois mentons
les pleurs coulaient, mêlés d'une bave sanguine.

     Chaque bouche mettait un pécheur en lambeaux,
le broyant dans les dents comme avec une macque:
il châtiait ainsi trois damnés à la fois.

     Pour celui de devant, la morsure des dents
n'était que peu de chose, auprès des coups de griffe
qui lui laissaient souvent toute l'échine à nu.

     « L'âme qui doit souffrir le tourment le plus grand
est, disait mon seigneur, Judas l'Iscariote,
dont la tête est dedans et qui bat l'air des pieds.

     Et quant aux autres deux, qui restent tête en bas,
Brutus est celui-ci, qui pend au mufle noir;
tu vois comme il se tord, sans souffler un seul mot!

     Le dernier, qui paraît si fort, est Cassius.
Mais voici que la nuit retourne, et il nous faut
partir dorénavant, car nous avons tout vu. »

     Comme il me l'ordonnait, j'enlaçai donc son cou;
puis il choisit l'endroit et le moment propice
et, les ailes étant suffisamment ouvertes,

     il courut s'agripper à l'échine velue
et se mit à descendre, en se tenant aux poils,
entre leur masse épaisse et la croûte gelée.

     Puis, étant arrivés à l'endroit où le flanc
s'arrondit pour former la grosseur de la hanche,
avec bien de fatigue et de travail, mon guide

     fit demi-tour, la tête où l'autre avait ses jambes
et s'accrochant aux poils, comme un homme qui monte,
pendant que je pensais retourner dans l'Enfer.

     « Tiens-toi bien accroché, dit le maître haletant
de fatigue; car c'est par de telles échelles
qu'il faut nous éloigner de la source du mal. »

     Puis il sortit dehors, par le creux d'un rocher,
et me posa d'abord sur le rebord; ensuite
il monta d'un pas ferme et vint auprès de moi.

     Je cherchais du regard, et il me sembla voir
Lucifer à la place où je l'avais laissé,
mais je le vis rester avec les pieds en l'air.

     Et si sur le moment j'en dus rester troublé,
je le laisse à penser aux esprits ignorants,
qui ne comprennent pas quel point j'avais passé.

     « Allons, dit mon seigneur, debout! et repartons,
car notre route est longue et le chemin mauvais,
et le soleil est près de la tierce et demie. »

     L'endroit où nous étions ne ressemblait en rien
au salon d'un palais: c'était une caverne
au sol irrégulier et presque sans lumière.

     « Avant que, grâce à toi, je quitte cet abîme,
ô mon maître, lui dis-je, après m'être levé,
parle-moi donc un peu, pour me tirer d'erreur.

     Où reste le glacier? Et pourquoi celui-ci
reste-t-il tête en bas? Et comment le soleil
peut-il passer du soir jusqu'au matin, si vite? »

     Il répondit alors: « Tu penses toujours être
au-delà de ce ventre où je me tins aux poils
de cet horrible ver qui fait au monde un trou.

     Tu restais au-delà, tant que je descendis:
mais, en me retournant, je t'ai fait dépasser
le point où tous les poids tendent de toutes parts.

     Tu verras maintenant l'hémisphère opposé
à celui qui contient les grandes terres sèches,
juste au-dessus du point où fut sacrifié

     celui qui vint au monde et vécut sans péché;
et tu poses les pieds sur la place précise
qui de la Giudecca fait la face opposée.

     Or, il fait jour ici lorsqu'il fait nuit là-bas.
Celui-ci, dont les poils nous ont servi d'échelle,
reste planté toujours comme il le fut d'abord.

     C'est de ce côté-ci qu'il est tombé du Ciel:
la terre, qui d'abord s'étendait jusqu'ici,
recula d'épouvante et se voila des mers.

     Elle se retira dans notre autre hémisphère;
et c'est en le fuyant, à la place des terres
qui s'éloignaient d'ici, qu'elle a produit ce creux.

     Et cet endroit se trouve à la même distance
des pieds de Belzébuth, que l'empire des morts:
aucun œil n'y parvient, mais on entend le bruit

     produit par un ruisseau qui vers lui se dirige
par les concavités que la molle descente
de son cours sinueux creusa dans le rocher. »

     Nous partîmes tous deux par ce sentier caché,
afin de retourner enfin au monde clair,
et sans nous soucier de prendre du repos;

     et nous montâmes tant, lui devant, moi derrière,
que par un rond pertuis j'aperçus à la fin
tous les jolis objets que supporte le Ciel,

     et nous pûmes sortir et revoir les étoiles.


[ Explicit prima pars Comedie Dantis Alagherii
Dantis Alagherii in qua tractatum est de Inferis
]




PURGATOIRE
 
 
 
CHANT I
 

     L'esquif de mon génie à présent tend la voile
et s'apprête à courir sur des ondes plus belles,
laissant derrière lui cette mer trop cruelle.

     Je suis prêt à chanter le royaume second,
où l'esprit des humains vient se purifier
et se rend digne ainsi de monter jusqu'au Ciel.

     Faites ressusciter ici, célestes Muses,
puisque je suis à vous, la morte poésie;
et que Calliope enfle encore plus la voix

     et vienne accompagner mon chant de ces doux sons
dont l'effet fut senti par les dolentes Pies
lorsqu'il leur enleva tout espoir de pardon.

     L'agréable couleur du saphir d'Orient
qui baignait de l'azur la pureté sereine,
limpide jusqu'aux bords du lointain horizon,

     s'offrit une autre fois à mes regards charmés,
sitôt que je sortis de l'atmosphère morte
qui peinait à la fois et mes yeux et mon cœur.

     Et l'astre souriant qui nous parle d'amour
faisait déjà briller le bord de l'Orient
et pâlir les Poissons qui forment son escorte.

     Et moi, j'avais tourné mon regard vers la droite,
pour mieux voir l'autre pôle, où brillaient quatre étoiles
que les premiers humains ont pu seuls contempler.

     Le Ciel en paraissait plus heureux et plus gai;
oh! comme notre Nord est veuf de toute joie,
lui qui n'a pas le droit d'admirer leur éclat!

     Puis, ayant détaché mon regard de ce point
et m'étant retourné vers notre pôle à nous,
où l'on ne voyait plus les étoiles de l'Ourse,

     je vis à mes côtés un vieillard solitaire
dont l'air et le maintien inspiraient le respect,
comme celui que doit un enfant à son père.

     Sa longue barbe était de poils blancs parsemée,
d'une couleur pareille à celle des deux tresses
que formaient ses cheveux tombant sur sa poitrine.

     Le quadruple rayon des étoiles sacrées
mettait sur son visage une telle clarté,
qu'il me semblait le voir mieux qu'avec le soleil.

     « D'où venez-vous? Fit-il dans les flots de sa barbe;
comment avez-vous fui la prison éternelle,
pour venir remonter le fleuve des ténèbres?

     Et qui donc vous guidait? Qui fut votre lanterne,
pour vous faire sortir de la profonde nuit
qui rend toujours obscurs les vallons de l'Enfer?

     Est-ce ainsi qu'on enfreint les lois de votre abîme?
ou bien le Ciel a-t-il si fortement changé,
que vous pouvez entrer, damnés, dans mes domaines?

     Mon guide, à ce discours, me prenant par la main,
par ses mots, par ses mains, par les signes qu'il fit
me le fit révérer des yeux et du genou,

     et dit: « Je ne viens pas jusqu'ici, de mon chef;
mais une dame vint du Ciel, dont les prières
m'ont fait accompagner celui-ci, pour l'aider.

     Mais si tu veux savoir avec plus de détail
quelle est la vérité de nos conditions,
ma volonté ne peut que répondre à la tienne.

     Cet homme n'a point vu venir sa nuit dernière;
mais grâce à sa folie il la frôla de près
et par un pur miracle il put s'en ressaisir.

     Comme je te l'ai dit, je fus mandé vers lui
afin de le sauver; mais je n'ai pu le faire
que par ce seul chemin que nous avons suivi.

     Je viens de lui montrer toute la gent perverse;
je pense maintenant lui montrer les esprits
qui, surveillés par toi, se purgent de leurs torts.

     Comment je m'y suis pris, serait trop long à dire;
suffit qu'une vertu descende du Ciel, qui m'aide
à le conduire ici, pour t'entendre et te voir.

     Que sa visite donc ne te déplaise pas:
il va reconquérir la liberté si chère
que beaucoup de mortels l'aiment mieux que la vie.

     Et tu le sais bien, toi, qu'Utique a vu pour elle
trouver la mort plus douce et perdre sans regret
l'habit qui brillera si fort, lors du grand jour.

     Nous n'avons pas enfreint les décrets éternels;
celui-ci vit; Minos n'a pas de droit sur moi,
car j'appartiens au cercle où sont les chastes yeux

     de Marcia, qui semble encor te supplier
de la tenir pour tienne, ô cœur plein de noblesse!
Sois-nous donc bienveillant, au nom de son amour,

     et laisse-nous passer par tous tes sept royaumes;
et je lui conterai cette faveur insigne,
si tu veux que ton nom soit prononcé là-bas. »

     « Marciac fut jadis à mon âme si chère,
pendant que je vivais, répondit le vieillard,
qu'elle obtenait de moi tout ce qu'elle voulait.

     Mais elle ne peut plus m'émouvoir, maintenant
qu'elle reste au-delà de ce fleuve maudit
que j'ai franchi jadis, car telle est notre loi.

     Cependant, si du Ciel cette dame te guide,
comme tu dis, pourquoi chercher à me flatter?
Il suffit qu'en son nom tu viennes me le dire.

     Va donc; que celui-ci se mette une ceinture
faite d'un jonc ténu; lave-lui le visage,
pour le débarrasser de toutes ses souillures;

     car il ne convient pas qu'il vienne à contempler
le premier serviteur venu du Paradis,
avec les yeux couverts d'un reste de brouillard.

     Autour de cet îlot, sur ses bords les plus bas,
à l'endroit où les flots se brisent sur la côte,
au-dessus du limon pousse une joncheraie.

     Nulle plante, ni celle à la tige endurcie,
ni celle qui produit des feuilles, n'y prend pied,
ne pouvant pas plier pour supporter les chocs.

     N'allez pas revenir ensuite par ici;
le soleil qui paraît vous montrera bientôt
l'endroit où le monter vous sera plus aisé. »

     Il disparut ensuite. Alors je me levai
sans prononcer un mot, en me serrant de près
au guide et en cherchant de mes yeux son regard.

     « Mon fils, commença-t-il à me dire, suis-moi!
Revenons sur nos pas: c'est par là que la plaine
descend et nous conduit du côté le plus bas. »

     L'aube chassait déjà les ombres du matin
qui fuyaient devant elle, en sorte que de loin
je croyais deviner le long frisson des vagues.

     Nous allions tout au long de la plaine déserte,
comme celui qui cherche un bon chemin perdu
et ne croit pas marcher tant qu'il n'a pas trouvé.

     À la fin, arrivés au point où la rosée
lutte avec le soleil et lui résiste mieux,
car la fraîcheur du lieu la défend des rayons,

     mon seigneur, doucement, vint poser ses deux mains
ouvertes largement sur ce joli gazon;
et moi, qui devinais quelle était sa pensée,

     je tendis mon visage encor baigné de larmes:
c'est de cette façon qu'il mit à découvert
les couleurs que l'Enfer m'avait comme embuées.

     Puis, nous vînmes au bord de la plage déserte
dont les flots n'ont jamais ballotté de navire
d'un marin qui connût le chemin du retour.

     C'est là qu'il me ceignit, comme l'autre avait dit.
Miracle! au même instant qu'il l'arrachait de terre,
un autre rejeton, pareil à l'humble plante,

     apparut aussitôt à l'endroit dévasté.



CHANT II
 

     Déjà l'astre du jour touchait cet horizon
dont le méridien, dans son point le plus haut,
passe au-dessus du site où gît Jérusalem,

     cependant que la nuit, tournant à l'opposé,
sortait des eaux du Gange avec cette Balance
qui lui tombe des mains lorsqu'elle a trop vieilli;

     en sorte qu'à l'endroit où je restais alors
le beau visage blanc et vermeil de l'aurore
prenait, avec le temps, des tons de feuille morte.

     Nous nous trouvions toujours au bord de cette mer,
comme qui pense tant à son prochain visage,
qu'il chemine en esprit dès avant le départ,

     quand voici que soudain, comme au seuil du matin
on voit Mars rougeoyer sous une brume épaisse
qui s'élève des flots au-dessus du Ponant,

     j'ai vu (puissé-je encor le voir!) un grand éclat
qui s'approchait de nous si vite sur la mer,
que nul vol ne saurait ressembler à sa course.

     J'en détournai les yeux, l'espace d'un moment,
afin d'interroger mon guide, et je le vis,
lorsque j'y retournai, plus grand et plus brillant.

     De chacun des côtés luisait autour de lui
je ne sais quoi de blanc; et comme il s'approchait,
une blancheur pareille apparut sous ses pieds.

     Mon maître cependant attendait sans broncher
et, dans les blancs premiers distinguant les deux ailes
il reconnut enfin quel était le nocher

     et me dit aussitôt: « Vite, vite, à genoux!
Voici l'ange de Dieu: tu dois joindre les mains.
Tu reverras souvent, ici, de tels ministres.

     Vois comment, dédaignant les moyens des humains,
il se passe de rame et ne veut d'autre voile,
pour venir de si loin, que celle de ses ailes.

     Tu vois comme il les tend vers le ciel, battant l'air
de la plume éternelle et qui ne connaît pas
ce que c'est que muer comme un mortel plumage! »

     Plus cet oiseau divin se rapprochait de nous,
plus on lui distinguait clairement le visage,
mais l'œil pouvait à peine supporter son éclat.

     Je baissai le regard; et lui, venant au bord,
toujours sur son bateau si rapide et léger,
il effleurait à peine la surface de l'eau.

     Le céleste nocher se tenait à la poupe;
on lisait dans ses traits son état bienheureux,
et plus de cent esprits remplissaient son esquif.

     In exit Israël de Ægypto
chantaient-ils tous en chœur, d'une commune voix,
avec tout ce qui fait la suite de ce psaume.

     puis de la sainte croix il fit sur eux le signe
et dès qu'ils prirent pied sur le rivage, l'ange
s'éloigna promptement, comme il était venu.

     Les nouveaux arrivants semblaient tout ignorer
je l'endroit: leurs regards se promenaient partout,
comme de gens qui vont de surprise en surprise.

     Le soleil nous dardait ses rayons de partout,
et il avait déjà, de l'éclat de ses flèches,
chassé le Capricorne à l'autre bout du ciel,

     quand cette gent nouvelle leva les yeux vers nous,
nous disant: « Si jamais vous pouvez nous le dire,
montrez-nous le chemin pour gravir la montagne! »

     « Sans doute pensez-vous, leur répondit Virgile,
que nous connaissons bien cet endroit où nous sommes:
nous sommes, comme vous, de simples pèlerins.

     Nous venons d'arriver, peu d'instants avant vous,
par un autre chemin, si rude et si terrible
qu'à présent le monter va nous paraître un jeu. »

     Cependant les esprits, qui s'étaient rendu compte,
à me voir respirer, que je n'étais pas mort,
pâlirent de surprise et tremblèrent d'effroi.

     Comme on court au-devant du messager qui porte
le rameau d'olivier, pour avoir des nouvelles,
sans que personne pense aux hasards de la presse,

     ainsi rivaient alors leurs regards dans les miens
les esprits bienheureux qui se trouvaient là-bas,
Presque oubliant le soin de leur félicité.

     Entre autres, j'en vis un qui s'approchait de moi
et qui vint m'embrasser avec tant d'amitié,
que j'aurais bien voulu lui rendre la pareille.

     Ombres, où l'on ne voit qu'une vaine apparence!
Par trois fois je ceignis son corps avec mes bras,
et ne fis que croiser mes bras sur ma poitrine.

     Je crois que dans mes yeux on lisait ma surprise,
car l'ombre eut un sourire et recula d'un pas,
et moi, le poursuivant, je voulus le rejoindre.

     Il me dit doucement de ne plus m'avancer;
et, l'ayant reconnu, je lui dis la prière
de s'arrêter un peu pour causer avec moi.

     Alors il répondit: « Autant que je t'aimais
avec mon corps mortel, je t'aime, délivré,
et je vais m'arrêter; mais toi, que fais-tu là? »

     Je dis: « Cher Casella, j'entrepris ce voyage
afin de retourner plus tard à cet endroit;
mais toi, qui t'a donc fait si longuement tarder? »

     Et sa réponse fut: « Je n'ai pas à me plaindre,
si celui qui conduit quand il veut ceux qu'il veut
m'avait jusqu'à présent refusé ce passage,

     puisque sa volonté n'est que pure justice.
Voici bientôt trois mois qu'il a permis l'entrée
à celui qui l'implore, et n'en rebute aucun;

     et moi, qui me trouvais tourné vers le rivage
où le Tibre écumant va se charger de sel,
je fus bienveillamment accueilli dans son sein.

     Il vole maintenant vers cette même rive,
car c'est toujours là-bas que vont se rassembler
ceux qu'on n'a pas voués au profond Achéron. »

     « Si de nouvelles lois, lui dis-je, ne t'enlèvent
de ces chansons d'amour qui me faisaient jadis
supporter mieux mon mal, l'usage ou la mémoire,

     viens consoler, veux-tu? Pour un instant mon âme
que le tourment poursuit comme il l'a toujours fait,
du moment où je vins avec mon corps ici. »

     Amour qui dit au cœur ses raisons, se mit-il
à chanter, d'une voix si douce et si prenante,
que sa douceur revient toujours dans mon esprit.

     Mon seigneur et moi-même et toute cette foule
qui venait avec lui, nous étions si contents,
qu'aucun autre penser ne venait me troubler.

     Nous étions tout ouïe, écoutant transportés
les accents de sa voix, lorsque le bon vieillard
cria: « Que faites-vous, esprits trop paresseux?

     Quel sens ont cet arrêt et cette nonchalance?
Courez vers la montagne et lavez cette croûte
qui cache à vos regards le visage de Dieu! »

     Comme un vol de pigeons qui cherchent leur pâture
et picorent en paix et sans se rengorger
selon leur habitude, ou le grain ou l'ivraie,

     si quelque objet survient, dont ils sont effrayés,
abandonne aussitôt le repas commencé,
pressé qu'il est soudain par de plus grands soucis;

     tels je voyais les gens fraîchement arrivés
abandonner le chant et foncer vers la côte,
comme celui qui court sans savoir où courir;

     et nous ne fûmes pas les moins pressés de tous.



CHANT III
 

     Voyant s'éparpiller à travers la campagne
tout ce monde assemblé, dans sa fuite éperdue,
et courir vers le mont des justes pénitences,

     je me collai plus fort à mon sûr compagnon.
Comment aurais-je pu, d'ailleurs, courir sans lui?
Qui pouvait diriger mes pas sur la montagne?

     Lui-même, il paraissait se faire des reproches;
car pour toi, délicate et pure conscience,
la plus légère faute est un amer remords!

     Il ralentit enfin sa marche, car la hâte
ternit la dignité de tous nos mouvements;
et l'esprit, jusqu'alors content de peu de chose,

     ressentit l'aiguillon de la soif de connaître
et me fit diriger le regard vers la cime
qui s'élance des eaux vers le ciel le plus haut.

     Le soleil, qui brillait ardent comme la braise,
était interrompu devant moi par mon corps,
dont son rayon venait dessiner les contours:

     mais je me retournai soudain, saisi de crainte,
croyant que j'étais seul, puisque j'apercevais
ma seule ombre noircir le sol devant mes pas.

     « Que crains-tu cette fois? Se mit alors à dire
celui qui me console, en se tournant vers moi;
ne suis-je pas toujours ici, pour te guider?

     L'étoile du berger luit déjà sur la tombe
du corps avec lequel, jadis, j'ai fait de l'ombre
et que de Brindisi l'on fit porter à Naples.

     Si rien ne se projette à présent devant moi,
n'en sois pas plus surpris que d'observer les cieux,
dont l'un n'arrête pas la lumière des autres.

     Car le vouloir divin fait que nos corps sont aptes
à souffrir les tourments et le chaud et le froid,
sans permettre qu'on sache comment il y parvient.

     Et bien fol est celui qui croit que notre esprit
peut comprendre et saisir les chemins infinis
de la seule substance unie à trois personnes.

     Contentez-vous, mortels, du plus simple quia;
car si vous aviez pu tout savoir et connaître,
point n'eût été besoin que Marie enfantât;

     et vous avez bien vu que la recherche est vaine,
de certains dont l'envie eût été satisfaite,
alors qu'elle leur sert de souffrance sans fin.

     Je veux dire Platon aussi bien qu'Aristote
et bien d'autres encor. » Penchant son front pensif,
il mit de cette sorte un terme à son discours.

     Nous étions arrivés au pied de la montagne,
mais on n'y pouvait voir qu'un rocher si scabreux,
qu'en vain on prétendrait l'escalader à pied.

     Allant de La Turbide à Lerici, l'abîme
le plus infranchissable est en comparaison
un escalier commode et plus que confortable.

     « Qui donc pourrait nous dire de quel côté la pente
s'abaisse, dit alors mon maître en s'arrêtant,
pour que puisse y monter celui qui n'a pas d'ailes? »

     Tandis qu'il se tenait le visage baissé,
supputant en silence un chemin à choisir,
et que, moi, j'explorais les hauteurs du regard,

     je vis venir à gauche une foule d'esprits
qui dirigeaient leurs pas vers nous, si lentement
qu'ils semblaient demeurer à la même distance.

     « Maître, lui dis-je alors, regarde donc là-bas!
Voici venir des gens qui vont nous conseiller,
si jamais tu ne peux te suffire à toi-même. »

     Il regarda vers eux et dit, plus soulagé:
« Allons au-devant d'eux: ils vont trop lentement.
Quant à toi, mon doux fils, ne perds pas le courage! »

     Lorsque nous eûmes fait à peu près mille pas,
leur troupe se trouvait encore loin de nous,
autant qu'un bon tireur peut jeter une pierre.

     Ils venaient se serrer contre le mur rocheux
de cet escarpement, et s'y tenaient blottis,
comme des voyageurs incertains de leur route.

     « Esprits élus déjà, morts de la belle mort,
commença lors Virgile, au nom de cette paix
que vous espérez tous, à ce que je suppose,

     dites-nous, où trouver le côté de la pente
par où l'on peut monter pour arriver là-haut;
car plus on sait, et moins on aime le retard. »

     Pareils à des moutons sortant de leur enclos,
un par un, deux par deux, pendant que le troupeau
les attend, l'œil craintif et le museau baissé,

     et ne font qu'imiter ce que fait le premier
et se rangent sur lui, si celui-ci s'arrête,
silencieux et doux, sans savoir le pourquoi,

     tels j'aperçus alors s'ébranler tout à coup
le premier rang tout seul du troupeau bienheureux
à l'aspect recueilli, noble dans sa démarche.

     Mais lorsque les premiers virent que la lumière
restait interceptée à ma droite et au sol
par l'ombre qui poussait sous moi vers la falaise,

     ils s'arrêtèrent tous en reculant d'un pas;
tous les autres alors, qui les suivaient de près,
firent pareillement, sans comprendre pourquoi.

     « Je vous confesserai sans qu'on me le demande
que ce que vous voyez est bien le corps d'un homme;
et c'est pourquoi s'y rompt la clarté du soleil.

     N'en soyez pas surpris, mais croyez cependant
que c'est par un décret de la Vertu divine
qu'il prétend surmonter cette rude paroi. »

     Ainsi parla mon maître, et cette gent heureuse
dit, faisant du revers de la main certain signe:
« Retournez-vous alors, et passez devant nous! »

L'un d'eux me dit: « Ô toi, que je ne connais pas,
regarde un peu vers moi, pendant que nous marchons,
et pense si là-bas tu ne m'as jamais vu! »

     Je me tournai vers lui, pour mieux l'examiner:
il était blond et beau et d'aimable présence,
mais le sourcil fendu par un grand coup d'épée.

     Lorsque modestement je me fus excusé
de ne point le connaître, il dit: « Regarde encore! »
montrant une blessure en haut de la poitrine.

     « Je suis Manfred, dit-il ensuite, en souriant,
et mon aïeule était Constance impératrice:
de retour chez les tiens, veuille aller de ma part

     devers ma belle fille, à qui doit sa naissance
la gloire de Sicile et d'Aragon, lui dire
la vérité, qu'on peut lui conter autrement.

     Après avoir senti ma personne blessée
par les deux coups mortels, en pleurant j'implorai
la bonté de Celui qui volontiers pardonne.

     Mes péchés ont été des plus impardonnables;
mais la grâce divine ouvre si grands les bras,
qu'ils accueillent tous ceux qui se tournent vers elle.

     Et si de Cosenza le pasteur, que Clément
avait lors dépêché pour me donner la chasse,
pouvait apercevoir ce visage de Dieu,

     les restes de mon corps reposeraient encore
à la tête du pont qui mène à Bénévent,
défendus par le poids d'un lourd monceau de pierres.

     Le vent sèche mes os, que lave l'eau de pluie;
ils sont hors du royaume et pas très loin du Verden,
jetés là sur son ordre et à cierges éteints.

     Leur malédiction n'est pourtant pas capable
d'empêcher le retour de l'amour éternel
aussi longtemps qu'il reste une lueur d'espoir.

     Mais il est vrai que ceux qui meurent comme moi,
même en se repentant, hors de la sainte Église,
demeurent sur les bords, loin de cette montagne,

     trente fois plus de temps que ne dure leur peine,
pour faire pénitence, à moins que l'on ne sache
abréger cette loi par de bonnes prières.

     Pense donc si tu peux me rendre plus heureux,
en allant révéler à ma chère Constance
comment tu m'as trouvé, quelle loi nous régit;

     car nous gagnons beaucoup par ceux qui sont là-bas. »



CHANT IV
 

     Lorsque, par un effet des douleurs et des joies,
nous nous sentons atteints dans quelque faculté
où l'on dirait que l'âme est soudain concentrée,

     celle-ci n'obéit à nulle autre puissance:
ce qui prouve l'erreur de ceux qui s'imaginent
qu'une âme peut en nous céder la place à l'autre.

     Ainsi, lorsqu'on écoute et qu'on voit quelque chose
qui retient fortement toute l'attention,
le temps s'écoule vite et on ne le sent pas,

     le pouvoir de l'entendre étant une autre chose
que celui de l'esprit compris comme un entier:
l'un se rattache à l'âme et l'autre reste libre.

     Je fis de tout ceci l'expérience sure,
en écoutant l'esprit et en m'émerveillant,
car le soleil fit plus de cinquante degrés,

     et je ne m'aperçus de rien, lorsque nous vînmes
jusqu'à certain endroit où les ombres en chœur
nous crièrent: « Voici ce que vous désirez! »

     Souvent le campagnard, lorsque l'automne arrive,
mûrissant le raisin qui prend des tons plus sombres,
d'une seule fourchée emplit de ronces sèches

     des trous beaucoup plus grands que le mince sentier
par où mon guide et moi nous partîmes tout seuls,
car les autres esprits prenaient d'autres chemins.

     On monte à San Léo, l'on descend à Noli
et de Bisannualité l'on atteint le sommet
à pied; mais c'est ici qu'il convient de voler;

     j'entends, avec le vol rapide, avec les plumes
de mon ardent désir, suivant les pas du guide
qui m'ouvrait le chemin, me donnant de l'espoir.

     Nous montions tout au long des rochers éboulés
dont l'étroite paroi nous pressait de partout,
et j'employais les pieds aussi bien que les mains.

     Arrivés à la fin sur le replat d'en haut
du profond précipice, à l'endroit découvert:
« Ô maître, demandai-je, où va-t-on maintenant? »

     « Ce sera désormais, dit-il, toujours plus haut.
Suis mes pas sur ce mont, jusqu'à ce qu'on rencontre
le guide qui saura nous montrer le chemin. »

     Le sommet est si haut, qu'on ne l'aperçoit pas;
sa pente me semblait être plus raide encore
que l'angle que décrit la moitié du cadran.

     Comme j'étais déjà bien fatigué, je dis:
« Tourne-toi, mon doux père, et regarde vers moi:
si tu ne m'attends pas, je vais rester tout seul! »

     « Traîne-toi jusqu'ici, mon fils », dit-il alors,
en me montrant du doigt un palier au-dessus,
qui, partant de ce point, faisait le tour du mont.

     Sa voix était pour moi d'un si doux réconfort,
que je parvins, grimpant toujours derrière lui,
à prendre pied enfin sur la forte ceinture.

     Et là-haut, tous les deux, nous nous mîmes par terre,
tournés vers le levant d'où nous étions venus,
car on aime à revoir le chemin déjà fait.

     J'examinai d'abord le bas de la montagne;
ensuite je levai mes yeux vers le soleil,
étonné de le voir briller à ma main gauche.

     Le poète vit bien quelle était ma surprise,
de regarder comment le char de la lumière
s'avançait lentement entre nous et le nord.

     « Si Castor et Polluer, finit-il par me dire,
avaient fait maintenant escorte à ce miroir
qui répand sa splendeur ici comme là-bas,

     tu pourrais contempler le zodiaque en flammes
poursuivant son chemin au plus près des deux Ourses,
à moins de le voir prendre un sentier différent.

     Et si tu veux savoir comment cela se fait,
réfléchis un instant: imagine Sion,
ainsi que ce mont-ci, situés sur la terre

     en des endroits qui font qu'ils ont deux hémisphères
et un seul horizon: ce qui fait que la route
que jadis Phaéton avait si mal suivie

     se dirige, pour ceux qui regardent d'ici,
d'un côté qui s'oppose à celui de là-bas,
si ton intelligence a bien su me comprendre. »

     « Maître, certainement, me pris-je alors à dire,
je n'ai jamais compris avec tant de clarté
ce qui semblait avant trop dur à mon esprit;

     que le cercle au milieu de la sphère céleste
que les gens du métier appellent Équateur,
et qui reste toujours entre hiver et été,

     pour la même raison que tu viens de me dire,
est aussi loin d'ici, remontant vers le Nord,
qu'il l'était des Hébreux, vers la chaleur du Sud.

     Mais je voudrais savoir, si tu le trouves bon,
combien on va marcher, puisque ce pic se dresse
plus haut que je ne puis élever le regard. »

     Il répondit alors: « Cette montagne est telle,
que son flanc est bien dur pour celui qui s'engage;
mais plus on l'a gravi, plus il devient aisé.

     Lorsqu'il te semblera qu'il est enfin plus doux
et que monter là-haut est chose aussi facile
qu'à la nef d'avancer par un vent favorable,

     nous serons arrivés au bout de ce sentier;
là, tu peux espérer de voir finir ta peine,
Je ne t'en dis pas plus, c'est tout ce que j'en sais. »

     Comme il venait de mettre un terme à son discours,
près de nous une voix nous dit: « En attendant,
tu ferais aussi bien de t'asseoir tant soit peu. »

     Nous étant retournés au son de cette voix,
nous vîmes un grand roc qui se trouvait à gauche,
et que je n'avais pas tout d'abord aperçu.

     Nous fûmes vers ce point, et vîmes des esprits
qui paraissaient attendre à l'abri du rocher,
nonchalamment couchés comme des fainéants.

     L'un surtout, qui semblait plus qu'un autre accablé,
restait assis là-bas, s'embrassant les genoux
sur lesquels se cachait son visage penché.

     « Regarde, doux seigneur, dis-je alors à mon guide,
celui-là, qu'on dirait plus paresseux encore
que si dame Indolence était sa propre sœur! »

     Et ce ne fut qu'alors qu'il daigna regarder,
ramenant son visage en biais, sur la cuisse,
et disant: « Va plus haut, toi qui fais le malin! »

     Lors je le reconnus, et cette grande angoisse
qui me pressait encore au creux de la poitrine
ne put pas m'empêcher de courir jusqu'à lui.

     Et quand je l'eus rejoint, à peine s'il leva
la tête pour parler: « Comprends-tu maintenant
le pourquoi du soleil sur ton épaule gauche? »

     Sa même nonchalance et son discours trop bref
amenaient sur ma lèvre un début de sourire
et je dis: « Belacqua, je ne suis plus en peine

     de toi dorénavant; mais pourquoi restes-tu
ici précisément? Attends-tu quelque guide,
ou bien as-tu repris tes vieilles habitudes? »

     « Frère, à quoi bon, dit-il, monter jusque là-haut,
puisque l'oiseau de Dieu qui veille sur l'entrée
ne me permettrait pas d'aller chercher les peines?

     Il me convient d'attendre ici que le ciel tourne
autant autour de moi qu'il le fit dans ma vie,
car le bon repentir s'était trop fait attendre;

     à moins de l'obtenir au moyen de prières
qui jaillissent d'un cœur visité par la grâce;
des autres, peu me chaut, car le Ciel n'en veut pas.

     Cependant le poète s'avançait jusqu'à nous
et me disait: « Viens donc! Regarde le soleil
à son méridien; et de l'autre côté

     la nuit foule déjà sous ses pieds le Maroc. »



CHANT V
 

     Nous nous étions déjà séparés de ces ombres,
et j'allais en dernier sur les pas de mon guide,
lorsque soudain quelqu'un cria derrière moi,

     en me montrant du doigt: « Tiens! il me semble bien
que celui d'en bas tue à sa gauche les rais:
on dirait qu'il agit comme un être vivant! »

     Je tournai le regard au son de cette voix
et vis qu'avec surprise il me dévisageait
moi seul, toujours moi seul et le rayon brisé.

     « Pourquoi donc ton esprit s'embourbe-t-il si vite?
me dit alors mon maître; et pourquoi t'arrêter?
Qu'importe ce qu'on peut déblatérer là-bas?

     Suis-moi toujours de près et laisse dire aux gens,
ferme comme une tour, qui n'incline jamais
le front, pour fort que soit le souffle de l'archer;

     car celui dont l'esprit va d'un objet à l'autre
éloigne constamment la cible de soi-même,
et le dernier souci fait oublier les autres. »

     Qu'aurais-je pu répondre alors, sinon: « Je viens! »
Et, le disant, je crus sentir sur mon visage
les couleurs qui parfois méritent le pardon.

     Cependant sur la côte et pas très loin de nous
montaient certaines gens, le long d'un raccourci,
verset après verset chantant le Miserere.

     Mais, s'étant aperçus que moi, grâce à mon corps,
je ne permettais pas aux rayons de passer,
leur chant devint un oh! aussi rauque que long;

     et deux de ces esprits, faisant les messagers,
coururent jusqu'à nous, afin de demander:
« Expliquez-nous quelle est votre condition! »

     Mon maître leur parla: « Vous pouvez retourner
et raconter à ceux qui vous ont envoyés
que celui-ci possède un vrai corps de chair vraie.

     S'ils se sont arrêtés pour avoir vu son ombre,
comme je pense, alors la réponse suffit:
vous pouvez l'estimer, car il peut être utile. »

     Une étoile en filant fend moins vite l'azur
au début de la nuit, ou l'éclair un nuage,
au coucher du soleil, quand l'été bat son plein,

     que je n'ai vu courir ces ombres vers leurs rangs,
et de là revenir vers nous, avec les autres,
comme des cavaliers lancés à toute bride.

     « Ceux qui viennent vers nous me paraissent nombreux;
ils voudront te parler, dit alors le poète.
Va donc les écouter, mais toujours en marchant! »

     « Âme qui suis ainsi le chemin de la joie,
avec les membres vrais reçus à la naissance,
criaient-ils en venant, attends-nous donc un peu!

     Regarde si jamais tu vis quelqu'un de nous,
pour ensuite là-bas en porter la nouvelle!
Hélas! pourquoi vas-tu sans vouloir t'arrêter?

     Nous avons tous trouvé la mort par violence
et restâmes pécheurs jusqu'au dernier instant,
où la grâce du Ciel nous vint ouvrir les yeux;

     ainsi, nous repentant et pardonnant aux autres,
nous quittâmes la vie et partîmes vers Dieu,
pressés par le désir de voir sa sainte face. »

     Je répondis: « J'ai beau regarder vos visages,
je n'en connais aucun; mais si vous désirez
quelque chose de moi, esprits bien fortunés,

     dites: je vais le faire, au nom de cette paix
qu'il me faut rechercher ainsi, de monde en monde,
en marchant sur les pas d'un guide aussi fameux. »

     Alors l'un d'eux parla: « Nous avons confiance
quant à ta bonne foi, même sans tes serments,
si, comme tu le veux, tu le puis en effet.

     Je te demande, moi qui parle avant les autres,
si jamais tu reviens pour revoir les contrées
qui vont de la Romagne à celle où règne Charles,

     d'obtenir à Fanon, par ta courtoise instance,
qu'on rappelle mon nom dans toutes les prières,
pour que je puisse ainsi purger mes grandes fautes.

     C'est de là que je suis; mais le profond pertuis
par où s'enfuit mon sang, ma première demeure,
est venu me chercher au pays d'Anténor,

     où je pensais pourtant me trouver à l'abri.
Celui d'Este est l'auteur, qui m'avait en horreur,
bien trop loin au-delà de ce que veut le droit.

     Mais si j'avais pu fuir du côté de Mira,
quand dans Oriane l'on mit la main sur moi,
je serais à cette heure au monde où l'on respire.

     Je courus au marais; mais les joncs et la vase
m'empêtrèrent si bien, qu'il me fallut tomber
et de mes veines voir jaillir un lac de sang. »

     Puis, un autre parla: « Si le vœu s'accomplit,
qui t'attire au sommet de la sainte Montagne,
viens au secours du mien, avec tes bonnes œuvres!

     Je suis de Monte Feltre et mon nom est Buonconte;
mais Jeanne et tous les miens m'ont si bien oublié
qu'entre ceux-ci je marche en baissant le regard. »

     « Quelle force, lui dis-je, ou sinon quel hasard
t'avait donc entraîné si loin de Camp aldin,
que l'on n'a jamais pu retrouver ton cadavre? »

     « Hélas, répondit-il; aux pieds du Cassin
il existe un cours d'eau du nom d'Archiatre,
qui naît dans l'Apennin, plus haut que l'ermitage.

     C'est là que j'arrivai, la gorge transpercée;
à peu près à l'endroit où cette eau perd son nom,
je fuyais seul, tachant la plaine de mon sang.

     Là, j'ai perdu la vue; et ma parole ultime
fut le nom de Marie; et c'est en cet endroit
que je tombai, laissant ma chair abandonnée.

     Telle est la vérité, rapporte-la là-haut.
L'ange de Dieu m'a pris; mais celui de l'Enfer
criait: « Ô toi du Ciel, pourquoi m'en prives-tu?

     Tu remportes ainsi, pour une seule larme
qui fait que je le perds, ce qu'il a d'éternel;
mais je saurai, du moins, comment traiter ses restes!

     Tu dois savoir comment s'amoncelle dans l'air
cette humide vapeur qui se transforme en eau
dès qu'elle monte assez pour rencontrer le froid.

     Il joignit sa malice et sa soif de mal faire
à son savoir, mêlant la vapeur et le vent,
par le pouvoir qu'il tient de sa seule nature.

     Puis, à la nuit tombante, il a fait recouvrir
le vallon de brouillards, de Prato Magne au joug,
épaississant si fort le ciel au-dessus d'elle,

     que cet air condensé devint bientôt de l'eau:
il plut alors à verse; et les ruisseaux reçurent
toute l'eau que le sol se lassait d'avaler;

     et, la réunissant dans de grandes rivières,
il la précipita dans le fleuve royal
si promptement, que rien n'aurait pu l'arrêter.

     Archiatre gonflé, trouvant à l'embouchure
mon corps tout refroidi, le poussa dans l'Arno,
décroisant mes deux bras, que j'avais mis moi-même

     en croix sur ma poitrine, avant de succomber;
ensuite il me roula sur son fond, sur sa berge,
et il m'ensevelit enfin dans ses dépôts. »

     « De grâce, lorsqu'au monde enfin tu reviendras
et te reposeras de ton si long voyage,
dit un troisième esprit, qui suivait le second,

     rappelle-toi mon nom: je suis cette APia
que Sienne fit, et puis que défit la Maremme:
celui-là le sait bien, qui m'avait épousée,

     m'ayant passé l'anneau comme une chaîne au doigt.



CHANT VI
 

     « Lorsque du jeu de dés la partie a pris fin,
celui qui vient de perdre en sort triste et penaud
et, répétant les coups, s'instruit à ses dépens;

     mais l'assistance suit et flatte le gagnant:
l'un emboîte le pas, l'autre suit le cortège
ou marche à ses côtés, lui parlant à l'oreille;

     mais lui, sans s'arrêter, complaisamment écoute,
et s'il donne à quelqu'un, celui-là se retire,
en sorte qu'il parvient à sortir de la presse.

     Tel me trouvais-je alors au milieu de la foule,
tournant tantôt vers l'un les yeux, tantôt vers l'autre,
et je m'en dégageais à force de promesses.

     Là, j'ai vu l'Arétin à qui donna la mort
le bras droit trop cruel de Gino de Tacco,
et l'autre qui périt en chassant ses contraires.

     Là me priaient aussi, tendant leurs bras vers moi,
Frédéric le Nouvel avec celui de Pise,
qui du bon Marzucco fit voir la forte trempe.

     J'y vis le comte Orso et l'âme qui disait
que par haine et envie elle fut expulsée
de son corps, et non pas par l'effet de ses fautes:

     c'est Pierre de la Brosse: il faut qu'elle y pourvoie,
la dame de Brabant, tant qu'elle est ici-bas,
ou qu'elle aille grossir le troupeau des méchants.

     Dès que je fus enfin délivré de ces ombres,
qui priaient pour avoir les prières des autres,
tant le désir les point d'être plus vite saintes,

     je me mis à parler: « Il semble, ô ma lumière,
qu'en un de tes écrits tu repousses l'idée
que la prière peut fléchir la loi du Ciel.

     Pourtant, c'est bien cela que ces gens-ci demandent:
comment se peut-il donc que leur espoir soit vain?
ou n'ai-je point compris au juste tes paroles? »

     Il répondit: « Le sens de mon écrit est clair,
et l'espoir de ces gens n'est nullement trompeur,
si l'on veut y penser d'un esprit reposé;

     car on ne fausse pas la suprême justice,
si la flamme d'amour liquide en un clin d'œil
la dette de quiconque héberge en cet endroit.

     Cependant, à l'époque où j'ai dit le contraire,
l'oraison n'aurait pu racheter les pécheurs,
puisque Dieu n'était pas présent dans les prières.

     Mais ne t'empêche pas de doutes si subtils,
s'ils ne te sont pas dits par celle qui fera
jaillir dans ton esprit la lumière du vrai.

     Je veux, si tu m'entends, parler de Béatrice:
tu vas la voir bientôt là-haut, sur le sommet
de la haute montagne, heureuse et souriante. »

     « Seigneur, lui dis-je alors, allons-y donc plus vite,
car je me sens déjà moins fatigué qu'avant,
et tu vois bien que l'ombre augmente au pied du mont. »

     « Nous allons avancer avant la fin du jour,
répondit-il alors, le plus que nous pourrons;
mais n'imagine pas que la chose est si simple.

     Avant d'y parvenir, tu verras le retour
de l'astre que déjà le flanc du mont nous cache,
en sorte que ton corps ne lui sert plus d'écran.

     Mais observe là-bas cette âme toute seule,
qui semble attendre assise et regarde vers nous:
elle nous montrera le chemin le plus court. »

     Nous fûmes la chercher: âme du grand Lombard,
comme tu restais là, dédaigneuse et altière,
et quelle dignité dans ton profond regard!

     Pas un mot ne tombait de ses lèvres fermées:
elle nous regardait avancer, en silence,
et paraissait de loin un lion au repos.

     Virgile cependant s'approcha davantage
pour demander l'endroit où l'on monte aisément;
mais elle, sans vouloir répondre à sa prière,

     d'abord nous demanda nos noms et nos patries;
et mon doux maître à peine avait-il commencé:
« Mantoue… » et déjà l'ombre, absente auparavant,

     bondit soudain vers lui du lieu qu'elle occupait,
disant: « Ô Mantouan, mon nom est Sordello;
je suis de ton pays! » Et tous deux s'embrassèrent.

     Ah! Italie esclave, auberge de douleur,
navire sans nocher au milieu des tourmentes,
reine jadis du monde, et maintenant bordel!

     Ainsi, ce noble esprit se montrait disposé,
en entendant le nom de sa douce patrie,
à faire bonne chère à son compatriote,

     cependant qu'en ton sein tes fils vivants ne restent
pas un seul jour en paix, se déchirant l'un l'autre,
quoiqu'ils se disent fils d'une même cité!

     Regarde, infortunée, autour de tes frontières,
le long de ta marine, et jusque dans ton sein,
et dis-moi si l'on trouve un seul endroit en paix!

     En vain Justinien t'a raccoutré les rênes,
puisque l'on ne voit pas qui saurait s'en servir:
s'il ne l'avait pas fait, ta honte serait moindre.

     Et vous, qui ne devriez penser qu'aux oraisons
et laisser le César se tenir ferme en selle,
si vous entendez bien ce que Dieu vous ordonne,

     regardez la cavale, elle devient rétive
depuis qu'elle a perdu la peur de l'éperon,
le jour où votre main s'empara de la bride!

     Oh! Albert Allemand, qui délaisses ainsi
celle qu'on a rendue indomptable et sauvage,
juste quand il faudrait enfourcher les arçons,

     qu'un juste châtiment retombe sur ton sang,
et que le Ciel le rende exemplaire et visible,
pour remplir de terreur jusqu'à ton successeur!

     Car ton père, et puis toi, vous avez toléré,
Retenus outre-monts par votre convoitise,
on changeât en désert le jardin de l'Empire.

     Viens voir les Capulets avec les Montaigut,
viens voir les Monadique et les Filipacchi,
les uns vêtus de deuil, les autres dans l'angoisse! »

     Viens, ô cruel, pour voir la dure oppression
que souffrent tes féaux, et guéris leurs blessures!
Vois la prospérité de ceux de Santarem!

     Viens voir Rome pleurer, la veuve abandonnée
qui t'appelle et gémit sans cesse, jour et nuit:
« Ô mon César, pourquoi m'abandonner ainsi? »

     Viens voir comment les gens s'aiment les uns les autres:
si jamais la pitié ne peut pas t'émouvoir,
au moins viens pour rougir de ton triste renom!

     Et si j'ose en parler, souverain Jupiter
qui pour nous ici-bas as souffert sur la croix,
où regardent-ils donc, les yeux de ta Justice?

     Peut-être en son tréfonds ta sagesse insondable
prépare-t-elle ainsi quelque nouveau bienfait
dont nous sommes trop loin pour nous apercevoir?

     Pourquoi, sinon, partout les villes d'Italie
regorgent de tyrans, et le premier vilain
qui commence à briguer se croit un Marcellus?

     Ô ma douce Florence, immense est ton bonheur,
car ces digressions ne sauraient te toucher,
grâce aux sages efforts de tous tes citoyens!

     La justice est au cœur, qui part comme une flèche,
que la raison parfois ralentit ou retient:
mais les tiens l'ont toujours sur le bout de leurs lèvres.

     Les offices publics sont un honneur qui pèse;
mais ton peuple empressé répond sans qu'on l'appelle,
et chacun de crier: « Je connais mon devoir! »

     Sois contente à présent, car tout t'y donne droit,
toi, la riche et la sage et la très pacifique:
et l'effet montre assez si je ne dis pas vrai.

     Athènes ou bien Sparte à la belle police,
à qui le monde doit les lois du temps jadis,
sont, quand aux bonnes mœurs, de petits apprentis

     auprès de toi, qui suis des règles si subtiles
qu'au milieu de novembre il ne te reste rien
de ce que tu faisais filer au mois d'octobre.

     Que de fois, du plus loin que l'on sait ton histoire,
n'as-tu pas tout changé, les lois et la monnaie,
les mœurs et les tarifs, renouvelant tes membres?

     Et si tu te souviens et sais juger les choses,
tu verras que tu fais comme certains malades
qui, ne pouvant trouver le repos sur leur couche,

     se tournent sans arrêt, pour oublier leur mal.



CHANT VII
 

     Après que cet accueil affectueux et digne
se fut renouvelé par trois ou quatre fois,
Sordide recula: « Et qui donc êtes-vous? »

     « Avant qu'aux flancs du mont fissent retour les âmes
à qui l'on a permis de monter jusqu'à Dieu,
Octavien a mis mes cendres au tombeau.

     Je suis Virgile: et seul m'a fait perdre le Ciel
le défaut d'ignorer la véritable foi. »
C'est par ces mêmes mots que répondit mon maître.

     Comme qui voit soudain surgir devant les yeux
quelque objet surprenant, dont il reste ébaubi,
y croit et n'y croit pas, se tâte et dit: « C'est vrai! »

     tel restait l'autre; et puis, en baissant le regard,
il vint plus près de lui et lui ceignit la taille,
humble comme l'enfant qui s'accroche à son père.

     « Ô gloire des Latins, s'exclama-t-il, par qui
notre langue a montré ce qu'elle peut produire,
ornement de la ville où j'ai reçu le jour,

     quel mérite ou faveur me permet de te voir?
Dis-moi, si d'écouter tes propos je suis digne,
viendrais-tu de l'Enfer? et duquel de ses cloîtres? »

     « Je monte jusqu'ici, répondit-il alors,
traversant les girons de l'empire des peines;
la volonté du Ciel m'accompagne et me pousse.

     Et je n'ai pas perdu le soleil où tu tends
pour ce que j'avais fait, mais pour n'avoir rien fait,
puisque je l'ai connu lorsqu'il était trop tard.

     Il se trouve là-bas un lieu dont les ténèbres
sont le seul châtiment, un endroit où les plaintes
ne sont pas des clameurs, mais de simples soupirs.

     Je suis son prisonnier, avec les innocents
que la dent de la mort touche avant qu'ils aient pu
purifier en eux la faute originelle.

     Je suis son prisonnier, avec ceux qui n'ont pas
les trois saintes vertus, mais qui, fuyant le vice,
ont eu les autres dons et les aimèrent tous.

     Mais si tu sais et peux le dire, donne-nous
quelques renseignements pour arriver plus vite
à l'endroit où vraiment l'on entre au Purgatoire. »

     Il dit: « Nous n'avons pas de séjour établi;
il m'est permis d'aller tout autour et plus haut;
jusqu'où je puis monter, je serai donc ton guide.

     Mais tu vois que le jour commence à décliner,
et nous ne pouvons pas monter pendant la nuit,
ce qui fait qu'il vaut mieux penser à quelque gîte.

     Vois à droite, là-bas, des âmes isolées;
je vais, si tu veux bien, te mener auprès d'elles;
non sans quelque plaisir, tu pourras les connaître. »

     Ou Virgile dit: « Comment? Si quelqu'un essayait
de monter dans la nuit, qui viendrait l'empêcher?
Ou bien, serait-ce donc qu'il ne le pourrait pas? »

     Lors le bon Sordide traça du doigt par terre
une ligne, en disant: « Vois-tu? Je ne saurais
pas dépasser cette ligne, après le crépuscule.

     Pourtant, rien ne vient faire obstacle à la montée,
à part l'obscurité, qui la rend impossible
et supprime par là le désir d'avancer.

     Retournons donc plus bas, c'est ce qui reste à faire;
pour voir les alentours, nous parcourrons la côte,
pendant que l'horizon nous cache le soleil. »

     Alors mon maître dit, non sans étonnement:
« Mène-nous à l'endroit que tu viens de nous dire,
pour y passer le temps plus agréablement! »

     Nous nous étions à peine éloignés de là-bas,
lorsque je vis le flanc du mont qui s'affaissait,
comme on voit ici-bas se creuser quelque val.

     « C'est là que nous irons, nous dit alors cette ombre,
où la côte se creuse en forme de giron;
et nous attendrons là le retour du matin. »

     Un sentier tortueux s'offrait pour y conduire,
se dirigeant en bas jusqu'au flanc du vallon,
où son bord descendait de plus de la moitié.

     L'or ou le fin argent, l'écarlate et le blanc,
le bleu d'Inde, le bois lumineux et brillant
et la fraîche émeraude au point de sa cassure,

     posés parmi les fleurs et l'herbe de ce pré,
seraient facilement vaincus par leurs couleurs,
comme le plus petit doit céder au plus fort.

     La nature y servait non seulement de peintre,
mais y mêlait aussi mille douces odeurs,
dans de nouveaux parfums, à nul autre pareils.

     Parmi l'herbe et les fleurs j'apercevais des âmes
assises, entonnant le Salve Regina,
que d'abord le ravin nous empêchait de voir.

     « Tant que nous disposons d'un reste de lumière,
nous dit le Mantouan qui nous avait guidés,
ne me demandez pas de vous mener près d'elles.

     Du haut de l'éperon vous pourrez distinguer
les gestes et les traits de tous ceux de là-bas,
mieux qu'accueillis par eux au fond de la vallée.

     Celui qui reste assis sur la plus haute place
et qui semble avoir trop négligé ses devoirs,
ne mêlant pas sa voix avec le chant des autres,

     fut Rodolphe empereur, qui pouvait bien guérir
la blessure qui met l'Italie au tombeau;
et l'autre vint trop tard pour pouvoir la sauver.

     Celui qui, devant lui, semble le consoler,
régna sur le pays baigné par l'eau qui coule
de la Moldave à l'Elbe et de l'Elbe à la mer:

     c'est ce même Ottonien qui déjà dans les langes
valait mieux que son fils, le barbu Wenceslas,
vautré dans la paresse et dans les voluptés.

     À côté, le camus qui discute à l'écart
avec cet autre esprit au visage bonhomme,
mourut en s'enfuyant et flétrissant ses lis.

     Vous le voyez d'ailleurs se frapper la poitrine!
Et voyez son voisin, qui soupire à côté,
le visage enfoncé dans le creux de sa main:

     du malheur de la France ils sont père et beau-père;
ils connaissent sa vie abjecte et corrompue:
de là cette douleur qui les travaille ainsi.

     L'homme à la forte épaule et dont le chant répond
à la voix de cet autre au nez proéminent,
a porté le cordon des plus rares mérites.

     Après lui, si son trône avait pu demeurer
au jeune homme qui reste assis derrière lui,
la vertu n'aurait fait que changer de vaisseau.

     Je n'en dis pas autant des autres héritiers,
car Jacques et Frédéric, qui règnent à sa place,
n'ont pas su conserver le meilleur de l'hoirie.

     L'honnêteté des gens ne passe pas souvent
aux rejetons; celui qui la donne le veut,
afin que nous sachions que nous la lui devons.

     Cette allusion vaut autant pour ce grand nez
que pour Pierre, qu'on voit chanter à l'unisson
et qui fit tant pleurer la Provence et la Pouille.

     Le fruit de sa semence a bien dégénéré,
d'autant plus que Constance eut un meilleur mari
que ne l'eut Béatrice, ou Marguerite ensuite.

     Voyez là-bas Henri, qui fut roi d'Angleterre
et vécut simplement, assis seul, à l'écart:
il eut, lui, plus de chance avec son rejeton.

     Et celui qui, plus bas, reste étendu par terre,
regardant vers le haut, est le marquis Guillaume,
pour qui le Montferrat avec le Canavèse

     ont été mis à sac par ceux d'Alexandrie. »



CHANT VIII
 

     C'était l'heure où s'empare un désir de rentrer
de l'âme des marins et attendrit leurs cœurs,
rappelant les adieux des doux amis absents,

     et qui trouble d'amour le pèlerin nouveau,
lorsqu'il lui semble entendre un son lointain de cloches
pleurant la mort du jour qui s'éteint longuement;

     lorsque, l'oreille enfin devenue inutile,
je m'aperçus qu'une âme s'était soudain dressée,
d'un signe de la main demandant audience.

     Elle joignit ensuite et leva les deux paumes,
dirigeant son regard du côté du Levant,
comme pour dire à Dieu: « Tu fais mon seul souci! »

     De ses lèvres jaillit un Te lucis ante
avec tant de douceur et si dévotement,
qu'il finit par me faire oublier qui j'étais;

     et les esprits dévots, aussi pieusement,
firent chœur avec lui jusqu'à la fin de l'hymne,
avec les yeux fixés sur les sphères d'en haut.

     Lecteur, aiguise bien maintenant le regard,
car je te rends du vrai si transparent le voile,
qu'il devrait t'être aisé d'en pénétrer le sens.

     Comme je regardais la noble compagnie
contempler longuement le ciel en se taisant,
comme semblant attendre humblement quelque chose

     je vis surgir d'en haut et descendre deux anges
qui portaient à la main des glaives flamboyants
à la pointe émoussée et privés de tranchant.

     Leur tunique semblait plus verte que les feuilles
écloses fraîchement, et leurs deux ailes vertes
la faisaient voltiger derrière eux, dans les airs.

     L'un d'eux vint se placer au-dessus de nos têtes,
et l'autre descendit sur la berge opposée,
si bien que les esprits restaient entre les deux.

     D'où j'étais, je voyais très bien leurs têtes blondes,
mais l'œil ne pouvait pas supporter leurs regards,
comme une faculté soumise à rude épreuve.

     « Ils arrivent, les deux, du giron de Marie,
expliqua Sordello, pour garder ce vallon
contre l'ancien serpent, qui doit venir bientôt. »

     Et moi, qui ne savais quel était son chemin,
je regardais partout, et courus me blottir,
glacé par la terreur, contre l'épaule amie.

     Sordello poursuivait: « Descendons maintenant
parmi ces grands esprits, et allons leur parler!
C'est avec grand plaisir qu'ils vont vous recevoir. »

     En trois pas que je fis, j'étais déjà là-bas,
et j'y vis un esprit qui m'observait moi seul,
comme s'il eût voulu connaître qui j'étais.

     C'était à l'heure où l'air devient épais et noir,
pas assez cependant pour cacher à nos yeux
ce qu'il semblait d'abord vouloir nous refuser.

     Il s'avança vers moi; moi, je partis vers lui:
" Noble juge Nino, quel ne fut mon plaisir
de voir que tu n'es pas parmi la gent damnée!"

     Nous n'oubliâmes lors aucun salut courtois:
puis il dit: « Depuis quand es-tu venu chez nous,
sur l'infini des eaux, au pied de la montagne? »

     Je lui dis: « J'ai passé par le triste séjour
ce matin; mais je suis dans ma première vie,
et j'aspire à gagner par ce voyage un autre. »

     Et m'ayant entendu répondre ainsi, lui-même
ainsi que Sordello reculèrent d'un pas,
comme ceux qu'assaillit un trouble inattendu.

     L'un courut vers Virgile, l'autre vers un esprit
qui l'attendait assis et lui dit: « Viens, Conrad!
Viens, pour voir ce qu'a fait la volonté de Dieu! »

     Puis, se tournant vers moi: « Par la rare faveur
que tu dois à Celui qui sait si bien cacher
son mobile premier, qu'on n'en voit pas la clef,

     quand tu seras chez toi, par-delà l'océan,
vois ma Jeanne et dis-lui qu'elle implore pour moi
au trône où l'innocent est toujours écouté.

     Je pense que sa mère a cessé de m'aimer,
depuis qu'elle a quitté les blancs bandeaux des veuves,
qu'elle ne peut qu'en vain regretter à présent.

     Son exemple suffit pour montrer clairement
combien peu, chez les femmes, dure le feu d'amour
que n'entretiennent plus les regards, les caresses.

     Le Milanais qui met dans ses armes la guivre
ne lui fera jamais de plus belles obsèques
que celles que le coq lui promit à Gallure. »

     C'est ainsi qu'il parlait; et il portait la marque,
visible sur le front, de la juste colère
qui prend au cœur prudent de façon modérée.

     Moi, je portais souvent mon regard curieux
vers le ciel, où tournait l'étoile la plus lente,
comme le fait la roue au plus près de l'essieu.

     « Que cherches-tu là-haut, mon fils? » me dit mon guide.
« Je regarde, lui dis-je alors, les trois flambeaux
dont la splendeur paraît embrasser tout le pôle. »

     « Les quatre astres, dit-il, dont la belle lumière
t'apparut ce matin, se sont cachés là-bas,
et tu vois maintenant d'autres qui les remplacent. »

     À ce même moment, Sordello lui fit signe
en lui disant: « Vois-tu là-bas notre ennemi? »
et en pointant du doigt l'endroit qu'il lui montrait.

     Au bout où s'évasait la petite vallée,
un serpent s'avançait, pareil sans doute à l'autre
dont Ève prit jadis le fruit le plus amer.

     Cet animal abject rampait parmi les fleurs,
tournant parfois la tête et se léchant le dos,
comme les bêtes font, pour se lisser le poil.

     Comme je n'ai pas vu, je ne pourrais pas dire
comment prirent leur vol les deux oiseaux célestes,
mais je les ai bien vus l'un et l'autre voler.

     Sentant passer dans l'air le vol des ailes vertes,
le serpent prit la fuite; et les anges revinrent,
d'un vol toujours égal, et reprirent leurs places.

     Pendant ce même temps, l'esprit qui s'était joint
au juge, lorsqu'il l'eut appelé par son nom,
ne m'avait pas quitté du regard un instant.

     « Puisse, dit-il enfin, la torche qui te guide
trouver dans ton esprit l'aliment nécessaire
pour te faire arriver au suprême séjour!

     Si tu veux par hasard me donner des nouvelles
soit du val de Magra, soit du pays voisin,
dis-moi ce que tu sais, car j'en fus le seigneur.

     On me nommait jadis Conrad Malaspina;
je ne suis pas l'Ancien, mais je descends de lui;
j'épure ici l'amour que je portais aux miens. »

     « Oh! répondis-je alors, je n'ai jamais été
dans votre région; mais quel endroit d'Europe
ignore-t-il encor sa grande renommée?

     La réputation dont jouit votre nom
a prôné les seigneurs et leur contrée, en sorte
que sans la visiter on pense la connaître;

     et je crois, aussi fort qu'en l'espoir de là-haut,
que ta noble maison n'est pas en train de perdre
la gloire qu'elle obtint par la bourse et le glaive.

     La nature et le droit lui font ce privilège;
car si le chef pervers met le monde à l'envers,
seule elle marche droit et se rit des écueils. »

     « Va donc! dit-il alors; le soleil n'ira point
coucher plus de sept fois au lit que le Bélier
lui prépare et lui couvre avec ses quatre pattes,

     avant que cette même opinion courtoise
ne se fixe à jamais dans ta tête et se cloue
avec des clous plus forts que les discours d'autrui,

     si Dieu ne suspend pas le cours de ses décrets. »



CHANT IX
 

     Du décrépit Tithon déjà la concubine
commençait à blanchir au bord de l'Orient
et de son doux ami semblait fuir les étreintes.

     Son front resplendissait des pierres précieuses
qui forment le portrait de ce froid animal
qui du bout de sa queue attaque les humains;

     et à ce même endroit où nous restions assis
la nuit avait déjà fait deux pas vers le jour
et semblait mettre en train le départ du troisième,

     lorsque moi, qui traînais le premier don d'Adam,
vaincu par le sommeil, je me couchai dans l'herbe
où restaient au repos les autres quatre, assis.

     À l'heure où l'hirondelle, aux approches du jour,
commence à dégoiser une triste complainte,
pleine du souvenir de ses premières peines,

     et lorsque notre esprit, débarrassé des chaînes
du poids de notre chair et de notre pensée,
se livre aux visions et presque prophétise,

     il me semblait en songe apercevoir au ciel
un aigle aux plumes d'or, suspendu dans les airs,
prêt à foncer sur nous, les ailes déployées.

     Ensuite je pensais me trouver dans ce lieu
où l'enfant Ganymède abandonna les siens,
lorsqu'il fut enlevé pour le palais des Dieux.

     Je disais en moi-même: « Il est habitué
à ne faire qu'ici sa chasse, et n'aime pas
s'agripper à la proie ailleurs qu'en cet endroit. »

     Et puis il me semblait qu'il tournoyait dans l'air
et se précipitait sur moi comme un éclair
et m'enlevait là-haut, au céleste foyer.

     Ensuite il me semblait que nous brûlions tous deux
et le brasier du songe était insupportable,
à tel point qu'il finit par me faire éveiller.

     Comme Achille jadis tressaillit en jetant
partout autour de lui des regards étonnés,
sans savoir quel était le lieu qu'il regardait,

     lorsque sa mère vint le reprendre à Chiron,
l'emportant endormi dans ses bras à Scyros,
d'où les Grecs par la suite allaient le retirer;

     ainsi je tressaillis, lorsque de mes paupières
s'absenta le sommeil, et perdis les couleurs,
sous le frisson glacé qui m'étreignait le cœur.

     Seul restait près de moi celui qui me console;
le soleil était haut l'espace de deux heures;
je tenais le regard tourné vers le rivage.

     « Ne crains rien maintenant, dit alors mon seigneur.
Nous sommes arrivés à bon port; prends courage!
Ne te relâche pas, fais un nouvel effort!

     Nous sommes arrivés au seuil du Purgatoire:
regarde le rebord de rochers qui l'entoure,
et l'endroit où l'on voit qu'il demeure entr'ouvert!

     À l'heure où le matin est devancé par l'aube,
alors que ton esprit plongeait dans le sommeil,
au-dessus de ces fleurs qui parent la vallée,

     une dame survint, qui dit: – « Je suis Lucie.
Laissez-moi transporter celui qui dort là-bas,
afin que le monter lui coûte moins d'effort. »

     Sordello reste en bas, avec les nobles âmes;
elle t'a pris ensuite et s'est mise à monter,
dès que le jour fut clair: moi, j'ai suivi ses pas.

     Elle t'a déposé, non sans m'avoir montré
avec son beau regard la porte que voilà;
puis, elle et son sommeil sont disparus ensemble. »

     Comme celui qui voit se dissiper ses doutes
et sent se convertir ses frayeurs en espoir,
après avoir enfin appris la vérité,

     tel je devins moi-même; et aussitôt mon guide,
me voyant rassuré, partit vers la falaise,
dont je gravis la pente à quelques pas de lui.

     Lecteur, tu comprendras qu'à présent ma matière
commence à s'élever: ne t'étonne donc pas,
si je vais l'habiller avec plus d'artifice.

     Nous nous étions déjà rapprochés de l'endroit
où je croyais d'abord distinguer une fente
qui semblait séparer deux pans de la muraille;

     et j'y vis une porte à laquelle on pouvait
monter par trois gradins de couleurs différentes,
et dont le seul gardien demeurait immobile.

     Et comme j'ouvrais grands les yeux, pour regarder,
je l'ai bien vu, debout sur la marche d'en haut,
mais je n'ai pu souffrir l'éclat de son visage.

     Il tenait à la main toute nue une épée
dont les brillants reflets resplendissaient si fort,
que souvent mon regard en restait ébloui.

     « Écoutez-moi, là-bas: qu'est-ce que vous voulez?
commença-t-il à dire; où reste votre escorte?
Gardez que ce chemin ne vous coûte trop cher! »

     « Une dame du Ciel, qui connaît bien ces choses,
répondit mon seigneur, nous envoya tantôt,
nous disant: « Allez là, la porte est devant vous! »

     « Qu'elle soit avec vous sur la route du bien!
répondit aussitôt le gardien trop courtois;
venez, avancez-vous, venez monter nos marches! »

     Alors nous avançâmes jusqu'au premier degré,
construit en marbre blanc si lisse et si poli,
que je m'y vis tout tel que je suis en effet.

     Le second était teint des couleurs de la nuit,
fait en pierre rugueuse et qui semblait brûlée,
en long et en travers sillonné de crevasses.

     Le troisième gradin, qui dominait les autres,
paraissait d'un porphyre aussi haut en couleur
que le sang qui jaillit lorsqu'on ouvre une veine.

     C'était sur ce dernier que reposaient les plantes
du messager de Dieu, qui défendait le seuil
et paraissait briller plus que le diamant.

     Mon guide m'entraîna, visiblement content,
le long des trois gradins, en me disant: « Demande,
mais bien modestement, qu'on ouvre la serrure! »

     Me jetant aux saints pieds avec dévotion,
j'implorai par pitié que l'on m'ouvrît la porte,
après avoir frappé par trois fois ma poitrine.

     Il me marqua sept P sur le front, à la pointe
de son épée, et dit: « Ne néglige donc pas,
quand tu seras entré, de laver ces sept plaies! »

     La couleur de la cendre ou de la terre sèche
est tout à fait pareille à celle de sa robe;
et de l'un de ses plis il retira deux clefs.

     La première était d'or et l'autre était d'argent;
et avec la clef blanche, ensuite avec la jaune,
il fit ce qu'il fallait pour mon contentement.

     « Chaque fois que faillit l'une de ces deux clefs
et ne tourne pas rond au trou de la serrure,
nous dit-il, on ne peut obtenir le passage.

     L'une est plus chère; l'autre exige plus d'adresse
et beaucoup de savoir, avant qu'on puisse ouvrir,
car elle seule peut délier tous les nœuds.

     Pierre me les donna jadis, en me disant
qu'il fallait ouvrir trop plutôt que trop fermer,
pourvu qu'on vînt toujours implorer à genoux. »

     Ensuite il poussa l'huis de la porte sacrée,
en nous disant: « Entrez! mais je vous fais savoir
qu'on expulse celui qui regarde en arrière. »

     Lorsque, l'instant d'après, nous avons vu tourner
sur leurs gonds les pivots de la porte sacrée,
qui sont faits d'un métal sonore et résistant,

     la Porte Tarpéienne a dû grincer moins fort
et céder bien plus vite, quand le bon Metellus
fut enlevé de force, et le trésor vidé.

     Et m'étant retourné quand j'entendis ce bruit,
je crus entendre aussi Te Deum laudamus
que chantait une voix à ces doux sons mêlée.

     Ce que j'en entendais me rappelait assez
l'effet que nous produit quelquefois la musique
quand le texte paraît tantôt être couvert

     et tantôt renforcé par les accords de l'orgue.



CHANT X
 

     Après avoir franchi le seuil de cette porte
que les mauvais penchants nous empêchent d'atteindre,
faisant passer pour droit le chemin tortueux,

     je compris, grâce au bruit, qu'on l'avait refermée;
et si j'avais tourné la tête pour la voir,
ma faute aurait-elle eu quelque excuse décente?

     Et déjà nous montions par la brèche d'un roc
qui formait des détours allant de tous côtés,
comme l'onde qui fuit et court par mille bras.

     « Il faut, en cet endroit, user d'un peu d'adresse,
me dit alors mon maître, et parmi ces détours
profiter de celui qui nous aide à monter. »

     Cela ralentissait à ce point notre marche,
que la lune en décours avait déjà gagné
le lit où d'habitude elle va se coucher,

     avant que nous fussions dégagés du goulot;
et lorsque au ciel ouvert nous sortîmes enfin,
où la côte, là-haut, forme comme un palier,

     moi presque à bout de force et les deux incertains
quant au chemin à suivre, un plateau nous reçut,
plus solitaire encor qu'un sentier au désert.

     À partir de son bord qui confine à l'abîme
jusqu'au pied du rocher qui monte vers la cime,
la stature d'un homme aurait tenu trois fois;

     et aussi loin que l'œil pouvait s'aventurer,
à ma droite aussi bien qu'à gauche, il me semblait
voir que cette corniche était partout pareille.

     Nous n'avions pas encor fait un seul pas là-haut,
lorsque je m'aperçus que le flanc du rocher,
dont le pourtour formait un mur tombant à pic,

     était de marbre blanc, orné de hauts-reliefs
si beaux, que Polyclète et même la nature
devraient, en les voyant, se tenir pour vaincus.

     L'ange qui vint sur terre apporter la nouvelle
de la paix si longtemps ardemment souhaitée,
ouvrant le Ciel fermé par le long interdit,

     y paraissait sculpté devant nous, si vivant
dans sa belle attitude empreinte de douceur,
qu'on ne croyait pas voir une image muette.

     On eût presque juré qu'il prononçait Ave,
car à côté de lui on apercevait Celle
qui d'un seul tour de clef ouvrit l'amour suprême:

     et par sa contenance elle illustrait ces mots:
Ecce ancilla Dei, bien plus fidèlement
que l'empreinte du sceau s'imprimant dans la cire.

     « Ne reste pas fixé toujours au même endroit! »
me dit mon doux seigneur, me gardant près de lui,
du côté qui ressent les battements du cœur.

     À ces mots, je tournai les yeux et je pus voir
au-delà de Marie et du même côté,
où se tenait celui qui dirigeait mes pas,

     un sujet différent gravé dans le rocher.
Je dépassai Virgile et m'approchai de lui,
afin de mieux pouvoir l'embrasser du regard.

     On voyait entaillés dans la paroi de marbre
le char avec les bœufs qui traînaient l'Arche sainte,
dure à qui s'ingérait dans l'office des autres.

     La foule allait devant; et comme elle semblait
répartie en sept chœurs, le regard me disait:
« Ils chantent! » et l'oreille: « On ne les entend pas! »

     De la même façon, l'encens et sa fumée,
qu'on y représentait, mettaient en controverse,
pour un oui, pour un non, les yeux avec le nez.

     Là, marchant au-devant du sacré réceptacle,
on voyait, court vêtu, danser l'humble psalmiste,
s'y montrant à la fois et plus et moins qu'un roi.

     À côté se montrait, assise à la fenêtre
d'une belle maison, Michol, qu'on devinait
à la fois étonnée et pleine de mépris.

     En poussant au-delà de l'endroit où j'étais,
je contemplais de près une nouvelle histoire,
dont la blancheur brillait au-delà de Michol.

     J'y voyais retracer l'image des hauts faits
de ce prince romain dont le rare mérite
fit gagner à Grégoire une grande victoire:

     je parle du portrait de l'empereur Trajan.
Une veuve avait pris son cheval par le frein;
son geste exprimait bien ses larmes et sa peine.

     Autour de lui piaffait une foule innombrable
de cavaliers romains; et le vent agitait
par-dessus leurs cimiers les aigles sur camp d'or.

     Parmi tous ces soldats, la pauvre vieille femme
semblait dire: « Seigneur, je demande justice
pour le meurtre d'un fils, dont j'ai le cœur brisé. »

     Il semblait lui répondre: « Nous allons au retour
voir cela. » Mais alors elle disait: « Seigneur
(et l'on sentait la peine étouffer ses propos),

     si tu ne reviens pas? » – « Un autre aura ma place:
Il te fera justice. » – « Et que te sert, dit-elle,
le bien qu'un autre fait, s'il ne te chaut du tien? »

     Il dit alors: « Courage! Il faut que je remplisse
ce devoir sur-le-champ, avant de m'en aller:
la justice le veut et la pitié l'exige. »

     Celui qui n'a rien vu qui fût nouveau pour lui
peut seul représenter ce langage sensible
et nouveau pour nous seuls, qui n'en possédons pas.

     Comme je regardais avec un vif plaisir
l'exemple édifiant de tant de modestie,
plus chère encore, grâce à son divin auteur:

     « Voici venir des gens, murmura le poète,
qui s'approchent de nous, marchant au ralenti:
ils diront le chemin que l'on suit pour monter. »

     Mes yeux, toujours contents de tout fouiller partout,
afin de contempler les nouveautés qu'ils aiment,
s'étaient déjà pressés d'aller à leur rencontre.

     Je m'en voudrais pourtant, si tu voulais laisser
ton bon propos, lecteur, en apprenant ici
comment Dieu nous oblige à payer notre dette.

     Ne regarde donc pas la forme des tourments:
pense à ce qui s'ensuit, pense qu'au pis aller
ils ne sauraient durer que jusqu'au grand procès.

     Moi, je lui dis alors: « Maître, ceux que je vois
venir ainsi vers nous ne semblent pas des hommes:
je ne sais ce que c'est, ni s'il faut croire aux yeux. »

     Et il me répondit: « La nature sévère
de leur punition les tient ployés à terre
tant que j'en ai douté moi-même tout d'abord.

     Mais regarde-les bien, tâche de distinguer
ceux qui se traînent là, courbés sous les rochers:
tu peux les voir déjà se frapper la poitrine. »

     Chrétien présomptueux, ô pauvre malheureux
dont l'esprit mal portant a si courte la vue
qu'il prend pour de l'avance une marche à rebours,

     n'as-tu donc pas compris que nous sommes des vers
d'où se dégagera le papillon céleste
pour voler droit vers Dieu, sans craindre les écueils?

     D'où vient que ton orgueil lève si haut la crête,
oubliant que tu n'es qu'un avorton d'insecte,
un ver dont la nature a raté la façon?

     Comme ces corps humains qui servent de consoles
et soutiennent parfois le toit ou le balcon,
ployant jusqu'à toucher du genou leur poitrine,

     font par leur fausse peine à celui qui regarde
une peine réelle, ainsi je les voyais
venir, quand je pris soin de mieux les observer.

     Ils étaient, il est vrai, plus ou moins accablés,
selon qu'au dos leur charge était plus ou moins lourde;
mais celui qui montrait le plus de patience

     semblait dire en pleurant: « Hélas, je n'en peux plus! »



CHANT XI
 

     « Notre Père qui es au royaume des cieux,
préférant leur séjour, bien que tu sois sans bornes,
pour l'amour qui t'attache au royaume d'en haut,

     que ton nom soit loué partout, et ta puissance,
par toute créature, et que chacun s'empresse
de rendre toujours grâce à ton divin esprit.

     Que descende entre nous la paix de ton royaume,
car nous ne pouvons pas la rapprocher de nous,
et tout notre art est vain, si tu ne nous la donnes;

     et tout comme là-haut les anges te dédient
chacun de leurs pensers, en chantant hosanna,
devant ta volonté que les hommes s'inclinent.

     Donne-nous aujourd'hui et tous les jours la manne
sans laquelle, au milieu de cet âpre désert,
tel recule, qui pense arriver le premier.

     Comme nous pardonnons aux autres tout le mal
qu'ils nous ont fait souffrir, pardonne-nous aussi
par grâce, sans peser notre peu de mérite.

     Veuille ne pas tenter notre frêle vertu,
qui trop aisément cède à l'antique adversaire,
mais délivre-la-nous de ses tentations.

     Ô Seigneur bien-aimé, le dernier de ces vœux
n'était pas fait pour nous, qui sommes à l'abri,
mais pour ceux qui là-bas restent derrière nous. »

     Ces ombres, récitant ainsi leurs oraisons,
pour elles et pour nous, s'avançaient sous leur poids,
semblables à celui dont nous accable un songe

     parfois; et, châtiés de façon inégale,
tous ces esprits longeaient la première corniche
pour se purifier des brumes d'ici-bas.

     Et si l'on sait si bien prier pour nous chez eux,
que ne pourraient pas faire et dire ici pour eux
ceux dont la volonté pousse en terre fertile?

     Il nous faut les aider à laver les stigmates
qu'ils ont portés ici, pour qu'ils puissent monter,
légers et lumineux, au monde des étoiles.

     « Que justice et pitié puissent vous alléger,
vous permettant bientôt d'utiliser vos ailes,
pour monter jusqu'en haut, au gré de vos désirs;

     mais dites-moi, par où gagne-t-on l'escalier
plus vite? et si l'on peut prendre plus d'un chemin,
dites, de quel côté la pente est moins abrupte?

     Car comme celui-ci, qui m'accompagne, porte
tout le poids de la chair d'Adam, dont il s'habille,
il est lent malgré lui lorsqu'il lui faut monter. »

     Ce qui fut dit par eux, pour répondre au discours
que prononçait celui dont je suivais les pas,
ne nous permettait pas de savoir qui parlait;

     mais on nous dit: « À droite, en suivant le rebord,
venez donc avec nous; vous trouverez l'endroit
par où peut bien passer un homme encor vivant.

     Et si je n'étais pas empêché par la roche
qui dompte maintenant mon front trop orgueilleux,
m'obligeant à porter mon regard vers le bas,

     j'aimerais bien savoir si je peux reconnaître
celui qui vient ici vivant, et tait son nom,
pour mieux l'apitoyer avec ce lourd fardeau.

     Moi, je suis d'Italie, et fils d'un grand Toscan;
mon père s'appelait Guillaume Aldobrandesque:
je ne sais si ce nom arriva jusqu'à vous.

     Pourtant, le noble sang et les œuvres illustres
de mes nombreux aïeux m'avaient rendu si vain
que, sans penser assez à notre mère à tous,

     je méprisai si fort tous les êtres humains,
qu'à la fin j'en mourus, Sienne sait bien comment,
et dans Campagnatique un enfant le dirait.

     Moi, je m'appelle Humbert. La superbe a perdu
bien d'autres avant moi, car tous mes compagnons
en furent entraînés dans le même désastre.

     C'est pour cette raison que je porte aujourd'hui
ce poids parmi les morts, pour satisfaire à Dieu,
puisque je n'ai pas su le porter dans la vie. »

     J'avais baissé les yeux, pour pouvoir l'écouter;
et l'un d'eux, différent de celui qui parlait,
se tordit tant qu'il put sous son pesant fardeau,

     me vit, me reconnut et voulut m'appeler,
maintenant le regard péniblement fixé
sur moi, qui m'avançais aussi courbé qu'eux tous.

     « Oh! dis-je, n'es-tu pas l'illustre Oderisi,
gloire de Gubbio, l'ornement de cet art
qu'on désigne à Paris du nom d'enluminure? »

     « Frère, répondit-il, les feuillets que colore
Franco le Bolonais sont bien plus souriants:
à lui tout le renom, je n'en ai que les miettes.

     Mais, naturellement, je n'aurais su l'admettre
du temps où je vivais, mettant l'ambition
de mon cœur à vouloir être partout premier.

     C'est ici que l'on sent l'effet de cet orgueil;
et je ne serais pas ici, si ce n'était
qu'au milieu de l'erreur je fis retour à Dieu.

     Ô des rêves humains vanité glorieuse!
Que leurs frêles couleurs durent peu sur les cimes,
si les âges suivants deviennent moins grossiers!

     Cimabué semblait sans rival en peinture,
et c'est du seul Giotto que l'on parle aujourd'hui,
reléguant dans l'oubli le renom du premier.

     Un nouveau Guide aussi vient d'enlever à l'autre
la palme de la langue; et peut-être un troisième
est né, qui chassera l'un et l'autre du nid.

     La gloire de là-bas n'est qu'un faible soupir
de vent, soufflant tantôt de-ci, tantôt delà,
et qui change de nom tout comme il change d'aire.

     Ton renom sera-t-il plus grand d'ici mille ans,
si ta chair t'abandonne étant déjà flétrie,
que si tu la perdras lorsque tu ne sais dire

     que dodo et papa? Car mille ans sont bien moins,
aux yeux de l'Éternel, qu'un battement de cils
face au cercle d'en haut qui tourne le moins vite.

     Celui que tu peux voir cheminer devant moi
du bruit de son renom a rempli la Toscane;
à peine maintenant s'en souvient-on à Sienne,

     dont il était seigneur lorsque fut abattu
le dépit florentin, qui semblait en ce temps
aussi bouffi d'orgueil qu'il est lâche aujourd'hui.

     Oui, votre renommée a la couleur de l'herbe,
qui vient et disparaît, lentement délavée
par Celui qui la sort du sein de l'âpre terre. »

     Je dis: « Ton bon discours a semé dans mon cœur
la juste humilité, vidant tout mon orgueil.
Mais qui donc est celui dont tu parlais tantôt? »

     « C'est, me répondit-il, Provenzal Salvani.
Il se trouve avec nous pour avoir prétendu
que Sienne devait être à lui seul tout entière.

     C'est pour l'avoir pensé qu'il n'a plus de repos
du jour de son trépas; car c'est là la rançon
qu'on exige de ceux qui sur terre osent trop. »

     « Mais, dis-je, si l'esprit qui pour se repentir
attend d'être arrivé jusqu'au bord de ses jours
doit demeurer en bas et n'est admis ici

     (à moins de l'en sortir par de bonnes prières)
un laps de temps égal à celui de sa vie,
comment s'explique-t-il qu'on l'ait laissé monter? »

     « C'est que, lorsqu'il était au comble de sa gloire,
fit l'autre, il se rendit sur le Champ des Siennois,
sans qu'on l'eut obligé, déposant son orgueil;

     et là, pour délivrer un ami des tourments
qu'il supportait alors dans les prisons de Charles,
il demandait l'aumône, en frissonnant d'angoisse.

     Je ne t'en dis pas plus. Mon parler est obscur;
cependant tes voisins feront bientôt en sorte
que tu sauras très bien comment l'interpréter;

     ce fut ce geste-là qui lui ouvrit nos portes. »



CHANT XII
 

     Je marchais de concert avec l'âme accablée,
comme avancent deux bœufs tirant le même joug,
pendant que m'attendait mon gentil pédagogue.

     Mais lorsqu'il dit: « Pressons, laissons leur compagnie;
par ici, chacun doit pousser sa propre barque,
en s'aidant, s'il le peut, des voiles et des rames »,

     je me suis redressé, comme on fait quand on marche
regardant devant soi, bien que par la pensée
je demeurais toujours confus et accablé.

     J'avais repris la marche et suivais volontiers
les traces de mon maître; et déjà tous les deux
nous éprouvions combien la route était facile,

     lorsqu'il me dit: « Dirige ton regard vers le bas!
Il est bon, si tu veux assurer ton voyage,
d'examiner le lit où se posent tes pas. »

     Comme, pour conserver à jamais leur mémoire,
les tombeaux élevés sur la terre aux défunts
de ce qu'ils ont été représentent l'image,

     ce qui fait qu'à leur vue on sent monter les larmes,
tant du ressouvenir nous pique l'aiguillon,
qui presse seulement le cœur des gens sensibles,

     je vis là des portraits, infiniment plus beaux,
conformes aux canons de l'art, et qui tenaient
tout le bord du chemin, du côté du ravin.

     J'y voyais d'un côté celui qui fut créé
plus noble que tout être ayant jamais été,
précipité du Ciel plus vite que la foudre.

     D'autre part, j'y voyais le géant Briarée,
qui gisait transpercé par le céleste trait,
plaqué contre le sol par le froid de la mort;

     j'y vis Mars et Pallas et le géant Thymbrée,
armés, serrant les rangs à l'entour de leur père,
contemplant les débris des Titans abattus.

     J'y vis Nemrod au pied de l'énorme édifice,
d'un regard égaré considérant les peuples
qui furent orgueilleux avec lui dans Sennar.

     Toi-même, Niobé, que tes yeux étaient tristes,
tels que je les ai vus figurés sur ma route,
entre tes deux fois sept enfants exterminés!

     Ô Saûl, que ta mort me semblait éloquente,
venant de ton épée, là-bas, à Gelboé,
qu'ignorent depuis lors la pluie et la rosée!

     Et toi, folle Arachné, je t'y voyais aussi,
tout éplorée, déjà changée en araignée,
au-dessus des lambeaux tissés pour ton malheur.

     Ô Roboam, ici tu n'es plus menaçant,
emporté par ton char et rempli d'épouvante,
quoiqu'on ne songe plus à te donner la chasse!

     On pouvait voir aussi sur le rude pavé
Alcméon, qui jadis exigea de sa mère
un prix trop élevé pour son fatal bijou.

     Et de Sennachérib on pouvait voir les fils
se jetant sur leur père enfermé dans le temple,
et puis abandonnant en ce lieu son cadavre.

     On voyait le désastre et le cruel massacre
qu'infligea Thomyris à Cyrus, lui disant:
« N'as-tu pas soif de sang? Je vais donc t'en gaver! »

     On y voyait aussi fuir les Assyriens,
après avoir appris qu'Holopherne était mort,
et l'on y distinguait les restes de son corps.

     On voyait Troie enfin en ruine et en cendre:
ô superbe Ilion, que ton image, telle
qu'on peut la voir là-bas, me semble ignoble et vile!

     Quel maître de la plume ou, sinon, du pinceau
pourrait représenter ces ombres, ces images,
dont les plus entendus resteraient étonnés?

     Les morts y semblaient morts et les vivants, vivants.
J'ai mieux vu que celui qui voit réellement
tout ce que je foulais, marchant la tête basse.

     Bouffissez-vous toujours d'orgueil, rejetons d'Ève!
Cherchez toujours en haut, sans regarder aux pieds
si vous vous engagez dans un mauvais sentier!

     Mais nous étions montés plus haut, tout en marchant,
et le soleil déjà consommait sa carrière
plus que l'esprit distrait ne l'avait estimé,

     quand celui qui marchait en regardant toujours
vers l'avant, m'avertit: «Il faut lever la tête:
c'est fini maintenant d'aller en rêvassant!

     Vois comme de là-haut un ange se prépare
à descendre vers nous: et la sixième esclave
du jour vient de finir le temps de son service.

     Que ton geste et tes traits traduisent ton respect,
pour qu'il nous soit permis de monter jusqu'en haut:
pense que ce jour-ci ne reviendra jamais! »

     J'avais plus d'une fois écouté ses semonces
sur la perte du temps: ce thème familier
n'était donc plus pour moi difficile à comprendre.

     Droit sur nous s'avançait la belle créature,
toute de blanc vêtue et portant au visage
l'éclatante splendeur de l'astre du matin.

     Elle ouvrit ses deux bras et déploya ses ailes
en nous disant: « Venez! Les gradins sont tout près:
le monter, désormais, vous sera plus facile. »

     Bien peu pourront un jour répondre à cet appel.
Hommes, faits pour monter jusqu'en haut en volant,
pourquoi le moindre vent vous fait-il donc tomber?

     Puis il nous conduisit où le rocher se fend
et caressa mon front d'un battement de l'aile,
m'assurant que j'allais voyager sans encombre.

     Comme sur la main droite allant vers la montagne,
plus loin que Rubaconte, où se trouve l'église
dominant la cité sagement gouvernée,

     le flanc qui tombe à pic devient plus accessible
grâce aux gradins qu'on fit du temps où les faussaires
et les gens sans aveu n'y faisaient point leur nid;

     telle se radoucit en ce point la montée,
qui dresse ailleurs un mur jusqu'à l'autre replain;
mais deux hautes parois la pressent sur les flancs.

     Juste au moment d'entrer l'on entendit des voix
qui chantaient: Beati pauperes spiritu,
avec plus de douceur qu'on ne saurait le dire.

     Ah! combien cet endroit me semblait différent
de l'Enfer! Car on entre ici parmi les chants,
et là-bas, au milieu de sauvages clameurs.

     Et déjà nous montions sur ces gradins sacrés,
dont l'accès me semblait maintenant plus facile
que la marche d'avant dans la plate campagne.

     « Oh! maître, dis-je alors, explique-moi, quel poids
vient-on de m'enlever, qui fait que je ne sens
nulle fatigue en moi, malgré cette montée? »

     Et sa réponse fut: « Lorsque les P qui restent
encore sur ton front, effacés à moitié,
auront tous disparu, ainsi que le premier,

     tes pieds sauront si bien servir ton bon vouloir,
qu'outre qu'ils ne sauront ce que c'est que fatigue,
ils auront du plaisir à marcher vers le haut. »

     Je me sentis alors comme certains passants
qui portent sur leur dos quelque objet qu'ils ignorent
et, s'en apercevant par les signes des autres,

     ils s'aident de leurs mains pour savoir ce que c'est
et cherchent à tâtons, leurs doigts faisant l'office
que leurs yeux n'avaient pas le moyen d'assurer.

     Tâtant avec les doigts de la droite écartés,
je ne découvris plus que six de ces sept signes
que traça sur mon front l'ange porteur de clefs;

     et mon guide ne put s'empêcher d'en sourire.



CHANT XIII
 

     Nous venions de monter en haut de l'escalier
où se repose un peu, pour la seconde fois,
la montagne où l'on vient se laver des péchés.

     Faisant le tour du pic, une longue corniche
nous apparut là-haut, pareille à la première,
sauf qu'elle forme un rond qui paraît plus petit.

     On n'y voit pas d'image ou de signe visible;
la route et le ravin et tout ce qui s'y trouve
ont les pâles couleurs de la pierre polie.

     « S'il faut attendre ici des gens qui nous renseignent,
disait pendant ce temps le poète, je crains
qu'on n'ait trop de retard à la fin de l'attente. »

     Puis il leva les yeux du côté du soleil
et, son propre flanc droit lui servant comme d'axe,
il fit faire à son corps un tour complet à gauche.

     « Toi, sur la foi de qui j'entreprends ce chemin
nouveau pour moi, dit-il, conduis-nous donc, doux astre,
comme aussi tu conduis ceux qui viennent ici!

     Tu réchauffes le monde et fournis sa lumière;
si quelque autre raison n'y vient pas contredire,
dirige maintenant nos pas de tes rayons! »

     Nous avions à peu près parcouru la distance
qu'on désigne ici-bas sous le nom d'une mille,
en quelques brefs instants, telle était notre hâte,

     quand j'entendis soudain des esprits qui volaient
sur nous, sans qu'on les vît, et faisaient en passant
au festin de l'amour des invites courtoises.

     La première des voix qui passait en volant
dit: Vinum non habent, qui sonna fort et clair,
et le redit encore en s'éloignant de nous.

     Son écho n'était pas tout à fait effacé,
qu'une autre voix survint, disant: « Je suis Oreste »,
et s'en fut aussitôt, sans vouloir s'arrêter.

     « Oh! père, dis-je alors, quelles sont donc ces voix? »
Je n'avais pas fini, quand voici la troisième
qui nous disait: « Aimez ceux qui vous font le mal! »

     Mon bon maître me dit: « C'est le péché d'envie
que l'on punit ainsi dans ce cercle, en prenant
notre amour du prochain pour mèche du fouet.

     Le frein, pour mieux agir, travaille en sens contraire;
tu vas t'en rendre compte, à ce que je comprends,
avant que d'arriver sur le seuil du pardon.

     Mais tâche de fixer ton regard devant toi,
et tu verras des gens qui sont assis par terre,
formant une enfilade au bord de la falaise. »,

     Alors, ouvrant les yeux plus grands qu'auparavant
pour chercher devant moi, j'aperçus des esprits
qui portaient des manteaux de la couleur des pierres.

     Nous nous étions à peine approchés de leur troupe,
que j'entendis crier: « Priez pour nous, Marie! »
et appeler Michel et Pierre et tous les saints.

     Je crois que sur la terre il n'est pas un seul homme,
de nos jours, assez dur pour ne pas éprouver
un serrement de cœur, sachant ce que j'y vis;

     car, arrivant enfin assez près de leur groupe
pour mieux me renseigner sur leurs agissements,
mes yeux firent les frais de la peine du cœur.

     On les voyait couverts de miséreux cilices;
chacun soutenait l'autre et l'aidait de l'épaule,
s'adossant au rocher qui les soutenait tous.

     Les aveugles qui n'ont aucun moyen de vivre
font ainsi, lorsqu'ils vont quêter dans les pardons,
chacun d'eux appuyant sur son voisin la tête,

     dans le but d'attendrir les passants qui les voient,
aussi bien par le son de leurs dolentes voix
que par leur triste aspect, qui touche au fond du cœur.

     Comme pour les berlus le soleil dort toujours,
pour ces ombres de même, à l'endroit dont je parle,
la lumière du ciel refuse ses bienfaits,

     car leur paupière était d'un fil de fer percée,
cousue ainsi qu'on fait à l'épervier hagard,
quand on veut l'obliger à se tenir tranquille.

     J'eus peur, en m'avançant, de ne pas faire outrage
à ceux que je voyais sans qu'ils me pussent voir,
et je me retournai vers mon sage conseil.

     Sans doute comprit-il le sens de mon silence,
car il n'attendit pas que je le lui demande
et il dit: « Parle-leur; mais sois bref et précis! »

     Virgile se tenait du côté de la route
par où l'on peut rouler facilement en bas,
puisque aucun garde-fou ne lui sert de rempart;

     et les esprits dévots, assis sur l'autre bord,
arrosaient, à travers leurs horribles coutures,
de longs ruisseaux de pleurs leurs visages éteints.

     Je me tournai vers eux et leur dis: « Âmes sûres
de contempler un jour la céleste lumière,
la seule vers laquelle aspire votre ardeur,

     que la grâce d'en haut réduise les écumes
de votre conscience, afin que sans retard
puisse descendre en vous le fleuve de l'oubli!

     Dites-moi, car j'aurais du plaisir à l'entendre,
ne trouve-t-on ici nul qui soit d'Italie?
Peut-être aimerait-il que le monde le sût. »

     « Frère, tous les esprits ont le droit de cité
dans une seule ville; sans doute veux-tu dire,
qui vécurent les jours d'exil en Italie. »

     Une ombre avait parlé, qui paraissait attendre;
et si l'on me demande à quoi je l'ai compris,
au menton soulevé, comme chez les aveugles.

     « Esprit qui pour monter, ainsi te disciplines,
lui dis-je, si c'est toi qui viens de me répondre,
permets-moi de savoir ton nom et ton pays. »

     « J'étais, dit-elle alors, de Sienne; et nous purgeons,
moi-même et tous ceux-ci, notre méchante vie,
priant Dieu qu'il nous laisse arriver jusqu'à lui.

     Bien que j'eusse porté le nom de Sapia,
je n'ai pas été sage; et le mal du prochain
plus que mon propre bien me remplissait de joie.

     Et si jamais tu crois que je veux te tromper,
écoute si je fus folle au point que je dis,
quand déjà de mes ans s'infléchissait la courbe.

     Tous mes concitoyens se trouvaient près de Colle,
en bataille rangée avec leurs ennemis:
moi, j'implorais du Ciel un arrêt déjà pris.

     Ils y furent défaits et contraints à la fuite
par trop amère; et moi, les voyant poursuivis,
j'éprouvais une joie à nulle autre pareille,

     au point que, cherchant Dieu d'un regard téméraire,
je lui dis: « Désormais je n'ai plus peur de toi! »
comme un merle qui voit un signe de beau temps.

     Sur la fin de mes jours, je voulus avec Dieu
me réconcilier; mais je n'aurais pas pu
entrer pour faire ici la juste pénitence,

     si ce n'avait été par l'intercession
de Pier Pettinajo, dont les saintes prières
vinrent, par charité, m'apporter leur secours.

     Mais dis, qui donc es-tu, toi qui nous interroges
sur les temps d'autrefois, et vas les yeux ouverts,
à ce que je comprends, et en parlant respires? »

     « Un jour, dis-je, à mon tour j'aurai les yeux cousus;
pour peu de temps, je crois, car j'ai méfait à peine,
jetant sur le prochain des regards envieux.

     Mais une peur plus grande assaille mon esprit,
aussitôt que je pense aux tourments d'au-dessous,
dont je sens le fardeau peser déjà sur moi. »

     Elle me demanda: « Qui t'enseigna la route,
et qui te fait penser que tu vas retourner? »
« Celui qui m'accompagne et qui se tait, lui dis-je.

     Je suis encor vivant; partant, esprit élu,
tu n'as qu'à demander, si tu veux que là-bas
je cherche à te servir avec mes pieds mortels. »

     « Cela, dit-elle alors, sort bien de l'ordinaire!
Le signe est évident, qui fait voir que Dieu t'aime;
ainsi, veuille parfois m'aider de tes prières!

     Par ton plus cher désir je t'en fais la demande:
si tu foules jamais la terre de Toscane,
de ceux de ma maison regagne-moi l'estime!

     Tu les retrouveras parmi ce peuple vain
qui met dans Talamon son espoir, pour y perdre
plus qu'il n'en a perdu pour chercher la Diane;

     mais les entrepreneurs y perdront plus que tous. »



CHANT XIV
 

     « Qui donc est celui-ci, qui fait le tour du mont
avant que de sa main la mort ne l'ait poussé,
et qui, comme il veut, baisse et soulève les cils? »

     « Je ne le connais pas; j'entends qu'il n'est pas seul;
mais demande-le-lui, puisqu'il est près de toi;
prends-le doucement, pour le faire parler! »

     Ainsi disaient plus loin deux âmes, se penchant
l'une vers l'autre, à droite et au-delà de nous;
puis, levant le visage afin de me parler,

     l'une d'elles me dit: « Âme qui vas ainsi
vers le Ciel, en gardant tous les liens du corps,
veuille par charité nous consoler et dire

     d'où viens-tu? qui fus-tu? car tu nous as produit
un émerveillement plus grand, avec ta grâce,
que nul autre miracle auparavant connu. »

     Lors, je dis: « Au milieu de la Toscane passe
un cours d'eau qui commence auprès de Falterone
et parcourt pour le moins cent milles de chemin.

     J'apporte de ses bords cette chair que voici;
de dire qui je suis, c'est parler sans rien dire,
puisque, jusqu'à présent, mon nom n'est pas connu. »

     « Si mon intelligence arrive à bien saisir
le sens de ton discours, me répondit alors
le premier des esprits, tu parles de l'Arno. »

     Et l'autre d'ajouter: « Mais pourquoi donc cet homme
aime-t-il mieux cacher le nom de la rivière,
comme s'il s'agissait d'un objet répugnant? »

     L'ombre à qui paraissait s'adresser la demande
répliqua: « Je ne sais; mais il me semble juste
que le nom d'un tel fleuve à jamais disparaisse,

     puisque depuis sa source, où la chaîne des monts
dont se détache au bout Pélore, s'enfle et croît
si haut que peu d'endroits pourraient le dépasser,

     et jusqu'à l'embouchure où la mer récupère
l'élément que le ciel sèche de sa surface
et qui forme le corps de toutes les rivières,

     on fuit comme un serpent la vertu, que l'on tient
pour ennemie, à cause ou bien d'un maléfice
qui s'attache à ces lieux, ou des mauvaises mœurs,

     finissant par changer tellement la nature
de tous les habitants de ces tristes vallées,
qu'on dirait que leur pâtre est la même Circé.

     Parmi de sales porcs, à qui les glands conviennent
mieux que nul aliment conçu pour les humains,
il dirige d'abord son modeste chemin.

     Plus loin, en descendant, il trouve des roquets
qui savent aboyer plus qu'ils ne peuvent mordre,
et il détourne d'eux son museau, par dédain.

     Il s'enfonce plus bas, et plus il devient gros,
plus il y voit les chiens se transformer en loups,
cet égout de malheur et malédiction.

     Lorsqu'il arrive enfin aux terres les plus basses,
il trouve des renards remplis de telle fourbe,
qu'aucun engin connu ne les peut attraper.

     Je ne laisserai pas de dire, et qu'on m'entende:
cet homme fera bien de ne pas oublier,
plus tard, ce que l'esprit de vérité m'inspire.

     Je vois ton petit-fils en train de devenir
le chasseur de ces loups, là-bas, sur les bords mêmes
de ce fleuve sauvage, et les mettre aux abois.

     Il me semble le voir qui vend leur chair sur pied,
en fauve qui connaît son métier, et les tue,
et, les privant de vie, il se prive d'honneur.

     Il sort rempli de sang de la triste forêt,
qu'il laisse en tel état, que même dans mille ans
on ne la pourra plus reboiser comme avant. »

     Comme lorsqu'on prédit des dommages prochains
celui qui les écoute en demeure accablé,
quel que soit le danger qui peut le menacer,

     tel je vis l'autre esprit, qui s'était retourné,
afin d'entendre mieux, frémir et se troubler,
sitôt qu'il entendit la fin de ce discours.

     Les paroles de l'un et le maintien de l'autre
me rendaient curieux de connaître leurs noms,
que je leur demandai, les priant humblement.

     Celui qui le premier venait de me parler
répondit: « Ainsi donc, tu voudrais que pour toi
je fasse ce que toi, tu n'as pas fait pour nous.

     Mais du moment où Dieu fait resplendir en toi
de sa grâce l'éclat, je ne serai pas chiche:
apprends donc que mon nom est Guido del Duca.

     Une si rude envie empoisonnait mon sang,
que, dès que j'observais des signes d'allégresse
chez quelqu'un, l'on voyait mon visage pâlir.

     De ce que j'ai semé tu peux voir la moisson.
Ô genre humain, pourquoi choisis-tu tes plaisirs
de façon à tenir les autres à l'écart?

     Celui-ci, c'est Renier, l'ornement et l'honneur
des Calboli, maison dont aucun descendant
n'a su, depuis sa mort, hériter ses vertus.

     Des montagnes au Pô, de la mer à Reno,
son sang n'est pas le seul où se soit délayé
ce bien qui nous acquiert le bonheur et le vrai;

     puisque de bout en bout la terre est envahie
de plantons vénéneux, et ce n'est qu'à grand-peine
qu'on peut, par le labeur, les en faire arracher.

     Où sont le bon Lizio et Henri Mainardi,
Pierro Traversaro, et Guido de Carpigne?
Vous êtes devenus, Romagnols, des bâtards!

     Quand verra-t-on encore un Fabbro, dans Bologne,
ou bien un Bernardin de Fosco dans Faïence,
la grande et noble plante aux graines avortées?

     Ne sois pas étonné si je pleure, ô Toscan,
lorsque je me souviens de Guido de Prata
et d'Ugolin d'Azzo, qui furent de mon temps,

     Frédéric le Teigneux avec tous ses amis,
la maison Traversare et les Anastagi,
dont les deux noms se sont pareillement éteints;

     dames et chevaliers, plaisirs et aventures
qu'Amour et Courtoisie à l'envi nous offraient
au pays où les cœurs sont devenus bâtards.

     Pourquoi, Brettinoro, ne disparais-tu pas,
puisque s'en sont allés tes anciens châtelains,
avec beaucoup des leurs, pour mourir sans déchoir?

     Bagnacaval fait bien de ne plus engendrer;
Castrocaro fait mal, Conia pis encore,
qui vont perpétuer la race de tels comtes.

     Les Pagan feraient mieux d'arrêter, quand leur diable
aura fini son temps, mais sans que pour autant
on garde jamais d'eux un meilleur souvenir.

     Pour toi-même, Ugolin de Fantolin, ton nom
ne redoute plus rien, car personne ne reste,
qui puisse l'obscurcir par quelque forlignage.

     Mais va-t'en maintenant, Toscan, quoique les larmes,
bien plus que les discours, sont faites pour me plaire,
tellement ces propos m'ont opprimé le cœur! »

     Nous savions tous les deux que ces esprits aimés
nous entendaient marcher; ce fut donc leur silence
qui nous vint confirmer le choix de notre route.

     À peine avions-nous fait quelques pas au-delà,
que soudain, fendant l'air plus vite que la foudre,
une voix résonna puissamment devant nous:

     « Quiconque me saisit pourra me mettre à mort! »
s'effaçant aussitôt, comme un coup de tonnerre
qui roule tout à coup à travers les nuages.

     Son bruit s'était à peine éteint dans mes oreilles,
qu'une autre voix survint, dans un si grand fracas
qu'on eût dit qu'un tonnerre avait roulé deux fois.

     « Je suis, dit-elle, Aglaure, et je devins rocher. »
Et lors, pour me serrer de plus près au poète,
je fis un pas à droite au lieu de m'avancer.

     Mais déjà l'air semblait se calmer de partout;
et il me dit alors: « C'est là le frein terrible
qui devrait maintenir les hommes dans leurs bornes.

     Mais on mord à l'appât, et l'antique ennemi
vous prend à l'hameçon et vous tire vers lui:
et alors, à quoi bon le frein ou bien l'appeau?

     Le Ciel qui vous appelle est au-dessus des têtes,
pour mieux vous faire voir ses beautés éternelles,
et pourtant vos regards ne quittent pas la terre:

     c'est pourquoi vous punit Celui qui connaît tout. »



CHANT XV
 

     Un espace semblable à celui que la sphère
découvre entre la tierce et la pointe du jour
en tournant sans arrêt, comme un enfant qui joue,

     semblait en ce moment rester à parcourir
au soleil sur sa route, avant l'obscurité;
c'était vêpres là-haut, et parmi nous minuit,

     et j'avais les rayons en plein dans la figure,
car nous avions si bien fait tout le tour du mont,
que nous allions déjà tournés vers le couchant,

     quand je sentis peser comme un poids sur mon front
un éclat bien plus fort que celui des rayons
et dont la nouveauté me remplit de stupeur.

     J'élevai mes deux mains au-dessus des sourcils,
tâchant de m'en servir pour me faire un écran
et limer avec lui l'excès de la lumière.

     Comme un rayon qui tombe au-dessus d'une glace
ou sur l'eau rebondit dans un sens opposé
et monte vers le haut de la même façon

     qu'il descend, et s'écarte à la même distance
de la ligne que suit la chute d'une pierre,
comme l'ont démontré l'expérience et l'art,

     ainsi j'imaginais que ce que je voyais
était quelque splendeur devant moi réfractée,
et mon regard fuyait le choc de ses rayons.

     « Quel est donc cet objet, doux père? demandai-je;
car je ne puis trouver protection qui vaille
pour mes yeux, et je sens qu'il avance vers nous. »

     « Ce n'est pas étonnant, dit-il, si ton regard
ne peut pas supporter la famille du Ciel:
ce messager nous dit que nous pouvons monter.

     L'heure viendra bientôt, où l'aspect de ces choses
te sera plus facile et deviendra la source
d'un plaisir sans pareil, qui comblera tes sens. »

     Quand nous fûmes enfin près de l'ange béni,
il dit joyeusement: « Entrez, entrez ici,
pour prendre un escalier moins raide que les autres! »

     Nous montions près de là, lorsque nous entendîmes
derrière nous sa voix qui chantait: « Beati
miséricordes » et: « Réjouis-toi, vainqueur! »

     Mon maître et moi, tout seuls, nous cheminions ensemble
vers le haut; je pensai, pendant que nous marchions,
tirer quelque profit de ses enseignements.

     Je me retournai donc vers lui, pour demander:
« Maître, qu'entendait-il, cet esprit de Romagne,
en parlant de tenir les autres à l'écart? »

     « Il connaît maintenant, me dit-il, le dommage
de sa plus grave erreur; ne t'étonne donc pas,
s'il la reprend ainsi, pour qu'on en souffre moins.

     Comme tous vos désirs convergent d'habitude
vers ce qui s'amoindrit, s'il le faut partager,
l'envie en naît, ouvrant la vanne à vos soupirs.

     Cependant, si l'amour de la suprême sphère
par contre dirigeait vos regards vers le haut,
votre cœur se verrait délivré de ces craintes,

     car là-haut, plus on est nombreux à dire « notre »,
plus s'accroît de chacun pris à part la richesse,
et plus brûle d'amour le céleste troupeau. »

     « Je suis, lui dis-je alors, plus loin d'avoir compris,
que si j'avais choisi de ne rien demander:
un autre doute vient assaillir mon esprit.

     Car comment se peut-il qu'un bien que l'on partage
entre plusieurs arrive à faire plus de riches
que s'il était gardé par un plus petit nombre? »

     Il répondit alors: « Si tu ne considères
avec l'œil de l'esprit que les choses terrestres,
tu ne fais que changer la lumière en ténèbres.

     Ce grand bien infini que l'on ne saurait dire
et qui règne là-haut, va rencontrer l'amour
tout comme le rayon s'unit aux corps brillants.

     Et de lui-même il rend la même ardeur qu'il trouve,
et cela fait que plus s'accroît la charité,
plus augmente et s'accroît l'éternelle Vertu,

     plus on trouve d'esprits là-haut pour bien s'aimer,
plus on trouve d'objets pour l'amour, plus on s'aime,
et l'un le rend à l'autre, à l'instar du miroir.

     Si ces raisonnements n'enlèvent pas ta soif,
tu verras Béatrice, elle saura bien mieux
contenter cette envie et n'importe quelle autre.

     Applique-toi, pour toi, pour que s'effacent vite,
comme les deux l'ont fait, tes cinq autres blessures,
qui ne se fermeront qu'à force de souffrir. »

     Avant de prononcer: « Tu m'as ôté d'un doute »,
je vis que nous étions sur un nouveau palier,
et le soin de tout voir me fit fermer la bouche.

     J'aurais dit que j'étais tout à coup transporté
parmi les visions qui peuplent une extase;
je crus apercevoir un temple plein de monde

     et je vis sur le seuil une femme, disant
avec cette douceur qu'ont les mères: « Mon fils,
pourquoi donc avec nous t'es-tu conduit ainsi?

     Tu vois, ton père et moi, nous te cherchons partout,
le cœur en peine. » Et puis, comme elle se taisait,
ce que j'avais cru voir s'était évanoui.

     Une autre m'apparut, dont on voyait les joues
se baignant dans cette eau que la douleur distille,
quand quelque grand chagrin s'est emparé du cœur,

     et qui disait: « Es-tu le seigneur de la ville
dont le nom provoqua le grand débat des dieux
et d'où tout le savoir rayonna sur le monde?

     De ces bras trop hardis venge-toi, Pisistrate,
puisqu'ils se sont permis d'embrasser notre fille! »
Et lui, il répondait, ce bon et doux seigneur,

     sans s'être départi de son maintien paisible:
« Et que ferons-nous d'autre à qui nous veut du mal,
s'il me faut condamner celui-ci, qui nous aime? »

     Puis je vis d'autres gens, qui semblaient enragés
et qui mettaient à mort, en lui jetant des pierres,
un jeune homme, en criant sans cesse: «À mort! À mort! »

     Et lui, je le voyais se courber vers le sol,
sous le poids de la mort de plus en plus pesant,
mais refléter toujours le Ciel dans son regard,

     priant le haut Seigneur, au milieu de ses peines,
afin qu'il pardonnât à ses persécuteurs;
et ce tableau poignant me transperçait le cœur.

     Lorsque enfin mon esprit revint vers le dehors,
vers les objets réels qu'il trouvait hors de lui,
je pus m'apercevoir de mon exacte erreur.

     Mon guide, en me voyant agir comme quelqu'un
qui se dérobe à peine aux ombres du sommeil,
me demanda: « Qu'as-tu? Tu ne tiens pas debout!

     Tu viens de parcourir plus d'une demi-lieue,
un voile sur les yeux, les jambes vacillantes,
comme un homme que vainc le vin ou le sommeil. »

     « Si tu veux m'écouter, lui dis-je, ô mon doux père,
je te raconterai ce qui m'est apparu
pendant que je perdais l'usage de mes jambes. »

     « Même si tu couvrais ta face de cent masques,
répondit-il alors, je lirais aisément
chacun de tes pensers, pour mince qu'il parût.

     Ce que tu viens de voir a pour but d'obtenir
que ton cœur s'ouvre enfin aux ondes de la paix
qui jaillissent toujours de la source éternelle.

     Je n'ai pas demandé: « Qu'as-tu? » comme le fait
celui qui voit d'un œil qui cesse de servir
aussitôt que l'esprit abandonne son corps;

     mais si je te l'ai dit, c'était pour te presser:
c'est ainsi qu'il nous faut pousser les paresseux
trop lents à profiter du retour de leurs veilles. »

     Nous allions cependant dans le soir qui tombait,
observant aussi loin qu'arrivaient nos regards,
à travers la lueur de ses derniers rayons,

     quand voici tout à coup qu'une vapeur s'avance
et s'en vient droit sur nous, comme une nuit épaisse,
sans qu'on trouve à l'entour quelque endroit où la fuir,

     et nous prive à la fois de lumière et d'air pur.



CHANT XVI
 

     Aucune obscurité de l'Enfer ou des nuits
où sous un pauvre ciel on ne voit nulle étoile
dans l'air que rend épais la noirceur des nuages,

     n'a mis devant mes yeux un voile plus opaque
ou plus rêche de poil, que la sombre fumée
qui dans ce même endroit nous vint envelopper.

     On arrivait à peine à tenir l'œil ouvert;
et c'est pourquoi ma sage et bien fidèle escorte
vint s'approcher de moi, pour m'offrir son épaule.

     Comme un aveugle suit de près son conducteur,
de peur qu'il ne s'égare ou qu'il n'aille buter
contre un objet qui peut le blesser ou tuer,

     j'avançais lentement dans l'air impur et acre
et je prêtais l'oreille au guide qui disait:
« Prends garde à ne pas trop te séparer de moi! »

     Moi, j'entendais des voix, et chacune semblait
prier l'Agneau de Dieu qui lave les péchés,
pour implorer sa paix et sa miséricorde.

     L'Agnus Dei formait chaque fois leur exorde;
et, sur le même ton disant les mêmes mots,
dans leur concert régnait la plus grande harmonie.

     « Maître, ceux que j'entends sont-ils des âmes? » dis-je.
« Tu l'as très bien compris, répondit-il alors:
elles défont ainsi le nœud de leur colère. »

     « Et toi, qui donc es-tu, qui fends notre fumée
et qui parles de nous, comme si tu tenais
le compte de tes jours par ides et calendes? »

     C'est ainsi que parlait l'une de ces voix-là;
et mon seigneur alors me dit: « Réponds-lui donc!
Demande si c'est bien par ici que l'on monte! »

     « Âme, lui dis-je, ô toi qui te laves ainsi
pour retourner plus belle à Celui qui t'a faite,
tu vas, si tu me suis, entendre des merveilles. »

     « Je vais t'accompagner aussi loin que je puis
et, quoique la fumée empêche qu'on se voie,
dit-il, le son des voix maintiendra le contact. »

     Alors je commençai: « Je m'en vais vers là-haut,
avec tous les liens dont la mort nous détache;
j'ai déjà traversé les peines de l'Enfer.

     Et puisque Dieu voulut me dispenser sa grâce,
au point de me permettre un voyage à sa cour,
de façon tellement peu courante aujourd'hui,

     ne me cache donc pas qui tu fus dans la vie,
mais dis-le-moi; dis-moi si je vais droit au but,
et nous nous laisserons guider par tes paroles. »

     « J'avais été Lombard, et mon nom était Marc;
je connaissais le monde et j'aimais ces vertus
qui, depuis, ont cessé d'être des points de mire.

     C'est bien par ce chemin que l'on monte au sommet. »
Ce fut tout ce qu'il dit, ajoutant: « Je te prie,
veuille prier pour moi, quand tu seras là-haut! »

     « Je t'engage ma foi, lui répondis-je alors,
d'accomplir ton désir; mais je sens que j'éclate,
si je n'explique point un doute qui m'oppresse.

     Naguère il était un, mais il a redoublé
du fait de ton discours, qui me vient confirmer
ce qu'on m'a dit ailleurs sur le même sujet.

     C'est un fait que le monde est en train d'oublier,
ainsi que tu le dis, ce qu'était la vertu,
et la méchanceté la recouvre et l'accable;

     cependant, je t'en prie, explique-m'en la cause,
afin de la connaître et l'enseigner aux autres,
car l'un la cherche au Ciel, l'autre dans les humains ».

     Il concentra d'abord sa peine en un: « Hélas! »
sorti du fond du cœur. « Le monde est plein d'aveugles,
frère, dit-il ensuite; et toi, tu l'es aussi.

     Vous autres, les vivants, vous rapportez les causes
uniquement au Ciel, comme s'il entraînait
tout sans exception et nécessairement.

     S'il en était ainsi, comme il ne resterait
nul libre arbitre en vous, il ne serait pas juste
d'offrir aux bons la gloire et la peine aux méchants.

     Oui, de vos mouvements le Ciel est le principe;
pas de tous, je sais bien; mais même en l'admettant,
sur le bien, sur le mal vous avez des lumières

     et votre volonté qui, quoiqu'elle s'essouffle
dans les premiers combats livrés contre les cieux,
lorsqu'on la mène bien, finira par tout vaincre.

     Une plus grande force et meilleure nature
vous régit librement; c'est elle qui vous donne
le jugement, qui reste indépendant du Ciel.

     Ainsi donc, si le monde à présent dégénère,
la cause en est en vous, cherchez-la dans vos cœurs;
pour ma part, je veux bien t'en montrer le chemin.

     De la main de Celui qui l'aime dès avant
qu'elle n'existe, sort, pareille à la fillette
qui s'amuse au milieu des rires et des fleurs,

     notre âme simple et pure et qui ne connaît rien,
sauf que, sortant des mains d'un Créateur heureux,
elle court volontiers vers tout ce qui lui plaît.

     Elle apprend tout d'abord le goût des fausses joies
et, s'en laissant séduire, elle en devient esclave
si quelque guide ou frein ne retient ses penchants.

     C'est pour cela qu'il faut des lois qui vous contraignent;
et il vous faut un roi, qui puisse pour le moins
de la cité divine apercevoir les tours.

     Bien sûr, les lois sont là; mais qui de vous y pense?
Personne: le berger qui marche le premier
rumine, et cependant n'a pas le pied fourchu.

     Ainsi les gens, voyant leur guide se repaître
uniquement des biens qu'ils convoitent eux-mêmes,
s'en contentent aussi, sans regarder plus loin.

     Tu comprends maintenant que la seule semence
de la perte du monde est le guide mauvais
et non pas la nature en vous décomposée.

     Rome, qui vous donna le bon gouvernement,
eut jadis deux soleils, qui montraient à chacun
la route de ce monde et la route de Dieu.

     Il n'en reste plus qu'un; le bâton pastoral
s'est saisi de l'épée; et les deux mis ensemble
ne peuvent forcément produire rien de bon,

     puisque ainsi réunis, l'un ne craindra plus l'autre.
Si tu ne me crois pas, regarde la moisson,
car on connaît la plante aux fruits qu'elle a produits.

     Dans le pays baigné par l'Adige et le Pô
on trouvait autrefois courage et courtoisie,
avant que Frédéric ne se heurtât au pape.

     Si l'on veut maintenant ignorer ce que c'est
qu'honnête compagnie et conversation,
on peut le traverser de bout en bout, sans risque.

     On n'y saurait trouver que trois vieillards, reproche
de jadis au présent, et qui ne font qu'attendre
l'heure où Dieu doit les mettre en un monde meilleur.

     Conrad de Palazzo, le bon Gérard aussi,
et Guido de Castel, qu'on nomme avec raison,
comme on dit en français, le Lombard Bonne-Chère.

     Reconnais désormais que l'Église de Rome,
pour avoir confondu les deux pouvoirs en un,
s'embourbe et se salit elle-même et sa charge. »

     « Tu raisonnes, cher Marc, répondis-je, à merveille;
je comprends maintenant pourquoi de l'héritage
étaient toujours exclus les enfants de Lévi.

     Mais quel est ce Gérard, dont tu dis qu'il nous reste
comme exemple vivant du monde d'autrefois,
pour servir de reproche à ce siècle de fer? »

     « Ou tu veux me tenter, dit-il, ou tu n'es pas
Italien: comment peut-on parler toscan,
sans avoir entendu le nom du bon Gérard?

     Pour moi, je ne saurais lui donner d'autre nom,
à moins de l'appeler le père de Gaïa.
Que Dieu soit avec vous, car je m'arrête ici!

     Vois, la lueur qui perce à travers la fumée
est en train d'augmenter: un ange attend là-bas;
il faut que je m'en aille avant qu'il ne m'ait vu. »

     Et il fit demi-tour, sans vouloir m'écouter.



CHANT XVII
 

     Rappelle-toi, lecteur, si jamais en montagne
tu t'es vu tout à coup surpris par le brouillard,
plus épais que ne l'est la taie aux yeux des taupes,

     rappelle-toi comment, lorsque la brume humide
commence à s'éclaircir, le globe du soleil
pénètre faiblement au sein de ces vapeurs;

     et de cette façon ton esprit parviendra
à voir plus aisément comment j'ai retrouvé
tout d'abord le soleil en train de se coucher.

     Puis, suivant pas à pas la marche dévouée
du maître, je sortis hors de cette buée
pendant que la lumière expirait sur les bords.

     Imagination, ô toi qui nous entraînes
si loin de nous parfois, qu'on ne s'en rend plus compte,
même si près de nous cent trompettes éclatent,

     qui t'émeut, quand les sens ne t'offrent nulle prise?
Sans doute une clarté qui prend sa forme au ciel,
seule, ou par un vouloir d'un haut, qui nous l'infuse.

     Soudain le changement de cette femme impie
transformée en oiseau qui chante mieux que tous,
sur l'écran de l'esprit apparut comme une ombre;

     et alors celui-ci se referma si bien
sur lui-même, que rien de ce qui lui venait
du monde extérieur n'aurait pu le distraire.

     Et puis sur mon esprit tomba comme une pluie
la vision d'un homme orgueilleux et farouche
qui, mis en croix, mourait comme il avait vécu.

     Près de lui se tenait le grand Assuérus
avec sa femme Esther, le juste Mardochée,
également intègre en parole et en fait.

     Et comme ce tableau s'était évanoui,
se brisant de lui-même, comme il arrive aux bulles,
lorsque l'eau qui les fait commence à leur manquer,

     de mes rêves surgit certaine jeune fille
pleurant amèrement, et qui disait: « Ô reine,
pourquoi ta rage a-t-elle aimé mieux le non-être?

     Tu t'es donné la mort pour garder Lavinie!
Tu ne l'as pas gardée; et me voici qui pleure,
avant celui d'un autre, ô mère, ce trépas! »

     Comme le prompt rayon tombant sur les paupières
descelle le visage et brise le sommeil
qui, tout cassé, frétille et se meurt doucement,

     ainsi mes visions s'estompèrent ensuite,
sitôt que mon regard perçut une lumière
plus grande que les feux dont on use ici-bas.

     J'allais me retourner pour mieux voir où j'étais,
lorsqu'une voix me dit: « C'est par ici qu'on monte »,
me distrayant ainsi de toute autre pensée

     et faisant naître en moi si fortement l'envie
de savoir quel était celui qui me parlait,
que je n'eus pas de trêve avant de l'avoir vu.

     Mais comme le regard soutient mal le soleil
et l'excès de lumière empêche de le voir,
ma force défaillit en sentant sa présence.

     « C'est un esprit divin qui nous montre la voie
pour aller vers le haut, sans se faire prier,
et sa propre splendeur empêche qu'on le voie.

     Il agit avec nous comme on fait pour soi-même;
car au besoin qui presse on n'attend la prière
que pour mieux préparer un refus malveillant.

     Mettons d'accord nos pas et l'offre qu'il nous fait:
hâtons-nous de monter avant qu'il fasse noir;
sinon, nous attendrons jusqu'au retour du jour. »

     Ainsi parla mon guide; et d'un commun accord
nous partîmes tous deux vers certain escalier;
et à peine arrivés sur la première marche,

     quelque chose passa comme un battement d'aile,
me frôlant le visage, et me dit: « Beati
pacifici, fuyant la mauvaise colère. »

     Les tout derniers rayons qui font place à la nuit
montaient déjà si haut au-dessus de nos têtes,
que l'on voyait pointer par endroits les étoiles.

     « Ô ma vigueur, pourquoi vacilles-tu si fort? »
me disais-je tout bas, car je croyais sentir
la force de mes pieds m'abandonner soudain.

     Arrivés à l'endroit où finit la montée,
en haut de l'escalier, nous restions sans bouger,
semblables à la nef qui vient d'entrer au port.

     J'attendis un instant, pour voir si j'entendais
le moindre bruit venir de ce nouveau palier,
puis je me retournai vers mon maître et lui dis:

     « Doux père, explique-moi, quelle espèce d'offense
purge-t-on dans l'enceinte où nous venons d'entrer?
Suspendons notre marche, et poursuis ton discours! »

     Il répondit alors: « L'amour du bien, qui manque
de pouvoir agissant, est ici redressé;
c'est ici qu'on punit le rameur négligent.

     Mais afin de pouvoir me comprendre encor mieux,
pense à ce que je dis, et tu verras ainsi
que ce petit repos n'est pas sans avantage.

     Mon fils, poursuivit-il, jamais le créateur
et jamais le créé n'ont été sans amour,
naturel ou voulu: cela, tu le sais bien.

     Notre amour naturel ne connaît pas d'erreur;
l'autre peut se tromper, si l'objet est indigne
et s'il contient en lui trop ou trop peu d'ardeur.

     Aussi longtemps qu'il reste adscrit au Bien premier
et cherche sagement les autres biens seconds,
il ne peut inspirer aucun désir coupable.

     Mais lorsqu'il vise mal, ou qu'il court vers le bien
avec un souci moindre ou plus grand qu'il ne faut,
il dresse le créé contre le créateur.

     Tu comprendras de là que l'amour est en vous
la semence à la fois de toutes les vertus
et l'aiguillon premier des actes réprouvés.

     Or, sachant que l'amour ne saurait détourner
son regard du bonheur de celui qui le porte,
il s'ensuit qu'on ne peut se détester soi-même;

     et comme, d'autre part, on ne conçoit nul être
existant par lui seul, si ce n'est le premier,
celui-ci ne peut être objet d'aucune haine.

     Il en résulte donc, si je m'explique bien,
que le mal que l'on aime est celui du prochain,
que le fumier humain produit de trois façons.

     L'un pense quelquefois que la perte d'autrui
serait un avantage, et c'est pourquoi son rêve
est de le voir tomber du haut de sa grandeur.

     Un autre a peur de perdre honneur, puissance, gloire
ou faveur, dès qu'il voit quelqu'un le vent en poupe,
et s'en afflige au point d'aimer mieux son malheur.

     Un autre est révolté par l'injustice, au point
qu'il n'appartient à rien qu'à sa soif de vengeance
et pourchasse avant tout le mal de son prochain.

     C'est ce triforme amour qu'on déplore plus bas;
mais il te faut savoir qu'il en existe un autre,
qui recherche le bien par des moyens pervers.

     Chacun porte en son cœur confusément l'idée
d'un bien dont l'âme rêve et qui lui rend la paix;
partant, chacun s'efforce à s'approcher de lui.

     Si l'amour est trop lent, qui s'applique à le voir
ou cherche à le gagner, c'est dans cette corniche
qu'on en reçoit la peine après le repentir.

     Il est un autre bien qui ne rend pas heureux;
ce n'est pas le bonheur, ni cette bonne essence
qui fait de tous les biens la racine et le fruit.

     L'amour qui s'abandonne à ce bien est la cause
que l'on pleure au-dessus, dans trois cercles suivis;
mais comme une raison tripartite y préside,

     je préfère me taire et te laisser chercher. »



CHANT XVIII
 

     Lors mon sage docteur, ayant ainsi mis fin
à son raisonnement, me scruta longuement,
pour lire dans mes yeux si j'étais satisfait.

     Et moi, que tourmentait une nouvelle envie,
me taisant au-dehors, je disais en moi-même:
« Je crains d'être importun avec mes questions. »

     Mais lui, comme un vrai père, devinant aussitôt
le timide vouloir qui n'osait pas s'ouvrir,
il me parla, pour mieux me pousser à parler.

     « Ma vue est, dis-je alors, plus pénétrante, ô maître,
du fait de ta lumière, et je discerne bien
tout ce que ton discours m'explique ou me décrit.

     C'est pourquoi, cher doux père, il faut que je te prie
d'analyser pour moi l'amour dont tu déduis
ce qui fait la bonne œuvre, ainsi que son contraire. »

     « Darde sur moi, dit-il, le regard pénétrant
de ton intelligence, et tu verras l'erreur
des aveugles qui font profession de guides.

     L'âme, qui par nature est faite pour l'amour,
sent aisément l'attrait de tout ce qui lui plaît,
sitôt que le plaisir l'éveille et la fait acte.

     Partant d'objets réels, la conscience forge
au début une image, et la déroule en vous,
obligeant votre esprit à se tourner vers elle.

     Si, comme résultat, il se sent attiré,
cet attrait est l'amour, un lien naturel
qu'un plaisir rénové rend plus puissant en vous.

     Comme une flamme tend forcément à monter,
car son principe est tel, qui la pousse à rejoindre
la sphère qui la met dans son propre élément,

     l'âme éprise ressent un semblable désir,
mouvement de l'esprit et qui n'a point de trêve
avant de posséder l'objet de son amour.

     Tu peux voir à quel point ceux qui tiennent pour vrai
que l'amour est toujours une chose louable
en soi, sont ignorants du vrai mot de la fin;

     car on peut supposer que la matière est bonne
dans n'importe quel cas; mais si la cire est bonne,
il ne s'en ensuit pas que l'empreinte doit l'être. »

     Je lui dis: « Ton discours, que mon intelligence
suivit de près, suffit pour m'expliquer l'amour;
cela ne fait pourtant qu'augmenter l'autre doute.

     Car si l'amour nous vient comme un don du dehors,
et l'âme, pour sa part, se contente d'attendre,
qu'elle aille droit ou non, je n'y serai pour rien. »

     Et sa réponse fut: « Je pourrai t'expliquer
ce qu'en voit la raison; Béatrice peut seule
t'enseigner au-delà, car c'est œuvre de foi.

     Tout ce qu'on peut nommer forme substantielle,
unie à la matière et distincte à la fois
de celle-ci, contient sa vertu spécifique,

     qu'on ne peut découvrir avant qu'elle n'opère
et qui se laisse voir par l'effet seulement,
comme aux plantes la vie par la verdeur des feuilles.

     C'est pour cela que l'homme ignore le moyen
par lequel il acquiert les notions premières
et le penchant qui mène aux premiers appétits

     et qui se trouve en vous, comme chez les abeilles
l'instinct de butiner: ces tendances innées
se passent de louange aussi bien que de blâme.

     Or, pour que ce penchant s'accorde avec les autres,
vous avez tous reçu la vertu de juger,
qui tient la haute main sur votre assentiment.

     Il faudrait donc peser le poids de vos mérites
sur ce principe seul, considérant toujours
si ce qu'il prend ou laisse est bon ou bien mauvais.

     Ceux dont l'étude allait jusqu'au cœur du problème
s'étaient bien aperçus du libre choix inné,
et c'est de là qu'est né l'enseignement moral.

     Si donc nous admettons que tout l'amour qui prend
dans votre cœur y fut mis nécessairement,
vous avez le pouvoir de le répudier.

     C'est la noble vertu que Béatrice appelle
libre arbitre: il te faut essayer de l'avoir
bien présent, si jamais elle veut t'en parler. »

     La lune, qui sortait environ à minuit
et qu'on aurait prise alors pour un plateau de braise,
nous cachait la plupart des étoiles du ciel

     et montait le chemin que le soleil enflamme
sur la voûte d'azur, à l'heure où le Romain
le voit plonger dans l'onde, entre Corse et Sardaigne,

     pendant que la chère ombre à qui Piétola doit
la gloire, plus qu'aucune autre ville à Mantoue,
m'aidait à déposer le fardeau de mes doutes.

     Après avoir ainsi recueilli la réponse
limpide et manifeste à toutes mes demandes,
je m'étais assoupi quelque peu dans mes rêves.

     Je fus bientôt tiré de cette somnolence
par des gens qui, sortant tout à coup par-derrière,
venaient de nous rejoindre en marchant sur nos pas.

     Tels que jadis l'Ismène et l'Asope avaient vu
sur leurs bords la fureur et la nocturne presse,
du temps où les Thébains couraient prier Bacchus,

     tels, autant que j'ai pu les voir sur la corniche,
ils accouraient vers nous, en allongeant le pas,
pressés par leur amour et leur juste vouloir.

     Ils eurent vite fait d'arriver près de nous,
tant leur foule marchait d'un pas leste et pressé;
et deux venaient en tête et criaient en pleurant:

     « Marie avait couru bien vite à la montagne »;
et: « César, désirant soumettre Lérida,
frappa d'un coup Marseille et courut en Espagne. »

     « Vite, plus vite encor! Ne perdons pas, criaient
les autres, derrière eux, le temps par peu d'amour!
La grâce reverdit par l'ardeur du bien faire. »

     « Ô vous, dont maintenant la suprême faveur
compense la lenteur ou quelque négligence
que l'ancienne tiédeur mettait aux bonnes œuvres,

     ce vivant que voici (je ne vous trompe pas)
veut monter aussitôt que le soleil se montre:
dites-nous où se trouve un passage, ici près! »

     À peine mon seigneur prononça-t-il ces mots,
que l'un de ces esprits lui répondit: « Suis-nous;
si tu viens sur nos pas, tu verras le passage.

     Le désir d'avancer nous presse tellement
que nous ne pouvons pas attendre; ainsi, pardonne
si notre juste ardeur peut paraître incivile.

     À Vérone j'étais abbé de Saint-Zénon;
Barberousse le Bon tenait alors l'Empire,
dont Milan se rappelle encore avec douleur.

     Et tel qui tient déjà le pied dans le tombeau
devra pleurer bientôt sur le sort du couvent
et se repentira d'en avoir eu la charge,

     car il a mis son fils, quoique imparfait de corps,
pire quant à l'esprit et de vile naissance,
au lieu que l'on réserve au seul et vrai pasteur. »

     Je ne sais s'il en dit davantage ou se tut,
car il me dépassait et s'éloignait déjà,
mais j'entendis ceci, que je veux conserver.

     Puis celui qui m'aidait dans la nécessité
dit: « Regarde en arrière et vois ceux-là, qui viennent
mordant à belles dents leur propre négligence! »

     Ils marchaient les derniers, en disant: « Tous les hommes
devant lesquels la mer s'est ouverte, sont morts
avant que le Jourdain eût vu leurs rejetons.

     Et ceux qui n'avaient pas supporté le travail
de rester jusqu'au bout avec le fils d'Anchise,
ont été condamnés à l'oubli par eux-mêmes. »

     Pendant que ces esprits s'éloignaient de la sorte,
assez pour qu'on ne pût les suivre du regard,
dans mon esprit germait une nouvelle idée,

     qui produisit bientôt des pensers différents;
et perdu dans mon rêve, allant de l'un à l'autre,
je fermai la paupière afin de mieux les voir,

     et ma réflexion sombra dans le sommeil.



CHANT XIX
 

     À l'heure où la chaleur du soleil ne peut plus
tempérer les effets de la fraîcheur lunaire
et la terre et Saturne ont été les plus forts,

     alors que les devins, avant que le jour pointe,
voient surgir d'Orient leur majeure fortune,
à l'endroit où bientôt s'effaceront les ombres,

     je vis dans mon sommeil une certaine femme
bègue, aux yeux de travers et les jambes tordues,
le visage, livide et deux moignons pour mains.

     En l'observant, pareil au soleil qui détend
les membres engourdis que la nuit refroidit,
mon regard paraissait lui dégourdir la langue

     et puis la remettait complètement d'aplomb
en peu de temps, peignant sur son visage pâle
les couleurs que l'amour y place d'habitude.

     Dès qu'elle eut recouvré l'usage des paroles,
elle chanta pour moi tout seul, si doucement
que je n'en aurais su détourner mon esprit.

     Elle disait: « Je suis cette belle Sirène
qui fait perdre aux marins leur route en pleine mer,
tant il leur semble doux de m'entendre chanter.

     C'est aux sons de ma voix qu'Ulysse abandonna
sa route errante; et ceux qui hantent avec moi
ne s'en vont plus jamais, tant je les sais charmer. »

     Elle n'eut pas le temps de refermer la bouche,
car une sainte dame apparut tout à coup
si près de moi, que l'autre en resta confondue.

     « Oh! Virgile, Virgile, et quelle est cette femme? »
lui dit-elle en colère; et lui, venant vers elle,
les yeux toujours fixés sur cette digne image,

     et prenant l'autre femme, il l'entrouvrit devant,
lui déchirant la robe, et me montra son ventre,
qui puait à ce point, que j'en fus réveillé.

     Je cherchais du regard; et mon bon maître dit:
« Je t'appelai trois fois au moins; allons, debout!
et cherchons cette brèche où tu pourras passer! »

     Je me levai. Les flancs de la sainte montagne
étaient déjà partout éclairés d'un grand jour
et le soleil nouveau nous poussait dans le dos.

     Je marchais cependant, tenant le front penché,
comme lorsqu'on se sent si chargé de problèmes
qu'on en devient voûté, pareil à l'arc d'un pont,

     quand j'entendis: « Venez, c'est par ici qu'on passe!
mais dit d'une façon plus douce et bienveillante
qu'on ne saurait le dire au séjour des mortels.

     Ouvrant son aile double et qui semblait de cygne,
celui qui nous parlait ainsi nous fit monter
entre les deux parois du rocher escarpé.

     Puis il battit de l'aile en nous faisant du vent
et dit que qui lugent, qui portent dans leur âme
leur consolation, sont parmi les heureux.

     « Qu'as-tu donc, à tenir toujours les yeux en terre? »
me demanda mon guide, alors que tous les deux
nous étions arrivés un peu plus haut que l'ange.

     « Un doute, répondis-je, a pris tantôt naissance
d'un rêve et me poursuit, m'occupant à ce point
que je ne parviens pas à l'ôter de l'esprit. »

     « Tu viens de voir, dit-il, cette sorcière antique,
seule cause des pleurs que l'on verse au-dessous,
et tu sais maintenant comment on s'en délivre.

     Que cela te suffise; et presse un peu le pas!
Tourne-toi vers l'appât que le Père Éternel
fait rouler sans arrêt sur la grande machine! »

     Comme un faucon regarde à ses pieds tout d'abord,
puis obéit à l'ordre et se lance à l'assaut,
poussé par le désir qui l'attache à sa proie,

     tel je pris mon élan et franchis le passage
qui permet de monter à ceux qui vont plus haut,
pour trouver le chemin qui ceinture le mont.

     Sortant au découvert sur le cinquième cercle,
j'y vis un peu partout des esprits qui pleuraient
et qui gisaient par terre, étendus sur le ventre.

     « Adhaesit anima pavimento mea,
entendais-je gémir parmi de gros soupirs,
qui me laissaient à peine entendre leurs paroles.

     « Ô les élus de Dieu, vous à qui la justice
et l'espérance font les peines moins amères,
montrez-nous le chemin vers les plus hauts gradins! »

     « Si vous pouvez passer les gisants en franchise,
afin de retrouver votre route au plus vite,
il faut garder toujours votre droite au-dehors. »

     C'est ce que le poète avait dit et reçu
en réponse, qui vint d'un peu plus en avant;
et je sus qui parlait, sans que l'on pût le voir,

     et je cherchais des yeux les yeux de mon seigneur,
qui daigna m'octroyer, d'un regard gracieux,
tout ce que mon désir demandait par ma bouche.

     Aussitôt que je pus agir à ma manière,
je vins jusqu'au-dessus de cette créature
dont j'avais tout d'abord remarqué les propos,

     et je lui dis: « Esprit dont les larmes mûrissent
ce qui t'avait manqué pour retourner à Dieu,
suspends un peu pour moi ton souci le plus grand!

     Qui fus-tu? Dis-le-moi. Pourquoi donc tournez-vous
le dos au ciel? Veux-tu que j'impètre pour toi
quelque chose là-bas, d'où j'arrive vivant? »

     Il dit: « Pourquoi le ciel a retourné nos fesses
vers lui, tu le sauras bientôt; en attendant,
scias quod ego fui successor Pétri.

     Un bel et frais ruisseau descend entre Sestri
et Chiavari, là-bas; et du nom de cette eau
ma maison s'était fait un titre plein d'orgueil.

     Un mois et quelques jours j'ai connu ce que pèse
la grande chape à qui la garde de la boue,
car tous les autres poids ne sont rien auprès d'elle.

     Hélas, mon repentir ne vint que sur le tard;
mais du jour où je fus élu pasteur romain,
je découvris soudain les leurres de la vie.

     Là, je vis que mon cœur restait insatisfait
et qu'on ne peut, sur terre, demander davantage,
et j'éprouvai la soif de la vie éternelle.

     J'avais été d'abord une âme misérable,
oublieuse de Dieu, âprement convoiteuse,
et, comme tu peux voir, j'en porte ici la peine.

     C'est ici que paraît l'effet de l'avarice;
les âmes à l'envers font ainsi pénitence,
et tout ce mont n'a pas de peine plus amère.

     Comme alors mes regards ne cherchaient pas le ciel,
pour ne pas s'éloigner des choses de la terre,
la justice les tient ici cloués au sol.

     Et comme l'avarice avait éteint en nous
l'amour du bien, rendant toutes nos œuvres vaines,
la justice nous garde étroitement ici,

     pieds et poings attachés, comme des prisonniers;
tant qu'au juste Seigneur il plaît de nous garder,
nous devons y rester étendus sans bouger. »

     Je me mis à genoux et voulus lui parler;
mais dès que j'eus ouvert la bouche, en m'entendant,
il comprit la façon dont je le révérais.

     « Quelle raison, dit-il, te fait pencher si bas? »
« À cause, dis-je alors, de votre dignité,
j'éprouvais du remords à vous parler debout. »

     « Redresse-toi, dit-il; lève-toi donc, mon frère!
Ne fais pas cette erreur! Je suis coserviteur,
comme toi, comme tous, d'une même puissance.

     Si le message saint transmis par l'Évangile
qui dit neque nubent fut bien compris par toi,
tu t'expliques assez pourquoi je parle ainsi.

     Mais va-t'en maintenant! Il ne faut plus rester
car tu m'empêcherais de répandre mes larmes
et de faire mûrir ce dont tu me parlais.

     J'avais laissé là-bas une nièce, Alagia;
son naturel est bon, si ceux de notre race
ne la font devenir mauvaise à leur exemple;

     et c'est le seul objet qui me reste sur terre. »



CHANT XX
 

     Le désir lutte mal contre un désir meilleur:
ainsi, contre mon goût, pour lui faire plaisir,
je dus tirer de l'eau l'éponge insatisfaite:

     je partis; et mon guide avançait en cherchant
les endroits dégagés, le long de la falaise,
comme on va sur les murs en collant aux créneaux,

     car les gens qui là-bas distillent goutte à goutte
par les yeux tout le mal qui règne sur le monde,
s'approchaient trop du bord qui regarde au-dehors.

     Que maudite sois-tu, louve antique, qui fais,
seule, plus de dégâts que tout autre animal,
vouée aux profondeurs de ta faim infinie!

     Et toi, ciel, dont le cours paraît nous indiquer
qu'il transforme ici-bas notre condition,
quand donc viendra celui qui doit l'exterminer?

     Ainsi, nous avancions à pas lents et comptés,
et je prêtais l'oreille aux ombres, dont montaient
tristement jusqu'à nous les pleurs et les soupirs.

     J'entendis par hasard quelqu'un qui, devant nous,
clamait: « Douce Marie! » au milieu de ses larmes,
comme une bonne femme sur le point d'accoucher,

     et puis il poursuivait: « Ta pauvreté fut telle,
qu'on peut la reconnaître au gîte dans lequel
tu vins te délivrer de ton fardeau sacré. »

     Ensuite j'entendis: « Brave Fabricius,
qui préféras avoir pauvreté vertueuse
plutôt que de grands biens enveloppés de vice! »

     Le ton de ces propos me paraissait si doux,
que je me rapprochai pour mieux me renseigner
sur l'âme qui semblait les avoir prononcés.

     Cependant celle-ci parlait de la largesse
faite par Nicolas aux pauvres jeunes filles,
pour guider leur jeunesse au sentier de l'honneur.

     « Âme, lui dis-je alors, qui sais si bien parler,
dis-moi, qui donc es-tu? pourquoi restes-tu seule
à répéter ici de si dignes louanges?

     Sache que tes propos auront pour récompense,
si je reviens chez moi, parfaire le voyage
de cette brève vie où tout tend vers la fin. »

     « Je répondrai, non pas pour espérer, dit-elle,
quelque soulagement de là-bas, mais à cause
de la grâce qui brille avant ta mort en toi.

     C'est moi qui fus le tronc de la mauvaise plante
qui se répand si loin en terre des chrétiens,
qu'on n'y peut presque plus recueillir de beaux fruits.

     Pourtant, si ceux de Gand, Lille, Bruges et Douai
le pouvaient, tout de suite ils en prendraient vengeance:
c'est ce que je demande à Dieu qui juge tout.

     Le monde m'a connu comme Hugues Capet;
et de moi sont issus les Louis, les Philippe
qui régnèrent en France pendant ces temps derniers.

     J'avais été le fils d'un boucher de Paris;
lorsque des rois anciens la race fut éteinte,
et que le tout dernier fut réduit à la bure,

     je me suis vu soudain tenant en main le frein
qui régit le royaume; et ce nouvel acquêt
me rendit si puissant et bien pourvu d'amis,

     que la couronne veuve à la fin fut posée
sur le front de mon fils, qui fut ainsi le tronc
du lignage sacré de tous ceux d'aujourd'hui.

     Jusqu'à la grande dot du pays de Provence,
où ma race a perdu tout reste de pudeur,
elle valait bien peu, mais ne fit point de mal.

     C'est là qu'ont commencé, par la force et la fraude,
ses pillages premiers; et puis, pieusement,
elle rafla Ponthieu, Gascogne et Normandie.

     Charles en Italie, aussi pieusement,
supprima Corradin; à la suite de quoi
il envoya Thomas au Ciel, pieusement.

     Je vois venir le temps, qui ne tardera guère
et qui fera sortir de France un autre Charles,
qui fera mieux connaître et lui-même et les siens.

     Il partira sans arme, avec la seule lance
dont s'est servi Judas, et l'usera si bien
qu'il fera de Florence un cadavre éventré.

     Il n'y gagnera pas par ces hauts faits des terres,
mais opprobre et péché, d'autant plus lourds pour lui,
qu'il fera peu de cas de ce genre de fautes.

     L'autre, pris sur les nefs et depuis racheté,
je le vois marchander sa fille et puis la vendre,
comme fait le corsaire avec ses prisonniers.

     Que pourrais-tu nous faire, Avarice, de plus,
après avoir si bien avili tous les miens,
que de leur propre chair ils ont perdu le soin?

     Pour que le mal futur ou fait paraisse moindre,
je vois la fleur de lis entrer dans Anagni
et faire prisonnier le Christ en son vicaire.

     Je le vois à nouveau soumis aux moqueries;
je vois renouveler le vinaigre et le fiel;
je le vois mettre à mort, où les larrons sont saufs.

     Ce Pilate nouveau, je le vois si cruel
qu'il n'en est pas content et pousse jusqu'au Temple,
sans jugement, la nef de sa cupidité.

     Quand aurai-je, ô Seigneur, la consolation
de voir le châtiment qui, loin de nos regards,
dans tes intentions radoucit ta colère?

     Quant à ce que j'ai dit de cette unique Épouse
de l'Esprit sacro-saint, qui t'a fait retourner
vers moi, pour recevoir quelque explication,

     ce répons-là revient dans toutes nos prières,
tant que dure le jour; mais lorsque la nuit tombe,
à sa place on choisit des exemples contraires.

     Lors, de Pygmalion nous répétons le nom,
qui, dans sa soif de l'or toujours inextinguible,
est devenu voleur et traître et parricide;

     ainsi que le malheur de l'avare Midas,
qui fut le résultat d'un désir trop goulu,
dont on se moquera toujours à juste titre.

     Ensuite, nous citons l'aveuglement d'Acham,
qui vola le butin, faisant que Josué
jusqu'ici le poursuit des rais de sa colère.

     Nous accusons aussi Saphire et son mari,
louant les coups de pied eus par Héliodore;
du vil Polymnestor, qui tua Polydore,

     l'horrible trahison fait tout le tour du mont:
et nous crions en chœur, pour terminer: « Crassus,
dis-le, toi qui le sais, quel est le goût de l'or? »

     Parfois, l'un parle haut et l'autre parle bas,
selon notre penchant qui nous pousse à marcher
tantôt plus doucement et tantôt à grands pas.

     Ainsi, je n'étais pas le seul à réciter
le bien qu'on dit de jour; mais là, tout près de moi,
nul autre n'élevait en ce moment la voix. »

     Nous étions depuis peu partis de cet endroit,
et nous nous efforcions d'arriver aussi loin
que notre résistance allait nous le permettre,

     quand je sentis soudain la montagne trembler
comme un roc qui s'écroule, et une sueur froide
qui m'envahit, pareille aux affres de la mort.

     Délos ne subit pas de plus fortes secousses
avant d'avoir servi de refuge à Latone,
lorsqu'elle mit au monde les deux yeux de la voûte.

     Ensuite un cri jaillit de toutes parts, si fort
que mon maître crut bon de s'approcher de moi,
me disant: « Ne crains rien, tant que je t'accompagne! »

     On chantait Gloria in excelsis Deo
de partout, à juger par les âmes plus proches
dont j'avais le moyen d'entendre les paroles.

     Nous restions sans bouger, suspendus à ce chant,
pareils à ces bergers, les premiers à l'entendre,
tout le temps qu'ont duré la secousse et le chant.

     Puis nous avons repris le saint pèlerinage,
regardant les esprits qui gisaient sur le sol
et renouaient déjà leur plainte habituelle.

     Je n'ai jamais senti plus fort mon ignorance,
qui faisait croître en moi le désir de comprendre
(si pourtant en ce point ne faillit ma mémoire),

     que je la crus alors sentir dans ma pensée;
la hâte m'empêchait d'interroger quelqu'un,
et je ne pouvais rien comprendre par moi-même,

     et j'avançais, absent, plongé dans mes pensers.



CHANT XXI
 

     Cette soif naturelle et qu'on n'épuise pas,
si ce n'est avec l'eau dont la Samaritaine
avait sollicité la faveur autrefois,

     me travaillait; la hâte en même temps pressait,
sur le chemin comblé, mes pas dans ceux du guide,
et je compatissais au juste châtiment;

     lorsque soudainement, ainsi que Luc écrit
que le Christ apparut aux deux sur leur chemin
après qu'il fut sorti de son profond sépulcre,

     un esprit apparut, qui venait après nous,
évitant de marcher sur la foule couchée;
mais nous ne l'avons vu que lorsqu'il nous parla.

     « Frères, commença-t-il, Dieu vous donne la paix! »
Lors, en nous retournant tous les deux à la fois,
Virgile lui rendit le salut dont on use,

     et lui dit: « Puisse-t-il te concéder la paix
au chœur des bienheureux, ce juste tribunal
qui me relègue, moi, dans l'exil éternel! »

     « Comment? dit-il, pendant que nous pressions le pas;
si vous êtes de ceux dont Dieu n'a pas voulu,
là-haut, qui vous conduit si loin sur ses degrés? »

     Et mon docteur lui dit: « Si tu prends garde aux signes
qui marquent celui-ci, tracés des mains de l'ange,
tu verras qu'il peut bien régner avec les justes.

     Mais comme la fileuse à l'ouvrage sans fin
pour lui n'a pas encore épuisé la quenouille
que Chlotos élabore et assigne à chacun,

     son esprit, qui du tien comme du mien est frère,
n'aurait pu s'élever tout seul jusqu'à ce lieu,
parce qu'il ne sait pas regarder comme nous.

     Aussi fus-je tiré hors de la vaste gueule
d'Enfer, pour le guider; et je le guiderai
aussi loin que le peut conduire ma doctrine.

     Mais dis-moi, si tu sais, pourquoi le mont vient-il
de s'ébranler si fort? et pourquoi tous ensemble
paraissent s'écrier, jusqu'aux flots qui le baignent? »

     Sa demande avait su si bien trouver la cible
de ma soif de savoir, que rien que l'espérance
suffit pour que l'envie en devînt moins pressante.

     Et l'autre commença: « Ce n'est pas une chose
qui survient au hasard, pour rompre l'ordonnance
de ce mont, ou qui soit hors de saison chez nous.

     Les changements du temps n'ont pas de place ici;
ce que le Ciel reçoit en lui, comme de lui,
c'est tout ce qui pourrait se produire en ce lieu.

     La grêle ou le frimas, la pluie ou la rosée,
le givre n'ont jamais dépassé la limite
que trace l'escalier composé de trois marches.

     On ne voit pas de nue, épaisse ou vaporeuse;
nous ignorons l'éclair, la fille de Thaunas,
que l'on voit si souvent changer là-bas de place.

     Et la vapeur aride est aussi retenue
par ces mêmes gradins dont je viens de parler
et où se tient debout le vicaire de Pierre.

     Il peut trembler plus bas, peu ou prou, je ne sais;
mais, quel que soit le vent qui se cache sous terre,
rien ne parvient chez nous, sans qu'on sache pourquoi.

     S'il tremble, c'est qu'une âme enfin se sent si pure
qu'elle monte, ou du moins se prépare à monter,
et tu viens d'écouter le cri qui l'accompagne.

     Le seul vouloir suffit à cette pureté
qui, libre enfin d'aller vers une autre demeure,
surprend l'âme et la rend heureuse de vouloir.

     Avant, sa volonté se trouvait empêchée
par cet autre désir que le juge divin
lui donne du tourment, comme on l'eût du péché.

     Pour moi, j'avais souffert pendant plus de cinq siècles
la peine des couchés, et je viens de sentir
le désir spontané d'un refuge meilleur.

     De là vient la secousse, et les âmes pieuses
entonnaient sur le mont l'éloge du Seigneur,
pour obtenir de lui qu'elles montent là-haut. »

     Il dit; et comme on sent d'autant plus de désir
à boire, que la soif devenait plus pressante,
je ne saurais montrer combien j'en fus content.

     « Oui, dit mon sage guide, oui, je vois le filet
où vous êtes tous pris, comment on s'en dégage,
pourquoi ce tremblement et ces hymnes de gloire.

     Mais fais-nous maintenant comprendre qui tu fus,
et que par ton discours je puisse enfin apprendre
pourquoi tu dus rester tant de siècles couché. »

     « Du temps où, soutenu par le plus grand des rois,
le bon Titus tirait vengeance des blessures
par où coulait le sang qu'avait vendu Judas,

     je me trouvais là-bas, répondit cet esprit;
j'avais le nom qui dure et honore le plus;
j'étais alors célèbre, et n'avais pas encore

     reçu la foi. Mon chant semblait à tous si doux,
que Rome m'adopta, quoique né Toulousain,
et me fit mériter la couronne de myrte.

     Le monde se rappelle encor le nom de Stace;
Thèbes fut mon sujet, et puis le grand Achille;
mais le second fardeau m'avait fait trébucher.

     Mon ardeur s'échauffait au gré des étincelles
que sema dans mon cœur cette divine flamme
qui donne sa lumière à mille autre poètes;

     je pense à l'Énéide, elle fut une mère
pour moi comme pour tous, nourrice en poésie,
et je n'aurais écrit, sans elle, un sou vaillant.

     Et pour avoir vécu là-bas en même temps
que Virgile, j'aurais accepté de payer
tout un soleil de plus, avant d'aller plus haut. »

     Virgile, à ce discours, s'était tourné vers moi
et, tout en se taisant, semblait dire: « Tais-toi! »
Mais le fait de vouloir ne suffit pas toujours,

     car le rire et les pleurs suivent si promptement
aux divers sentiments dont chacun prend sa source,
que plus on est sincère et moins on les contient.

     Un sourire flotta sur ma lèvre un instant;
l'ombre se tut alors et chercha du regard
mes yeux, pour deviner mon penser, en disant:

     « Puisses-tu voir finir heureusement tes peines!
Pourquoi sur ton visage ai-je aperçu tantôt
passer comme un éclair le soupçon d'un sourire? »

     Me voilà maintenant coincé des deux côtés:
l'un veut que je me taise, et l'autre me conjure
de parler. Je ne puis qu'en soupirer; alors

     mon maître, qui m'entend, me dit: « Pourquoi crains-tu
de lui parler? Tu peux lui répondre et lui dire
ce qu'il t'a demandé sur un ton si pressant. »

     Je répondis alors: « Tu t'étonnes sans doute
de ce petit sourire, ô vénérable esprit;
mais tu seras bientôt encor plus étonné.

     Celui-ci, qui guida mon regard vers le haut,
est Virgile, celui de qui tu dis tenir
le pouvoir de chanter les hommes et les dieux.

     Si tu crois que mon rire avait d'autres raisons,
rien ne serait moins vrai, sois-en persuadé:
ce n'est que pour les mots que tu disais de lui. »

     Il s'inclinait déjà, pour embrasser les pieds
de l'illustre docteur; mais celui-ci dit: « Frère,
laisse, tu n'es qu'une ombre, et moi, j'en suis une autre!

     Et l'autre, en se levant: « Tu peux donc mesurer
la grandeur de l'amour qui m'attache à ton nom,
puisque ayant oublié notre commun néant,

     je prétendais traiter l'ombre comme le corps. »



CHANT XXII
 

     L'ange était demeuré bien loin derrière nous,
qui nous avait montré le sixième cercle
et m'avait enlevé du visage une marque,

     après avoir nommé beati ceux qui sont
de justice affamés, mais sans que ses paroles
eussent compris de verbe autre que sitiunt.

     Pour moi, je m'avançais maintenant plus léger
qu'aux passages d'avant, en sorte que sans peine
je montais sur les pas de ces esprits légers,

     quand Virgile se mit à discourir: « L'amour
qu'inspire la vertu se voit correspondu
aussitôt que sa flamme apparaît au-dehors.

     C'est pourquoi, depuis l'heure où le limbe d'enfer
vit Juvénal descendre et se joindre à nos ombres,
sitôt qu'il m'eut instruit de ton affection,

     j'ai cru sentir pour toi la plus forte amitié
qu'on éprouva jamais pour quelqu'un d'inconnu,
si bien que la montée est à mon gré trop courte.

     Mais dis-moi cependant (et pardonne à l'ami
à qui la confiance a relâché la bride);
réponds à ma demande aussi comme un ami:

     Comment as-tu pu faire une place en ton cœur
au vice d'avarice, alors que par tes soins
ce cœur ne paraissait rempli que de sagesse? »

     Ce discours amena sur les lèvres de Stace
tout d'abord un sourire, ensuite il répondit:
« Tous tes mots sont pour moi des gages d'amitié.

     Il est vrai que l'on voit assez souvent des choses
qui fournissent matière au doute, bien qu'à tort,
tant que leur vrai motif nous demeure inconnu.

     Ainsi, ta question me fait voir que tu penses
que je fus dans la vie entaché d'avarice,
je suppose, en raison du cercle où tu m'as vu.

     Sache que rien ne fut plus éloigné de moi
et que c'est justement pour un excès contraire
que l'on m'avait puni tant de milliers de mois.

     Et si je n'avais pas corrigé ce défaut
quand j'entendis les mots qui dans ton œuvre accusent,
pleins d'un juste courroux, la nature des hommes:

     « Que ne règles-tu pas, maudite faim de l'or,
l'appétit des mortels? » je roulerais des poids
et j'aurais à souffrir la plus dure des guerres.

     Combien au jour dernier se verront sans cheveux,
pour avoir ignoré qu'un repentir rachète,
tant au dernier instant que lorsqu'on en est loin!

     Apprends en même temps que, comme le péché,
toute erreur qui se place à l'exact opposé
vieillit et se dessèche ici même, avec lui;

     et, bien que séjournant parmi ceux qui déplorent
l'avarice d'antan, j'y restais, pour ma part,
pour me purger là-bas de la faute contraire. »

     « Pourtant, quand tu chantais cette guerre cruelle
et le double malheur de la triste Jocaste,
dit alors le poète aux chansons bucoliques,

     ce que Clio voulait chanter par ton organe
ne semble pas prouver l'accord avec la foi,
sans laquelle le bien qu'on fait n'est pas assez.

     Et s'il en est ainsi, quel soleil, quelle lampe
t'a tiré de la nuit et a conduit ta barque
dans le nouveau sillon tracé par le Pêcheur? »

     Il répondit: « C'est toi qui m'envoyas d'abord
monter sur le Parnasse et boire à sa fontaine;
c'est toi qui m'as donné la lumière, après Dieu.

     Oui, tu fis comme ceux qui portent un flambeau
derrière eux, dans la nuit, et n'en profitent pas,
mais montrent le chemin à celui qui les suit,

     quand tu dis: « Il se lève une époque nouvelle:
la justice revient, ramenant l'âge d'or,
et du ciel va descendre un nouveau rejeton. »

     C'est par toi que je fus et poète et chrétien.
Mais pour mieux te montrer le dessin que je trace,
je vais lui ajouter les nuances qu'il faut.

     Le monde était déjà tout conquis par la foi
faite de vérité, qu'y venaient apporter
les nouveaux messagers du royaume éternel;

     et ton propre discours, que je viens de citer,
répondait aux propos de ces nouveaux prêcheurs;
et je me mis bientôt à fréquenter chez eux.

     Comme j'eus vite fait de les trouver tous saints,
du fier Domitien les cruelles poursuites
me firent mélanger mes larmes à leurs pleurs;

     et pendant tout le temps que j'ai passé là-bas,
je les ai soutenus, depuis que leurs mœurs pures
m'avaient fait mépriser tous les autres partis.

     Et dès avant qu'en vers j'eusse conduit les Grecs
vers les fleuves thébains, j'ai reçu le baptême;
mais la crainte me fit maintenir le secret.

     Je fis toujours semblant d'être resté païen;
et pour cette tiédeur, pendant quatre cents ans,
j'ai dû faire le tour du quatrième des cercles.

     Mais toi, qui soulevas pour moi le lourd couvercle
sous lequel se cachait tout le bien que je dis,
pendant que le monter nous laisse du répit,

     dis-moi ce que tu sais de notre vieux Térence
et de Cécilius, de Varius, de Plaute:
dis-moi s'ils sont damnés, dans quel coin de l'Enfer? »

     « Tous ceux-là, Perse aussi, moi-même et beaucoup
répondit mon seigneur, sommes avec ce Grec [d'autres,
que plus que nul au monde allaitèrent les Muses,

     dans le premier enclos de la prison obscure;
et souvent nos discours ont pour unique objet
le mont où fait séjour le chœur de nos nourrices.

     Euripide, Antiphon se trouvent parmi nous,
Simonide, Agathon et beaucoup d'autres Grecs
dont le front fut jadis couronné du laurier.

     On y retrouve aussi tes propres personnages;
on y voit Déiphile, Antigone et Argie,
avec Ismène aussi, triste comme toujours.

     Celle qui découvrit Langie est avec nous,
et de Tirésias la fille, avec Thétis,
avec Déidamie et ses nombreuses sœurs. »

     Les deux poètes, lors, se turent à la fois,
occupés à chercher du regard autour d'eux,
une fois le couloir et l'escalier finis.

     Nous avions dépassé quatre filles du jour;
la cinquième déjà tenait le gouvernail
et dirigeait toujours plus haut sa pointe ardente,

     lorsque mon guide dit: « Je crois qu'il faut encore
tourner l'épaule gauche du côté qui descend
et, comme auparavant, faire le tour du mont. »

     Ainsi, l'expérience étant notre seul guide,
presque sans hésiter nous prîmes ce chemin,
et l'âme bienheureuse fut d'accord avec nous.

     Ils allaient en avant et moi, je les suivais,
et derrière eux, tout seul, j'écoutais leurs discours
qui de la poésie ouvraient pour moi les portes.

     Mais ces doux entretiens furent interrompus
quand nous vîmes un arbre au milieu du chemin,
aux fruits d'une suave et agréable odeur.

     Comme un sapin s'affile et rétrécit ses branches
vers le haut, celui-ci se rétrécit en bas,
afin que nul ne puisse y grimper, je suppose.

     Les poètes alors s'approchèrent de l'arbre
et une voix leur dit, qui sortait du feuillage:
« Vous la regretterez, l'absence de ses fruits! »

     Vers l'endroit où le roc limitait notre route,
une eau claire tombait du haut de la paroi
et allait se répandre au-dessus du feuillage.

     « Marie, ajoutait-on, pensait plus à la noce,
qu'elle voulait parfaite et ne manquant de rien,
qu'à sa bouche, qui prie à présent pour vous tous.

     Les Romaines, jadis, savaient se contenter
de l'eau comme boisson; pour sa part, Daniel
méprisa l'aliment et acquit le savoir.

     Pendant l'âge premier, qui fut beau comme l'or,
la faim faisait trouver les glands un mets de choix,
et la soif transformait les ruisseaux en nectar.

     Sauterelles et miel furent la nourriture
dont s'est alimenté Jean-Baptiste au désert;
c'est ce qui rend son nom si grand et glorieux,

     ainsi que vous pouvez le voir dans l'Évangile. »



CHANT XXIII
 

     Tandis que je fouillais d'un regard curieux
dans le feuillage vert, comme font d'habitude
ceux qui perdent leur temps à chasser les oiseaux,

     celui qui m'était plus qu'un père dit: « Mon fils,
allons-nous-en d'ici, car le temps qui nous reste
doit être dépensé plus raisonnablement. »

     Alors je ramenai mon regard et mes pas
auprès des deux savants, qui discouraient si bien
que la marche pour moi n'était plus un effort.

     Soudain on entendit chanter parmi des pleurs
Domine, labia mea, de telle sorte
que cela produisait peine et plaisir ensemble.

     « Qu'est-ce que l'on entend là-bas, ô mon doux père? »
lui demandai-je alors; et lui: « Ce sont des ombres
qui peut-être ont fini leur temps de pénitence. »

     Comme des pèlerins qui vont pensant ailleurs
et rejoignent en route un groupe d'inconnus,
se tournent pour les voir, mais ne s'arrêtent pas,

     de même, allant plus vite et sur nos mêmes traces,
dans un pieux silence, une foule d'esprits
nous dépassait, jetant des regards étonnés.

     Ces esprits avaient tous des yeux creusés et sombres
et leur visage pâle était si décharné
que la peau copiait la forme de leurs os.

     Je n'imagine pas qu'Erysichton parvint
jusqu'à l'extrême bord d'une maigreur pareille,
même lorsqu'il avait le plus souffert de faim.

     Pour moi, je méditais, me disant en moi-même:
« Ces gens avaient perdu Jérusalem, sans doute,
quand Myriam se mit son enfant sous la dent. »

     Leurs yeux semblaient autant de bagues sans chaton;
ceux qui lisent OMO sur la face des hommes
n'auraient fait nul effort pour reconnaître l'M.

     Qui croirait que c'était le parfum d'une pomme
ou le bruit de cette eau qui, produisant l'envie,
les faisait arriver à ce point, sans savoir?

     Je cherchais, étonné, qui les affamait tant,
car la raison pour moi demeurait inconnue
autant de leur maigreur que de leur triste croûte;

     quand voici que soudain, du profond de la tête,
une ombre vint jeter un long regard sur moi,
et dit ensuite: « À quoi dois-je donc cette grâce? »

     Je ne l'aurais pas su reconnaître au visage;
mais au son de sa voix j'ai retrouvé de suite
tout ce que son aspect rendait méconnaissable.

     L'étincelle suffit pour rallumer la flamme
du souvenir pendant à ces lèvres flétries,
car j'avais reconnu les traits de mon Forèse.

     « Tu ne dois regarder ni cette gale sèche
qui décolore ainsi ma peau, me disait-il,
ni ce reste de chair qui traîne encor sur moi;

     mais parle-moi de toi; dis-moi qui sont aussi
ces deux ombres là-bas, qui te font compagnie;
et ne t'éloigne pas sans m'avoir tout conté! »

     « Ta face, que ta mort m'avait tant fait pleurer,
me cause maintenant presque autant de chagrin,
lui répondis-je alors, à la voir si tordue.

     Dis, pour l'amour de Dieu, qui te l'effeuille ainsi?
Dissipe ma surprise avant que je ne parle,
car on s'explique mal, si l'esprit est ailleurs. »

     « Le vouloir éternel, me dit-il, a placé
dans l'arbre et dans les eaux qui restent en arrière
une vertu qui fait que je m'étire ainsi.

     Toutes ces ombres-ci, qui chantent en pleurant
pour avoir trop suivi les plaisirs de la bouche,
par la faim et la soif deviennent enfin pures.

     L'appétit de manger et de boire s'excite
au parfum dégagé par l'arbre et le fil d'eau
qui se fraie un chemin d'en haut, parmi les feuilles.

     Et c'est plus d'une fois que nous faisons le tour
de l'endroit que tu vois, qui rafraîchit nos peines;
cependant, je dis peine et devrais dire joie,

     car le même désir nous conduit vers cet arbre,
qui portait autrefois le Christ à dire: « Eli! »
lorsqu'il nous racheta, joyeux, avec son sang. »

     « Depuis ce jour, Forèse, où tu laissas le monde,
lui répondis-je alors, pour un monde meilleur,
il ne s'est pas encore écoulé cinq années.

     Mais puisque tu perdis le pouvoir de pécher
avant que l'heure vînt de la bonne douleur
qui refait l'union de notre âme avec Dieu,

     comment es-tu monté jusqu'ici? Je pensais
que tu serais encore à l'étage d'en bas,
où le temps de l'erreur se paie avec le temps. »

     « C'est que je fus aidé, telle fut sa réponse,
à déguster la douce absinthe de la peine
par tous les pleurs versés par ma bonne Nella.

     Ses larmes, ses soupirs, ses dévotes prières
m'ont tiré de la côte où les âmes attendent,
m'évitant le séjour dans les cercles suivants.

     Elle est d'autant plus chère au Ciel et plus aimée,
ma veuve que jadis j'aimais si tendrement,
qu'aux bonnes actions elle a moins de compagnes,

     puisque la Barbagia de Sardaigne possède
plus de femmes sachant ce que c'est que pudeur,
que l'autre Barbagia qui la garde à présent.

     Doux frère, que veux-tu que je te dise encore?
Je crois apercevoir déjà ce temps futur
(et l'heure d'aujourd'hui n'en est pas bien lointaine)

     où du haut de la chaire il faudra prohiber
aux femmes sans pudeur qui remplissent Florence
de s'en aller montrant leur sein à tout venant.

     Dis-moi, quelle barbare ou quelle Sarrasine
fallut-il menacer, pour la faire habiller,
de quelque châtiment, spirituel ou non?

     Mais si ces femmes-là pouvaient imaginer
ce que le Ciel prépare à leur intention,
on les verrait déjà hurler à pleine bouche.

     Car, si de l'avenir je vois bien les mystères,
avant que de l'enfant que l'on berce aujourd'hui
s'emplume le menton, elles seront damnées.

     Mon frère, maintenant ne me cache plus rien!
Vois, je ne suis pas seul, puisque tous ces esprits
regardent le soleil que ton corps intercepte. »

     Je répondis alors: « Si tu gardes mémoire
de tout ce que jadis nous fûmes l'un pour l'autre,
le souvenir lui-même ici nous sera dur.

     Celui qui me précède est venu me tirer
de la vie où j'étais, pas plus loin qu'avant-hier
(lui montrant le soleil), lorsque vous vîtes pleine

     la sœur de celui-ci. C'est lui qui m'a conduit
dans la profonde nuit des véritables morts,
et j'ai partout suivi ses pas avec ma chair.

     Ensuite, ses conseils m'ont mené vers le haut,
où j'ai fait la montée et le tour de ce mont
qui vous redresse, vous que le monde a tordus.

     Il m'a dit qu'il voulait me tenir compagnie
jusqu'à ce que j'arrive où reste Béatrice;
ensuite il me faudra me séparer de lui.

     C'est de lui que je sais tout cela, c'est Virgile,
dis-je en montrant du doigt; quant à l'autre, c'est l'ombre
pour qui votre royaume, en le laissant partir,

     avait tremblé si fort, l'instant d'auparavant. »



CHANT XXIV
 

     Nos pas et nos propos n'empêchaient pas l'un l'autre,
mais, tout en discourant, nous avancions bien vite,
comme un vaisseau poussé par des vents favorables,

     pendant que les esprits qui semblaient plus que morts
me montraient par les trous des yeux l'étonnement
qu'ils ressentaient de voir que j'étais bien vivant.

     Et sans perdre le fil du discours, je disais:
« Peut-être monte-t-il un peu plus lentement
qu'il n'en aurait envie, à cause de cet autre.

     Mais dis-moi, si tu sais, où se trouve Picarde;
montre-moi, s'il se peut, quelqu'un de digne à voir
parmi toutes ces gens qui n'ont d'yeux que pour moi. »

     « Ma sœur, dont la beauté fut sœur de la bonté,
est en train de jouir de sa digne couronne
dans l'éternel bonheur, au plus haut de l'Olympe.

     Il dit, puis il reprit: « Il n'est pas inutile
de te dire les noms de tous, car nos visages
ne rappellent plus rien, à force de jeûner.

     Voici là-bas, dit-il, me le montrant du doigt,
Bonagiunta de Lucques, et au-delà de lui
le visage qu'on voit plus sillonné que d'autres

     a jadis sur ses bras porté la sainte Église:
il est venu de Tours, et purge par la faim
l'anguille de Bolsène et le vin de grenache. »

     Les montrant tour à tour, il m'en nomma bien d'autres;
ils paraissaient contents d'être ainsi désignés,
en sorte qu'aucun d'eux ne fronçait le sourcil.

     Je vis comme, de faim, rongeaient leurs dents à vide
Ubaldin de la Pile, avec ce Boniface
dont la crosse a fourni de plantureux repas,

     et messire Marchese, à qui ne manquait pas
le boire dans Forli, lorsqu'il avait moins soif,
et qui pensait pourtant ne jamais boire assez.

     Mais comme l'on s'arrête à l'un plutôt qu'à l'autre
en regardant les gens, je vins près du Lucquois,
qui semblait désireux de m'entendre parler.

     Dans ce qu'il marmottait j'entendis s'échapper
le nom de Gentucca de ses lèvres, que ronge
le juste châtiment dont il est tenaillé.

     « Âme, lui dis-je alors, qui semblés désireuse
de parler avec moi, dis-moi ce que tu veux;
mets fin par tes propos à ton doute et au mien! »

     « Une femme là-bas, qui n'a pas le bandeau,
commença-t-il alors, saura te rendre doux
l'abri de ma cité, quoi que le monde en dise.

     Tu rentreras chez toi muni de ce présage;
si tu lis autre chose à travers mon murmure,
ce sont les mêmes faits qui le rendront plus clair.

     Mais dis-moi si je suis devant cet homme même
auteur des vers nouveaux qui commencent ainsi:
Dames qui comprenez ce que c'est que l'amour? »

     Je dis: « Je suis quelqu'un qui ne fait que noter
lorsque l'amour m'inspire, et traduire en paroles
à mesure qu'il dicte au-dedans de mon cœur. »

     Il dit: « Frère, à présent je sais ce qui manquait
au Notaire, à Guitton! et à mes propres vers
pour atteindre au doux style à la mode aujourd'hui.

     Et je comprends aussi comment avec vos plumes
vous suivez au plus près celui qui vous inspire,
ce qui certainement n'était pas notre cas.

     Cependant, pour celui qui regarde de près,
passant d'un style à l'autre, c'est tout ce qu'il verrait. »
Il se tut sur cela, d'un air presque content.

     Tels les oiseaux qui vont hiberner sur le Nil
forment de temps en temps des bandes dans les airs,
et puis, prenant leur vol, se disposent en file,

     ainsi toutes ces gens qui s'étaient assemblés
détournèrent les yeux et pressèrent la marche,
l'envie et la maigreur les rendant plus légers.

     Mais comme lorsqu'on est fatigué de trotter
on aime ralentir, laissant passer les autres
et s'apaiser au cœur la longue oppression,

     se laissant dépasser par tout le saint troupeau,
Forese était venu se rapprocher de moi
pour me dire: « Quand donc te reverrai-je encore? »

     « Je ne sais pas combien je vais vivre, lui dis-je;
mais mon retour ne peut se produire plus vite
que je ne reviendrai vers toi par la pensée.

     L'endroit où l'on m'a mis pour y passer ma vie
devient de jour en jour plus dénué de bien
et, si mon œil voit bien, la ruine le guette. »

     « Laisse donc! me dit-il. Je vois le plus coupable
que traîne derrière elle une bête enragée
jusqu'au fond du vallon qui jamais ne pardonne.

     Toujours plus emporté, courant toujours plus vite,
cet animal finit par lui donner la mort
et par abandonner son corps déchiqueté.

     Ces cercles-là, dit-il en me montrant le Ciel,
à peine auront roulé, que tu sauras déjà
ce que je ne pourrais t'expliquer davantage.

     Je te laisse à présent, car le temps est trop cher
pour ceux de notre règne, et j'en ai trop perdu
voulant t'accompagner et marcher comme toi. »

     Comme le cavalier qui se lance parfois
et s'éloigne au galop des rangs qui l'accompagnent,
pour mériter l'honneur de heurter le premier,

     tel il se sépara de nous à pas pressés,
tandis que je restais en route avec ces deux
qui furent ici-bas de si grands luminaires.

     Lorsqu'il fut arrivé devant nous assez loin
pour que seul le regard du dedans le pût suivre,
comme en esprit déjà je suivais ses paroles,

     les rameaux verdoyants et les fruits d'un autre arbre
m'apparurent soudain, et pas très loin de nous,
m'étant tourné vers lui seulement à la fin.

     Sous ces arbres je vis des gens lever les bras,
et crier vers le haut je ne sais pas trop quoi,
pareils à des enfants impatients et simples,

     lorsque ne répond pas celui qu'ils sollicitent,
quoique, pour exciter plus encor leur envie,
il leur montre de loin l'objet qu'ils convoitaient.

     Cette foule à la fin s'en alla, détrompée,
et nous vînmes alors plus près de ce grand arbre
qui rejette les pleurs et les humbles prières.

     « Passez votre chemin sans trop vous approcher!
L'arbre est plus haut, dont Ève voulut tâter le fruit,
et c'est de celui-là que provient ce planton »,

     disait dans ce feuillage une voix inconnue.
Alors Virgile et Stace et moi, serrant les coudes,
nous passâmes plus loin, longeant toujours la côte.

     « Souvenez-vous, disait la voix, de ces maudits
engendrés par la nue et qui, dans leur ivresse,
opposaient à Thésée une double poitrine;

     de ces Hébreux aussi, qui buvaient mollement,
si bien que Gédéon les chassa de sa troupe,
alors qu'il descendait des monts vers Madian. »

     C'est ainsi que, suivant l'un des bords de la route,
nous passions, écoutant les péchés de la bouche
qui reçurent bientôt d'assez tristes salaires.

     Puis, nous éparpillant sur la route déserte,
nous fîmes en avant bien plus de mille pas,
et chacun regardait sans prononcer un mot.

     « Qu'allez-vous donc pensant tous les trois, à l'écart »,
dit soudain une voix; et j'eus un soubresaut,
comme une bête lâche et sujette à l'ombrage.

     Je dressai le regard, pour voir qui venait là;
et je crois que personne n'a vu dans la fournaise
le verre et le métal plus rouge et fulgurant

     que l'être que je vis, qui nous dit: « S'il vous plaît
d'aller plus haut, il faut que vous passiez par là:
c'est là que doit tourner qui va chercher la paix. »

     J'étais, à son aspect, resté comme ébloui;
et je pris le tournant conduit par mon docteur,
comme celui qui marche en suivant quelque bruit.

     Comme la brise en mai déverse des senteurs,
et se met à courir au-devant de l'aurore,
se chargeant du parfum des herbes et des fleurs,

     tel un souffle venait me caresser le front,
et je l'ai bien senti qui battait des deux ailes,
répandant tout autour des parfums d'ambroisie.

     Et une voix disait: « Heureux ceux que la grâce
illumine si bien, que les plaisirs du goût
n'éveillent dans leur cœur nul désir excessif,

     et qui n'ont d'autre faim que la faim de justice. »



CHANT XXV
 

     Cependant le monter n'admettait nul retard,
car déjà le soleil laissait au Scorpion
la nuit, et au Taureau le cercle de midi.

     Comme celui que rien ne saurait retenir
et qui va son chemin, quoi qu'il rencontre en route,
si l'aiguillon le point de quelque soin pressant,

     tels nous sommes entrés dans cet étroit passage,
l'un sur les pas de l'autre, et prîmes l'escalier
dont l'étroitesse oblige à le monter en file.

     Et comme le petit des cigognes bat l'aile,
s'essayant à voler, mais la rabat bien vite
et ne s'enhardit pas à sortir hors du nid,

     tel je sentais s'éteindre et s'allumer l'envie
de les questionner, mais sans aller plus loin
que le geste d'ouvrir la bouche pour parler.

     La marche était rapide; et pourtant mon doux père
m'avait déjà compris, car il me dit: « Décoche
l'arc du parler: je vois que tu le tiens fin prêt! »

     Pour mieux ouvrir la bouche alors je pris courage
et je lui demandai: « Comment peut-on maigrir,
quand le fait de manger cesse d'être un besoin? »

     « Si tu te souvenais, dit-il, comme à mesure
que brûlait un tison, s'éteignait Méléagre,
ce que tu viens de voir te paraîtrait moins dur.

     Si tu pensais aussi qu'avec chaque clin d'oeil
l'image cligne aussi de l'œil dans le miroir,
ce qui te semble noir deviendrait transparent.

     Mais pour mieux contenter ton désir de savoir,
voilà Stace, je vais l'appeler et prier
d'être le médecin qui panse tes blessures. »

     « Si je vais expliquer pour lui, répondit Stace,
les décrets éternels, bien que tu sois présent,
le désir de te plaire est mon unique excuse. »

     Puis il continua: « Mon fils, si ton esprit
consent à recevoir et garder mes paroles,
ce sera la réponse au « comment » de tantôt.

     Notre sang le plus pur, que nos veines avides
ne peuvent absorber et laissent sans toucher,
un peu comme un relief qu'on enlève de table,

     acquiert dans notre cœur la vertu de former
tous les membres du corps: ce n'est que dans ce but
qu'il court dans chaque veine et se transforme en membre.

     En s'épurant encore, il descend où mieux vaut
ne pas nommer; et puis, projeté hors du corps,
se mêle au sang d'un autre, au vase naturel.

     Et là, se rencontrant l'un l'autre, ils se combinent,
l'un prêt à recevoir, l'autre fait pour agir,
grâce à ce noble organe où les deux sont formés.

     Une fois mélangé, son action commence,
en se coagulant d'abord; puis il fait vivre
ce qu'il fit exister matériellement.

     Cette active vertu devient ensuite une âme,
comme dans une plante, avec la différence
qu'elle fait des progrès, et l'autre n'en fait pas.

     Puis elle œuvre si bien qu'elle se meut et sent
comme un polype en mer, et commence à fournir
les organes qu'il faut aux sens qu'elle a produits.

     C'est ainsi que s'étale et se détend, mon fils,
la vertu qui s'engendre au cœur du générant,
où déjà la nature a prévu tous les membres.

     Cependant, tu ne vois pas encore comment
l'animal se transforme en enfant: c'est un point
où vinrent trébucher de plus savants que toi,

     parce que leur doctrine entendait séparer
les facultés de l'âme et l'intellect possible,
qu'ils ne pouvaient placer dans aucun des organes.

     Toi, reçois dans ton sein la vérité qui vient:
apprends qu'à l'instant même où le fœtus se trouve
posséder un cerveau parfaitement formé,

     le Premier Moteur tourne un regard satisfait
vers cette œuvre de choix de Nature, et lui souffle
un esprit neuf, fertile en puissantes vertus.

     Celui-ci tire à lui des principes actifs;
il en fait sa substance et devient l'âme unique
qui vit et qui ressent et se pense elle-même;

     et pour que mes propos ne te surprennent pas
pense que la chaleur du soleil se fait vin,
lorsqu'elle se mélange avec le suc des vignes.

     Et lorsque Lachésis épuise sa quenouille,
l'âme, en se séparant de notre chair, emporte
tous les dons qu'elle avait, tant humains que divins.

     Les autres facultés sont et restent inertes,
tandis que volonté, mémoire, intelligence
s'aiguisent au-delà de ce qu'elles étaient.

     L'âme va sans tarder et tombe d'elle-même
miraculeusement sur l'une des deux rives
où d'abord elle apprend quel sera son chemin.

     Sitôt qu'on lui désigne une place là-bas,
la vertu formative autour d'elle rayonne,
comme elle l'avait fait dans les membres perdus.

     Et comme on voit dans l'air saturé par la pluie
qu'un rayon du dehors le perce et se réfracte,
l'agrémentant ainsi de diverses couleurs,

     de la même façon l'espace avoisinant
emprunte les contours qui lui sont imprimés
par la vertu de l'âme en ce point arrêtée.

     C'est ainsi qu'à l'instar de la flamme qui suit
le feu qui la produit, lorsqu'il change de place,
cette forme nouvelle accompagne l'esprit.

     Comme l'âme par elle enfin devient visible,
on l'appelle ombre; ensuite elle pourvoit d'organes
chacun de ses sens, jusque et y compris la vue.

     C'est pourquoi nous avons la parole et le rire;
c'est ce qui donne un corps aux soupirs et aux larmes
que l'on entend partout sur les pentes du mont.

     Dès lors, à chaque fois que les désirs l'assiègent
ou d'autres passions, l'ombre en ressent les coups:
et voilà la raison de ton étonnement. »

     Nous étions arrivés au dernier des détours,
et nous avions tourné en avançant à droite,
et déjà d'autres soins occupaient nos regards.

     Là-haut, du flanc du mont jaillit un mur de flammes;
mais la corniche lance un souffle dans les airs,
qui les rabat et fraie un couloir de passage.

     Nous fûmes obligés de passer à la file
par ce dégagement; j'avais bien peur du feu
d'une part, et de l'autre un ravin me guettait.

     Mon guide me disait: « C'est ici qu'il te faut
une vue assez prompte à te bien seconder,
car il te suffirait d'un seul pas pour tout perdre. »

     On entendait Summae Deus clementiae
que l'on chantait du sein de ce grand incendie,
et je voulus savoir, malgré tout, qui chantait.

     J'aperçus des esprits qui marchaient dans les flammes
et, regardant toujours vers eux et sous mes pieds,
mes yeux de çà de là ne faisaient que courir.

     À peine venaient-ils de terminer leur chant,
qu'ils crièrent bien fort: « Virum non cognosco »
et reprirent bientôt leur hymne à voix plus basse.

     Puis, terminant leur chant, ils s'écriaient: « Diane,
qui vivait dans les bois, chassa loin d'elle Hélice,
qui du fruit de Vénus avait senti le goût. »

     Ensuite, reprenant leur antienne, ils nommaient
les femmes, les maris qui demeurèrent chastes,
comme le mariage et la vertu le veulent.

     Je pense que cela remplit suffisamment
tout l'espace de temps où le feu les rôtit;
car tel est l'aliment, telles sont les pratiques

     qui peuvent corriger, à la longue, l'erreur.



CHANT XXVI
 

     Pendant que nous marchions ainsi, l'un devant l'autre,
sur le bord de la route, et que souvent mon maître
disait: « Attention! Ne sors pas du sentier! »

     le soleil qui tombait sur mon épaule gauche
baignait de ses rayons le bord de l'Occident,
sur sa couleur d'azur mettant des teintes blanches,

     et mon ombre ajoutait à la flamme des tons
plus sombres; et je vis que beaucoup de ces âmes
avaient, tout en marchant, remarqué ce détail.

     C'est la raison qui fit qu'à la fin ils parlèrent,
et le commencement fut de se dire entre elles:
« Celui-ci n'a pas l'air d'avoir un corps fictif. »

     Ensuite certains d'eux s'approchèrent de moi
d'aussi près qu'on pouvait, tout en prenant bien soin
de ne pas esquiver le feu qui les brûlait.

     « Ô toi qui marches seul après les autres deux,
sans doute par respect et non pas par paresse,
réponds-nous, les brûlés dans la soif et le feu!

     Je ne suis pas le seul qui désire t'entendre;
nous pendons à ta lèvre avec bien plus d'envie
qu'on n'a d'eau fraîche en Inde ou dans l'Éthiopie.

     Dis-nous, comment fais-tu pour nous cacher ainsi
le soleil? on dirait que tu n'es pas encore
tombé dans les filets que dispose la mort. »

     C'est ainsi que parlait l'un d'entre eux; j'aurais dit
qui j'étais, quand soudain m'apparut, surprenante,
une autre nouveauté qui m'appelait ailleurs.

     En effet, au milieu de la route embrasée
s'en venaient d'autres gens au-devant de ceux-ci
et, pour les observer, je gardai le silence.

     Je vis des deux côtés les ombres se presser,
courir à la rencontre, échanger des baisers,
sans s'arrêter, au gré de leurs brèves rencontres:

     telles, lorsque leurs rangs noirâtres s'entrecroisent,
s'accolent les fourmis, et dans leur tête-à-tête
semblent se raconter leur route et leur moisson.

     Et tout de suite après cet accueil amical,
avant le premier pas qui les doit séparer,
chaque troupeau s'écrie aussi fort qu'il le peut.

     La foule d'arrivants dit: « Sodome et Gomorrhe! »
l'autre: « Pasiphaé s'abrita dans la vache,
afin que le taureau contentât sa luxure. »

     Puis, comme se sépare une bande de grues
pour partir vers le sable ou vers les monts Riphées,
selon qu'elles vont loin du froid ou du soleil,

     les uns vont d'un côté et les autres de l'autre,
les hymnes reprenant aussi bien que les larmes
et le cri qui convient le mieux à leur état.

     Lors les mêmes esprits qui m'avaient demandé
de parler avec eux s'en revinrent vers moi,
et dans leurs yeux brillait leur désir d'écouter.

     Moi, qui savais déjà quelle était leur envie,
je leur dis donc: « Esprits que remplit l'assurance
de trouver tôt ou tard la paix des bienheureux,

     mes membres ne sont pas restés là-bas, sur terre,
tendres ni mûrs: ils font avec moi compagnie,
ainsi que tout mon sang et toutes mes jointures.

     Je vais ainsi là-haut, pour ne plus être aveugle;
je dois aux oraisons d'une dame du Ciel
de promener chez vous ma dépouille mortelle.

     Et puisse être comblé votre plus grand désir
bien vite, et que le Ciel vous reçoive à demeure,
lui, si riche en amour et qui n'a pas de bornes!

     Dites-moi cependant, car je voudrais l'écrire,
qui vous êtes vous-mêmes, et quelle est cette foule
qui s'éloigne de vous en vous tournant le dos. »

     Pareil au montagnard qui se trouble, ahuri,
et regarde partout, lorsqu'il descend en ville
de son hameau sauvage, et ne peut dire un mot,

     tel me parut alors l'aspect de ces esprits;
mais, ayant quelque peu secoué leur stupeur,
qui ne dure jamais dans les âmes bien nées,

     celui qui tout d'abord m'avait parlé me dit:
« Que tu peux être heureux, toi qui dans nos provinces
t'en viens pour tout savoir de l'art de bien mourir!

     La foule qui s'éloigne a commis autrefois
le péché pour lequel César, dans son triomphe,
s'entendait appeler reine par ses soldats.

     C'est ce qui fait qu'au cri de: « Sodome! » ils s'en vont,
se réprouvant tout seuls, comme tu vis tantôt,
et l'aveu de leur honte augmente leurs brûlures.

     Et quant à nos péchés, ils sont hermaphrodites;
nous n'avons pas gardé la loi d'humanité,
suivant notre appétit comme des animaux;

     et nous disons tout haut, pour accroître l'opprobre,
quand nous partons d'ici, le nom de cette femme
qui devint animal sous l'airain de la bête.

     Ainsi, tu sais de quoi nous sommes tous coupables;
et si tu veux savoir par nos noms qui nous fûmes,
je n'en ai pas le temps et ne saurais les dire.

     Je te réponds, du moins, pour ce qui me concerne:,
Guido Guinizelli fut mon nom; le regret
que j'eus de ma conduite, avant ma mort, me sauve. »

     Comme, lors de ce deuil dont fut frappé Lycurgue,
accouraient les deux fils pour rejoindre leur mère,
j'aurais voulu courir, mais sans pouvoir le faire,

     quand j'entendis ainsi dire son propre nom
mon père et de tous ceux qui, bien mieux que moi-même,
ont composé de doux et jolis vers d'amour.

     Pendant de longs instants je poursuivis la marche,
et je le regardais sans parler ni l'entendre;
mais le feu m'empêchait de m'avancer vers lui.

     Et lorsque de le voir je fus rassasié,
je finis par lui faire offre de mes services,
en choisissant les mots qui font que l'on vous croit.

     Il répondit alors: « Ce que tu viens de dire
s'imprime en moi si fort et si visiblement,
que Léthé ne le peut supprimer ou ternir.

     Si tout est aussi vrai que le dit ton serment,
dis, pour quelle raison m'aimes-tu donc autant
que le montre ton dire, ainsi que ton regard? »

     Et moi, je répondis: « Ce sont tes vers si doux
que, tant que durera l'usage d'aujourd'hui,
l'encre qui les écrit en deviendra sans prix. »

     « Frère, dit-il alors, celui que je te montre
du doigt (me désignant un esprit devant lui)
du parler maternel fut bien meilleur orfèvre.

     Soit qu'il chante l'amour ou conte des romans,
il les dépasse tous: et laisse dire aux sots
qui prétendent donner la palme au Limousin.

     Ils restent bouche bée au bruit plutôt qu'au fond,
et de cette façon fondent leur jugement
sans vouloir écouter la règle ou la raison.

     C'est ce qu'ont fait beaucoup d'anciens, avec Guitton,
dont le renom croissait, passant de bouche en bouche;
pourtant, la vérité finit par l'emporter.

     Mais puisque tu détiens un pareil privilège
qui te permet ainsi d'arriver jusqu'au cloître
du couvent dont le Christ est lui-même l'abbé,

     devant lui, pense dire un Pater pour moi-même,
jusqu'à l'endroit qui sert pour le monde d'ici,
qui ne possède plus le pouvoir de pécher. »

     Puis, désirant peut-être à ceux qui le suivaient
laisser la place libre, il plongea dans le feu,
comme un poisson dans l'eau pique et descend au fond.

     Je vins près de l'esprit qu'il m'avait désigné
et lui dis qu'à son nom je préparais déjà,
du moins dans mes souhaits, un séjour plus heureux.

     Alors il commença courtoisement à dire:
« Tan m'abellis vostre cortes deman
qu'ieu no me puesc ni voill a vos cobrir
.

     Ieu sui Arnaut, que plor e vau cantan;
consiros vei la pasada folor
e vei jausen lo joi qu'esper, denan
.

     Ara vos prec, per aqueîa valor
que vos guida aï sont de Vescalina,
sovenha vos a temps de ma dolor!
»

     Et il s'en fut plonger au feu qui purifie.



CHANT XXVII
 

     À l'heure où le soleil darde ses premiers rais
à l'endroit où coula le sang de son auteur,
où l'Èbre se retrouve en bas de la Balance,

     et du Gange les flots s'échauffent sous la none;
bref, la lumière était en train de décliner,
lorsque l'ange de Dieu apparut dans sa joie.

     Il se tenait au bord du feu, sur la montée,
en chantant Beati mundo corde, et sa voix
vibrait plus puissamment que la voix des humains.

     « On ne dépasse pas cet endroit, âmes saintes,
sans que le feu vous morde; entrez donc dans les flammes
et ne restez pas sourds au chant qui vient de là! »

     dit-il lorsqu'il nous vit arriver près de lui;
et quand je l'entendis, je devins tout pareil
à celui que l'on fait descendre dans la fosse.

     Je tendis vers le haut mes deux mains suppliantes
et je croyais revoir, à regarder ces flammes,
des corps qu'auparavant j'ai déjà vus brûler.

     Mes deux guides alors se tournèrent vers moi
et Virgile me dit aussitôt: « Cher enfant,
c'est peut-être un tourment, mais ce n'est pas la mort!

     Souviens-toi, souviens-toi! Si j'ai su te conduire
à bon port, sur le dos de Géryon lui-même,
que crains-tu, maintenant qu'on est plus près de Dieu?

     Sois donc persuadé qu'au milieu de ces flammes,
quand même tu devrais rester plus de mille ans,
tu ne saurais laisser un seul de tes cheveux.

     Si tu penses jamais que je veux te tromper,
viens plus près de la flamme et convaincs-toi toi-même,
exposant de tes mains le pan de ton habit.

     Éloigne, éloigne donc de ton cœur cette crainte!
Tourne-toi par ici, lance-toi hardiment! »
Mais je restais figé, bien qu'avec du remords.

     Me voyant rester ferme et si dur à plier,
il dit, un peu troublé: « Penses-y bien, mon fils:
pour trouver Béatrice, il faut franchir ce mur! »

     Comme jadis Pyrame, au seul nom de Thisbé,
ouvrit un œil mourant et voulut la revoir,
le jour où le mûrier se teignit de son sang,

     ainsi, ma résistance aussitôt amollie,
je regardais mon guide, en entendant le nom
dont la musique chante encor dans ma mémoire.

     Alors, hochant la tête, il reprit: « Comment donc?
Préférons-nous rester sur place? » Et il sourit,
comme on fait à l'enfant qu'on gagne avec un fruit.

     Ceci dit, il entra le premier dans le feu,
non sans avoir d'abord prié Stace d'attendre,
qui l'avait séparé de moi pendant longtemps.

     Dès que j'y pénétrai, je me serais jeté
dans du verre fondu, pour chercher la fraîcheur,
tellement la chaleur dépassait toute borne.

     Mon très doux père alors, pour mieux m'encourager,
parlait de Béatrice en poursuivant sa marche:
« Il me semble déjà, dit-il, voir son visage. »

     Une voix qui chantait au-delà nous guidait;
et nous, en la prenant comme point de repère,
nous sortîmes du feu à l'endroit où l'on monte.

     « Venite, benedicti patris mei », disait
une voix s'élevant d'un éclat que j'y vis,
mais qui brillait si fort, que j'en fus ébloui.

     « Le soleil part, dit-il encore, et la nuit vient;
ne vous arrêtez pas, mais pressez votre marche,
avant que l'occident ne s'habille de noir. »

     Une route montait tout droit dans le rocher,
en sorte que mon corps me cachait devant moi
les rayons d'un soleil très bas sur l'horizon.

     Nous n'avions fait l'essai que de quelques gradins,
que mes sages et moi nous vîmes à mon ombre
qui s'effaçait déjà, que le soleil mourait.

     Avant que ne s'accrût sur l'horizon immense
une seule couleur dans toutes ses parties
et que la nuit n'obtînt une entière franchise,

     chacun de nous choisit un gradin pour son lit,
car la loi de ce mont nous avait enlevé
l'envie et le pouvoir de monter davantage.

     Comme les chèvres vont avant d'avoir brouté,
pétulantes, grimper sur les plus hauts rochers
et, un instant plus tard, on les voit ruminer

     à l'ombre, mollement, sous un soleil de plomb,
et le chevrier surveille, appuyé sur sa crosse,
et tout en s'appuyant ne cesse de veiller;

     ou comme le berger qui demeure au serein
passe la nuit auprès du paisible troupeau,
empêchant les brebis de s'éloigner du gîte;

     tels nous paraissions être en ce moment les trois;
moi, pareil à la chèvre; eux, comme des bergers,
pressés de toutes parts par le mur des rochers.

     On ne voyait de là qu'un bref morceau de Ciel;
mais par cette échappée on voyait les étoiles
plus grandes qu'ici-bas et bien plus lumineuses.

     Et lors, en ruminant et en les contemplant,
le sommeil me saisit, ce sommeil qui souvent,
avant qu'un fait n'arrive, en porte la nouvelle.

     Je pense que c'était à l'heure où d'Orient
rayonne tout d'abord sur le mont Cythérée,
qu'embrase chaque fois le même feu d'amour,

     lorsqu'une dame belle et jeune m'apparut
en songe, qui semblait aller parmi les prés
en y cueillant des fleurs, et disait en chantant:

     « Que quiconque voudrait savoir quel est mon nom,
apprenne que je suis Lia, qui de mes mains
travaille sans arrêt à faire une guirlande.

     Pour me plaire au miroir, je m'en pare ici même;
pourtant, ma sœur Rachel n'abandonne jamais
sa glace, où tous les jours elle demeure assise,

     heureuse seulement d'y contempler ses yeux,
qui sont beaux, comme moi de me parer moi-même:
sa joie est de se voir, et la mienne d'agir. »

     Déjà, grâce aux splendeurs qui précèdent l'aurore,
qui semble au voyageur d'autant plus agréable
qu'il se trouve, en rentrant, plus près de sa demeure,

     les ombres de la nuit fuyaient de toutes parts,
emportant mon sommeil; et m'étant éveillé,
je vis déjà debout, près de moi, mes grands maîtres.

     « Ce fruit si savoureux, que le soin des mortels
s'en va chercher par tant de chemins différents,
apaisera ta faim pas plus tard qu'aujourd'hui. »

     Celui qui m'adressait des paroles pareilles
était mon bon Virgile; et je crois que jamais
des étrennes n'ont pu me plaire davantage.

     Au désir que j'avais d'être déjà là-haut
s'ajoutait un désir nouveau, qui me donnait
des ailes pour voler à chaque pas nouveau.

     Lorsque tout l'escalier resta derrière nous,
arrivés tous les trois à son point le plus haut,
Virgile s'arrêta pour mieux me regarder

     et dit: « Tu viens de voir le feu que l'on traverse
et l'éternel, mon fils: te voilà maintenant
à cet endroit où moi, je ne vois plus bien clair.

     Mon esprit et mon art t'avaient servi de guides;
que ton propre plaisir soit désormais le seul,
car ton chemin n'est plus étroit et périlleux.

     Regarde le soleil qui brille sur ton front,
regarde l'herbe fraîche et les fleurs, les bosquets
que la terre d'ici produit sans aucun soin.

     Tu peux, en attendant les beaux yeux bienheureux
dont les larmes m'ont fait venir à ta rencontre,
te promener partout ou t'asseoir quelque part.

     Tu ne dépendras plus de mes signes ou dires:
ton jugement est droit, libre et judicieux,
et ce serait erreur que de ne pas le suivre:

     je mets donc sur ton front la couronne et la mitre. »



CHANT XXVIII
 

     Dans mon désir de voir au-dedans et dehors
la divine forêt épaisse et frissonnante
qui rendait à mes yeux plus doux le jour nouveau,

     sans perdre plus de temps, je partis de ce bord,
pénétrant lentement dans la belle campagne
dont le sol répandait de partout des senteurs.

     Une brise légère et qui jamais ne change
venait me caresser sans cesse le visage
d'un souffle encor plus doux que le plus doux zéphyr.

     Les feuilles, sous le vent, frissonnaient doucement
et d'un seul mouvement se penchaient du côté
où l'ombre du mont saint se projette d'abord,

     sans ployer pour autant ou subir de secousse,
en sorte que du haut des branches, les oiseaux
pouvaient continuer leur office et leurs jeux,

     recevant, au contraire, au sein de leur feuillage,
d'où venaient leurs gais chants, les premières haleines
qui servaient de bourdon à leur propre concert,

     pareil au bruissement qui court de branche en branche
sur les bords de Chiassi, le long de la pinède,
lorsque Éole a lâché la bride au Sirocco.

     Et j'étais parvenu, dans cette promenade,
assez loin au-dedans de l'antique forêt,
pour ne plus distinguer par où j'étais venu,

     quand soudain un ruisseau m'empêcha d'avancer,
car ses modestes flots se dirigeaient à gauche,
faisant ployer les fleurs qui poussaient sur son bord.

     Les sources que l'on tient chez nous pour plus limpides
sembleraient contenir quelque mélange impur
au prix de celle-ci, tant elle est transparente,

     quoique à la vérité son cours se glisse, obscur,
sous l'ombre permanente et qui ne laisse pas
pénétrer jusqu'à lui la lune ou le soleil.

     Me voyant arrêté, je passai du regard
au-delà du ruisseau, pensant y contempler
l'émail bariolé de tout ce frais printemps,

     et j'aperçus alors, comme l'on voit parfois
des objets qui nous font comme par un miracle
oublier tout à coup tous nos autres pensers,

     une dame passer par là, toute seulette,
qui s'en allait chantant et choisissant des fleurs,
parmi les prés sans fin qui couvraient son chemin.

     « Ô belle dame, toi que baignent les rayons
d'amour, s'il est permis d'en croire le visage
qui semble d'ordinaire interprète du cœur,

     fais-moi cette faveur de venir plus avant,
me mis-je à la prier, près de cette rivière,
pour que je puisse mieux entendre ta chanson.

     Je vois, en te voyant, Proserpine et sa fable,
les lieux et le moment où la perdit sa mère,
tandis qu'elle perdait, elle aussi, son printemps. »

     Pareille à la danseuse esquissant une volte
et qui joint les talons et glisse et se replie,
si bien qu'à peine un pied se place devant l'autre,

     elle se retourna vers moi, du beau milieu
de toutes ces fleurs d'or et de sang, en baissant
d'un geste virginal son pudique regard.

     Elle accepta pourtant d'exaucer ma prière,
s'approchant de façon que la douce musique
avec son sens complet arrivait jusqu'à moi.

     Lorsqu'elle fut venue à l'endroit où les ondes
de ce joli ruisseau baignent l'herbe des bords,
elle me fit le don de lever le regard.

     Je ne saurais penser qu'un aussi fort éclat
a brillé sous les cils de Vénus, à l'instant
où son fils la blessa d'une flèche imprévue.

     Elle restait debout sur la rive et riait
et tressait de ses mains les diverses couleurs
qu'offre spontanément ce mont, le toit du monde.

     L'eau mettait entre nous l'espace de trois pas;
et pourtant l'Hellespont, qu'a traversé Xerxès,
mettant un frein qui dure à l'orgueil des humains,

     ne dut pas être autant abhorré de Léandre,
pour barrer le chemin d'Abydos à Sestos,
que ce ruisseau de moi, pour ne pas s'être ouvert.

     « Vous venez d'arriver; et voyant que je ris,
commença-t-elle alors, dans cet endroit élu
pour être le berceau de la nature humaine,

     peut-être éprouvez-vous quelque surprise ou doute;
mais le psaume qui dit Delectasti contient
la lumière qui peut dégager votre esprit.

     Toi, qui viens le premier et qui m'avais priée,
dis si tu veux savoir autre chose; j'arrive
prête à te contenter sur chacun de tes doutes. »

     « Cette eau, lui dis-je alors, et les bruits de ce bois
semblent un fait nouveau et qui combat en moi
d'autres faits opposés, que je connais d'ailleurs. »

     Elle me répondit: « Je t'en dirai la cause,
et d'où vient cet effet qui produit ta surprise,
et je dissiperai le brouillard qui t'offusque.

     Le souverain Bien, seul à se plaire en lui-même,
ayant fait l'homme bon et pour le bien, le mit
en ce lieu qui promet une paix éternelle.

     Mais l'homme n'y resta que bien peu, par sa faute,
et dut changer bientôt en pleurs et en misère
le sourire innocent et les jeux amusants.

     Pour que les mouvements que produisent plus bas
les perturbations de la terre et de l'eau
et que la chaleur porte aussi haut qu'elle peut

     ne fassent pas la guerre à l'homme jusqu'ici,
ce mont s'est élevé tellement vers les cieux,
qu'à partir de la porte il s'en trouve affranchi.

     Mais comme tout au long de ce vaste circuit
l'air tourne en même temps que le premier mobile,
à moins qu'en quelque point le cercle ne se brise,

     sur ce sommet, plongeant dans l'air vivant et libre,
s'engendre un mouvement tel que tu viens de voir
et qui fait frissonner l'épaisseur de ce bois.

     Le feuillage agité possède ce pouvoir,
que ses propriétés vont imprégner le vent,
qui les répand partout, pendant qu'il tourne en rond.

     Le reste de la terre, autant que le permettent
le sol et le climat, conçoit et met au jour
des arbres différents, de différents usages.

     Il ne faudrait donc pas s'émerveiller là-bas,
en sachant tout cela, si parfois quelque plante
y germe sans sortir de semence visible.

     Tu dois savoir aussi que la sainte campagne
où nous sommes, contient en elle tous les germes
et même certain fruit qui ne prend pas là-bas.

     L'eau que tu vois ici ne sourd pas d'une source
procédant des vapeurs que le froid précipite,
comme un fleuve qui perd et qui reprend haleine,

     mais jaillit d'une source éternelle et puissante,
et qui puise autant d'eau dans le vouloir divin
que son double canal épanche par ailleurs.

     Celui qui passe ici possède une vertu
qui des anciens péchés efface la mémoire;
l'autre, de nos bienfaits retient le souvenir.

     De ce côté, son nom est Léthé; quant à l'autre,
on l'appelle Eunoé; mais sa vertu n'opère
qu'après qu'on a goûté l'eau de chacun des deux.

     Leur exquise saveur n'est à nulle pareille.
Mais, quoique de ta soif tu puisses te défaire
avant qu'il soit besoin d'en savoir davantage,

     je t'offre un corollaire outre ce que j'ai dit,
dans l'espoir que mon dire aura l'heur de te plaire,
même si je l'allonge plus que je n'ai promis.

     Tous ceux qui dans leurs vers chantaient au temps
le souvenir heureux de l'âge d'or, sans doute [jadis
au Parnasse ont rêvé de l'endroit que tu vois.

     La souche des humains y vécut innocente;
un éternel printemps y porte tous les fruits;
et voici le nectar dont on a tant parlé. »

     Alors je retournai du côté des poètes
tout le poids de mon corps, et les vis écouter
avec contentement ces dernières paroles;

     puis mon regard revint chercher la belle dame.



CHANT XXIX
 

     En chantant de la voix d'une femme amoureuse,
elle mettait un terme à son discours, disant
le Beati quorum tecta sunt peccata.

     Et puis, comme parfois les nymphes vont seulettes
sous l'ombre des grands bois, désireuses les unes
de revoir le soleil, les autres de le fuir,

     elle se mit en marche en remontant le fleuve
tout le long de la rive; et moi, je fis de même,
suivant d'un petit pas les petits pas de l'autre.

     Nous n'en avions pas fait plus de cent à nous deux
qu'un tournant apparut, formé par les deux rives,
dirigeant mon chemin du côté du levant.

     Mais nous n'allâmes pas bien loin de ce côté,
quand la dame soudain se retourna vers moi
et me dit: « Frère, écoute et regarde avec soin! »

     Et voici qu'un éclat se mit à parcourir
tout à coup, en tous sens, cette immense forêt,
si vif, que je pensai que c'était un éclair.

     Pourtant, comme l'éclair est égal à lui-même,
tandis que celui-ci durait et s'augmentait,
je me disais tout seul: « Qu'est-ce donc que ceci? »

     Un murmure très doux commençait à glisser
dans les airs transparents; et, mû par un beau zèle,
je blâmais dans mon cœur la témérité d'Ève,

     puisque, à l'endroit où terre et ciel obéissaient,
la femme, quoique seule et fraîchement formée,
s'est ainsi refusée à se plier aux ordres,

     alors, que, si, pieuse, elle s'était soumise,
j'aurais pu savourer ce plaisir ineffable
très tôt auparavant et pendant plus longtemps.

     Pendant que j'avançais parmi tant de prémices
de l'éternel bonheur, mon esprit en suspens,
et désirant encor de plus grandes délices,

     au-devant de nos pas, sous la verte ramure,
le ciel prenait les tons des flammes qui rougeoient
et dans cet air fluet on devinait un chant.

     Si jamais j'ai souffert, ô vierges sacro-saintes,
pour vous la faim, le froid ou les longues veillées,
c'est ici qu'il me faut en obtenir le prix!

     Il faut que l'Hélicon emplisse ici ma coupe,
et qu'Uranie aussi m'assiste avec son chœur,
pour chanter ces objets que l'on conçoit à peine.

     Je crus apercevoir de loin sept arbres d'or,
m'étant laissé tromper par la grande distance
qui séparait alors notre groupe du leur.

     Cependant, quand je pus arriver assez près
pour que l'objet commun où se trompaient nos sens
ne perdît nul détail par l'effet des distances,

     la faculté qui fraie à la raison sa route
dans ces arbres connut autant de candélabres
et dans le bruit des voix découvrit l'hosanna.

     Un éclat entourait ce splendide cortège,
de beaucoup plus brillant que la lune à minuit
au milieu de son mois et par un ciel serein.

     La surprise me fit me tourner du côté
du bon Virgile, et lui ne fit que me répondre
par l'émerveillement de son propre regard.

     Ensuite je revins vers l'étonnant spectacle
qui s'avançait vers nous d'une marche si lente
qu'à l'épouse nouvelle il céderait des points.

     La dame me gronda: « Pourquoi tant d'intérêt,
s'il ne va pas plus loin que ces vives lumières
et ne remarque rien de tout ce qui les suit? »

     Je vis alors des gens tout de blanc habillés
qui suivaient ces splendeurs comme l'on suit des chefs,
et ce monde jamais n'a vu blancheur pareille.

     Les ondes du ruisseau resplendissaient à gauche
et de ma gauche à moi me renvoyaient l'image,
quand je m'y regardais comme dans un miroir.

     Ayant enfin trouvé sur ma rive un endroit
tel que le seul courant me séparait des autres,
je suspendis la marche, afin de mieux les voir,

     et je vis des flambeaux qui marchaient au-devant
en laissant derrière eux des traces de couleur
qui ressemblaient aux traits échappés du pinceau,

     en sorte qu'au-dessus, sept bandes parallèles
unissaient en faisceaux les couleurs dont Délie
se ceint, et le soleil forme son arc-en-ciel.

     Le septuple étendard s'étalait par-derrière,
plus loin que le regard; ceux des bords se trouvaient,
si je calcule bien, à dix pas de distance.

     C'est sous un ciel plus beau que je ne saurais dire
que vingt-quatre vieillards s'avançaient, deux par deux,
qui portaient sur leurs fronts des couronnes de lis.

     Ils chantaient tous en chœur: « Entre toutes les filles
d'Adam sois à jamais bénie; et que bénie,
soit aussi ta beauté pendant l'éternité! »

     Et lorsque enfin les fleurs et l'herbe fraîche et tendre
qui recouvraient le sol sur la rive opposée
cessèrent de sentir les pas de ces élus,

     tout comme sur le ciel une étoile suit l'autre,
je vis quatre animaux paraissant à leur suite,
tous quatre enguirlandés de franges de feuillage.

     Chacun était pourvu de six ailes pennées,
les plumes peintes d'yeux qui paraîtraient sans doute
pareils aux yeux d'Argos, si celui-ci vivait.

     Je ne gaspille pas davantage mes rimes,
lecteur, pour les décrire: un autre soin me presse,
si fort, que sur ce point je ne peux plus m'étendre.

     Mais lis Ezéchiel, qui les décrit si bien,
tels qu'il les vit venir des régions du froid,
accompagnés du vent, de la nue et du feu,

     et comme tu pourras les trouver dans ses pages,
tels ils étaient ici, sauf sur le point des ailes,
sur lequel je suis Jean, qui l'écrit autrement.

     L'espace qui restait entre eux quatre était pris
par un char triomphal monté sur ses deux roues,
que traînait un griffon attelé par le cou.

     Ses deux ailes pointant vers le ciel encadraient
la bande médiane, à leur tour encadrées
par les trois des côtés, qu'elles n'accrochaient pas.

     Elles montaient si haut, qu'on les perdait de vue,
et les membres d'oiseau paraissaient faits en or,
les autres étaient blancs mélangés de vermeil.

     Non seulement à Rome on n'a jamais fêté
Auguste ou l'Africain avec un char si beau,
mais celui du soleil paraîtrait pauvre, au prix,

     ce même char du jour qui, s'étant égaré,
brûla par le décret du juste Jupiter,
comme pieusement le demandait la Terre.

     À côté de la roue à droite étaient trois femmes
qui venaient en dansant en rond; l'une était rouge,
si bien qu'on ne l'eût pu distinguer dans le feu.

     On eût facilement de la seconde femme
pris la chair et les os pour autant d'émeraudes;
l'autre avait la couleur de la neige qui tombe.

     Elles semblaient tantôt conduites par la blanche
et tantôt par la rouge, et leurs pas lents ou vifs
paraissaient mesurés au rythme de leur chant.

     À gauche, également, dansaient quatre autres femmes
dans leurs habits de pourpre, et suivaient la mesure
de l'une, dont la tête avait au front trois yeux.

     À la suite du groupe ainsi décrit par moi
cheminaient deux vieillards aux habits dissemblables,
mais respirant la même honnête fermeté.

     L'un d'eux appartenait sans doute à la famille
de ce grand Hippocrate, offert par la nature
à tous ceux qui lui sont les plus chers, comme un don;

     et l'autre témoignait d'un souci bien contraire
et portait une épée aiguë et si brillante
que, bien que séparés par l'eau, j'en frissonnai.

     J'en vis ensuite quatre au maintien plus modeste,
et seul, derrière tous, j'aperçus un vieillard
s'avancer en dormant, le visage crispé.

     Ils portaient tous les sept les mêmes vêtements
du groupe des premiers, mais autour de leurs fronts
ils n'avaient pas, comme eux, des couronnes de lis,

     mais de rosés de sang et d'autres fleurs pareilles;
et à les voir de loin on aurait pu jurer
que leur tête était flamme à partir du sourcil.

     Quand le char arriva juste en face de moi,
on entendit gronder le tonnerre, et ces gens,
comme s'il eût été défendu d'avancer,

     s'arrêtèrent soudain, avec tous leurs drapeaux.



CHANT XXX
 

     Quand le Septentrion de la première sphère
(qui n'a jamais connu l'aurore ou le couchant
ni d'autre obscurité que celle du péché,

     et qui montrait là-haut à chacun le chemin
du devoir, comme en bas l'autre le fait aussi
pour celui qui dirige au port son gouvernail)

     eut arrêté son cours, la troupe véridique
qui venait après lui, au-devant du griffon,
se tourna vers le char comme vers son repos.

     Et l'un d'eux, qu'on eût dit envoyé par le Ciel,
lança trois fois Veni, sponsa, de Libano,
et son chant fut repris par les autres en chœur.

     Comme les bienheureux, lors du dernier appel,
surgiront tout à coup, chacun de son sépulcre,
chantant l'alléluia d'une voix retrouvée,

     tels sur ce char divin venaient de se lever
plus de cent, ad vocem tanti senis, ministres
et messagers aussi de la vie éternelle.

     Benedictus, disaient tous en chœur, qui venis,
et Manibus date lilia plenis d'autres,
tout en faisant pleuvoir les fleurs de toutes parts.

     J'ai déjà vu parfois, à la pointe du jour,
les bords de l'Orient se baignant dans les rosés
et le reste du ciel dans l'azur le plus pur;

     et j'ai vu le soleil se lever dans des voiles
si bien que, les vapeurs modérant son éclat,
l'œil pouvait soutenir longuement sa lumière.

     Telle, parmi les fleurs tombant comme une nue
qui prenait sa naissance entre les doigts des anges
et pleuvait tout autour et au-dessus du char,

     le front ceint d'olivier sous un voile candide,
une dame apparut, qui, sous un vert manteau,
portaient des vêtements couleur de flamme vive.

     Et soudain mon esprit, qui depuis trop longtemps
s'était vu maintenir si loin de sa présence
qu'il avait oublié la surprise et la peur,

     sans avoir eu besoin de la voir davantage,
par la vertu secrète émanant de ses yeux,
retombait en pouvoir de son ancien amour.

     Aussitôt que mes yeux sentirent les effets
de la grande vertu dont j'ai reçu l'atteinte
avant que mon jeune âge abandonnât l'enfance

     cherchant protection, je regardais à gauche,
comme un petit enfant qui court vers sa maman
quand il prend peur, ou bien lorsqu'il a du chagrin,

     voulant dire à Virgile: « À peine s'il me reste
quelque goutte de sang dans les veines qui tremblent,
car de mes feux anciens je reconnais les signes. »

     Virgile cependant venait de me priver
de sa présence, lui, Virgile, mon doux père,
Virgile à qui j'avais confié mon salut!

     Tout ce qu'avait perdu notre première mère
n'empêcha pas mes yeux mouillés par la rosée
de se baigner alors de nouveau dans mes larmes.

     « Dante, pour dur que soit le départ de Virgile,
il est tôt pour pleurer, il est tôt pour les larmes,
car il te faut pleurer sur une autre blessure. »

     Comme va l'amiral de la poupe à la proue,
pour mieux voir les marins travaillant à ses ordres
sur les autres vaisseaux, et les pousse à bien faire,

     tel, la cherchant des yeux lorsqu'elle eut dit mon nom
que je suis obligé d'écrire en cet endroit,
mon regard reconnut au bord gauche du char

     la dame qui m'était tout d'abord apparue,
le visage voilé par la fête des anges,
me fixer du regard par-dessus la rivière,

     quoique les voiles blancs qui tombaient de sa tête
et que fixaient au front les feuilles de Minerve
ne m'eussent pas permis de la voir clairement.

     Sur un ton souverain et hautaine en son dire,
elle continuait, comme celui qui parle
en gardant pour la fin la pointe du discours:

     « Regarde bien! Je suis, oui, je suis Béatrice!
Qui te rend si hardi d'escalader des cimes?
Ne savais-tu donc pas qu'ici l'on est heureux? »

     Je baissais mon regard vers la source limpide;
mais, n'y voyant que moi, je le tournai vers l'herbe,
tel était sur mon front le poids de la vergogne.

     Une mère est parfois trop dure avec son fils:
et telle elle semblait alors, car la pitié
que n'accompagne pas la douceur est amère.

     Elle se tut enfin, et les anges chantèrent
soudain, en chœur: « In te, Domine, speravi »;
mais leur chanson prit fin avec pedes meos.

     Comme parmi les mâts encor vivants des bois
la neige vient durcir le dos de l'Italie
sous le souffle glacé de tous les vents slavons,

     puis après elle fond et coule goutte à goutte,
dès qu'arrive un vent chaud de la terre sans ombre
comme une flamme fond le suif de la chandelle,

     je demeurais ainsi, sans larmes ni soupirs,
pendant le chant divin de ceux dont la musique
suit toujours le concert des sphères de là-haut.

     Mais lorsque j'eus compris qu'ils me compatissaient
dans leur suave accord mieux que s'ils n'avaient dit:
« Dame, pourquoi donc être envers lui si sévère? »

     la glace qui d'abord accablait ma poitrine
devint soupir et larme, et angoisseusement
rejaillit de mon cœur par la bouche et les yeux.

     Mais elle, se tenant toujours aussi rigide
de ce côté du char, après un long silence
adressa la parole à ce chœur de pitié:

     Elle dit: « Vous veillez dans un jour éternel;
le sommeil ou la nuit ne vous volent jamais
un seul pas que le monde esquisse dans sa marche.

     Ma réponse n'est pas pour vous, mais elle vise
celui qui pleure là, car il doit bien m'entendre,
pour que la pénitence égale ses erreurs.

     Non seulement du fait de ces sphères célestes
qui mènent les mortels vers une fin certaine,
selon qu'elle est écrite au concours des étoiles,

     mais aussi par l'effet de la faveur divine,
dont la source descend de si hautes vapeurs
que les regards mortels ne sauraient la trouver,

     cet homme-ci fut tel, du temps de sa jeunesse,
que virtuellement les bonnes habitudes
auraient pu le conduire aux meilleurs résultats.

     Mais une terre inculte, aux mauvaises semences,
est d'autant plus sauvage et devient plus maligne
qu'elle cache en son sein plus de force et vigueur.

     Je l'ai pourtant, un temps, aidé de ma présence,
et en lui faisant voir de mes yeux la jeunesse,
j'obtins qu'il me suivît le long du droit chemin.

     Cependant, arrivé à peine sur le seuil
de mon âge second, j'ai dû changer de vie,
et il m'abandonna, pour se donner à d'autres.

     Alors que je montais de la chair à l'esprit
et qu'augmentaient d'autant ma vertu, ma beauté,
je devins à ses yeux moins chère et moins aimable;

     Et il porta ses pas sur une fausse route,
poursuivant le reflet de ce bonheur trompeur
qui ne donne jamais ce qu'il nous a promis.

     En vain j'ai demandé des inspirations,
par lesquelles je l'ai bien souvent visité
en songe et autrement, car il n'en avait cure.

     Il est tombé si bas, qu'enfin tous les moyens
paraissaient impuissants pour obtenir sa grâce,
si ce n'est en voyant les races condamnées.

     C'est pour cela qu'au seuil des morts j'ai fait visite,
pour porter à celui qui l'a conduit ici
les larmes de mes yeux à l'appui des prières.

     Pourtant, c'est transgresser l'ordonnance divine,
que de vouloir goûter, franchissant le Léthé,
un pareil aliment, sans avoir à payer

     l'écot d'un repentir qui coûte bien des pleurs. »



CHANT XXXI
 

     « Toi, qui restes au bord de la sainte rivière,
reprit, tournant vers moi la pointe d'un discours
dont déjà le tranchant m'atteignait durement,

     la dame, et poursuivant sans s'être interrompue,
dis, dis si tout cela n'est pas vrai! Que l'aveu
s'ajoute maintenant aux accusations! »

     Mon esprit se trouvait tellement confondu,
que je voulus parler, mais ma voix s'éteignit
avant de se lancer hors de son propre organe.

     Bien vite elle épuisa sa patience et dit:
« Que penses-tu? Réponds! Les mauvais souvenirs
en toi n'ont pas encore été touchés par l'eau ».

     La crainte qui se mêle à la confusion
arracha de mes lèvres un « oui » si mal formé,
qu'on l'entendait des yeux bien mieux que par l'ouïe.

     Et comme ayant bandé trop fort une arbalète,
lorsqu'il faut décocher, la corde et l'arc se cassent
et les flèches s'en vont sans force vers le but,

     à la fin j'éclatai sous ce poids accablant,
faisant place soudain aux soupirs et aux larmes,
cependant que ma voix s'étouffait dans ma gorge.

     Elle me dit alors: « Au milieu de mes vœux
qui devaient te conduire vers l'amour de ce bien
auprès duquel plus rien n'est digne qu'on en rêve,

     quelle chaîne ou fossé sur ta route tendus
avais-tu rencontrés, qui t'ont fait ainsi perdre
tout espoir de poursuivre en avant ton chemin?

     Quelles facilités, ou bien quel avantage
avais-tu découverts, écrits au front des autres,
pour ressentir si fort le besoin de leur plaire? »

     Avalant avec peine un soupir d'amertume,
ce n'est qu'avec effort que j'ai pu lui répondre,
et ma bouche forma péniblement des mots.

     Je lui dis en pleurant: « Les objets corporels
avec leurs faux plaisirs détournèrent mes pas,
dès que votre regard se fut caché pour moi. »

     « Que tu taises, dit-elle, ou même que tu nies
ce que tu reconnais, ta faute pour autant
n'en est pas moins connue, et ton juge la sait.

     Mais lorsque des péchés l'aveu sort de lui-même
des lèvres du pécheur, la meule se retourne,
dans notre tribunal, contre le fil du glaive.

     Et pour que maintenant tu ressentes la honte
de ton erreur passée, et pour qu'une autre fois
tu te montres plus fort avec d'autres sirènes,

     laisse à présent sécher tes larmes, et écoute:
tu comprendras comment ma chair ensevelie
aurait dû te montrer un tout autre chemin.

     La nature ni l'art ne t'ont jamais offert
de plaisir comparable à celui des beaux membres
qui me portaient jadis, et sont cendre à présent.

     Or, puisque tu perdis ce suprême plaisir
par suite de ma mort, quel autre objet mortel
pouvait paraître encor désirable à tes yeux?

     Ne devais-tu plutôt, quand les choses trompeuses
venaient de te porter ce premier coup, lever
ton esprit jusqu'à moi, qui lors ne trompais plus?

     À quoi sert-il d'attendre, avec du plomb aux ailes,
des déboires nouveaux, de quelque jeune fille
ou d'autres vanités dont le temps est si court?

     On trompe un jeune oiseau deux ou trois fois de suite:
mais à partir du jour qu'il a toutes les plumes,
il saura reconnaître et la flèche et les rets. »

     Pareil à ces enfants qui, muets et honteux,
restent à écouter et, le regard bien bas,
reconnaissent leur faute et en ont du remords,

     tel j'étais demeuré: « Si tu ressens, dit-elle,
tant de peine à m'entendre, allons, lève la barbe:
tu seras plus navré de m'avoir regardée. »

     Le chêne le plus fort fait moins de résistance
à l'heure où l'ouragan chez nous le déracine,
ou le vent de la terre où régnait Iarbas,

     que j'en fis, pour lever la tête à ses paroles;
et lorsqu'elle eut dit « barbe » au lieu de dire « tête »,
je sentis aussitôt la pointe envenimée.

     Mais dès que je levai ma face vers le haut,
je sentis d'un regard que les êtres premiers
avaient déjà cessé de parsemer des fleurs,

     et mes yeux, qui n'étaient pas encore assurés,
virent que Béatrice était alors tournée
vers la bête qui joint en elle deux natures.

     Elle, malgré son voile et malgré la distance,
surpassait d'aussi loin sa beauté de jadis,
que sa beauté, jadis, a surpassé les autres.

     Je sentis me piquer du repentir l'ortie
si fort, que les plaisirs qui m'avaient éloigné
le plus de mon amour m'étaient les plus odieux.

     Le remords me poignait si durement le cœur,
que je tombai pâmé; celle à qui je le dois
peut seule raconter ce qu'il advint de moi.

     Puis, lorsqu'un peu de force enfin revint au cœur,
cette dame apparut, que d'abord je vis seule
et qui dit, se penchant sur moi: « Serre-moi bien! »

     Elle m'avait plongé jusqu'au cou dans le fleuve
et s'avançait sur l'eau, me traînant après elle
aussi facilement qu'une simple nacelle.

     Quand j'arrivai tout près de la rive bénie,
j'ouïs l'Asperges me, chanté si doucement
qu'il m'en souvient à peine et je ne puis l'écrire.

     La belle dame alors me tendit ses deux bras,
me prenant par la tête, et me plongea sous l'onde,
si bien qu'il me fallut avaler de son eau.

     Puis elle m'en sortit et, bien que tout trempé,
me fit entrer en danse avec les quatre belles
et chacune à son tour me couvrit de son bras.

     « Nymphes dans cet endroit et dans le ciel étoiles,
avant que Béatrice au monde ne descende
on nous vint désigner pour lui servir d'esclaves.

     Nous allons te mener sous ses yeux; ces trois femmes
au regard plus profond aiguiseront le tien,
pour qu'il reçoive mieux son heureuse clarté. »

     Elles chantaient ainsi; puis elles me menèrent
au-devant du poitrail du griffon, où déjà
Béatrice tournait son visage vers nous.

     Elles dirent alors: « Ouvre bien grands les yeux!
Voici, nous t'avons mis devant les émeraudes
d'où l'Amour t'a déjà décoché de ses flèches! »

     Un millier de désirs plus brûlants que la flamme
attachèrent mes yeux aux yeux resplendissants
qui demeuraient toujours fixés sur le griffon.

     Et comme le miroir réfléchit le soleil,
tel le double animal rayonnait dans ces yeux
et montrait tour à tour l'une et l'autre nature.

     Lecteur, tu peux penser si j'étais étonné
de voir un tel objet, immobile en lui-même,
et dont, pourtant, l'image ainsi se transformait.

     Alors, tandis que plein de stupeur et de joie,
mon esprit savourait le céleste aliment
qui peut rassasier sans jamais fatiguer,

     soudain les autres trois s'avancèrent vers nous,
montrant par leur maintien leur plus grande noblesse
et dansant aux accords de leur céleste chant.

     « Tourne ton saint regard, tourne-le, Béatrice
(c'est ainsi que disait leur chant), vers ton fidèle
qui, pour te retrouver, fit un si long voyage!

     Fais-nous la grâce aussi de vouloir dévoiler
ton sourire pour lui, afin qu'il y contemple
la seconde beauté que tu gardes couverte! »

     Splendeur de l'éternelle et vivante lumière,
qui donc pâlit assez à l'ombre du Parnasse,
qui donc se soûle assez de l'eau de ta fontaine,

     pour qu'on ne pense pas qu'il a perdu l'esprit,
s'il prétend te montrer telle que tu parus,
à l'endroit où les chœurs du Ciel te font un cadre,

     lorsque tu découvris ton visage au grand jour?



CHANT XXXII
 

     J'avais si fortement appliqué mon regard
à calmer cette soif vieille de dix années,
que tous les autres sens m'avaient abandonné;

     outre que mes yeux même avaient des deux côtés
des murs de nonchaloir, tant ce sourire saint
les retenait lui seul dans ses rets de jadis;

     quand mon regard se vit tourné par ces déesses
soudain du côté gauche, et presque par la force,
quand je les entendis dire: « Tu fixes trop! »

     Et la difficulté de voir clair, qui persiste
après que le soleil nous donne dans les yeux,
fit que pour un instant je restai sans rien voir.

     Mais l'œil s'habituant avec moins de lumière
(je dis « moins », seulement par rapport à l'éclat
suprême dont je fus séparé par la force),

     je vis le groupe heureux qui venait d'esquisser
un demi-tour à droite et qui se retournait,
faisant face au soleil et aux sept candélabres.

     Comme sous les pavois qui lui font un rempart
tourne le bataillon avec son étendard,
avant que tous les rangs puissent changer de front,

     de même ces soldats du royaume céleste
qui venaient les premiers passèrent devant nous,
avant que le timon du char tournât à gauche.

     Les dames furent lors se placer près des roues
et le griffon tira la charge bienheureuse,
sans qu'un seul mouvement fît frissonner ses plumes.

     Celle qui m'avait fait traverser la rivière,
jointe à Stace et à moi, nous suivîmes la roue
qui traçait, en tournant, le petit arc de cercle.

     Traversant le haut bois déserté par la faute
de la femme qui fut trop crédule au serpent,
d'angéliques concerts nous mesuraient les pas.

     Une flèche en trois vols traverserait peut-être
la distance qu'à peine nous avions parcourue,
alors que de son char descendit Béatrice.

     Puis, j'entendis le chœur qui murmurait: « Adam! »
et tous vinrent au pied d'un arbre dont les branches
de feuilles et de fleurs se trouvaient dépouillées.

     Sa couronne, pourtant, s'évasait d'autant plus
qu'elle montait plus haut, et l'on admirerait
hautement sa grandeur dans la forêt des Indes.

     « Que tu peux être heureux, Griffon, toi dont le bec
n'arrache rien de l'arbre au goût si savoureux,
mais amer par la suite, et qui tord les entrailles! »

     Ainsi criaient, autour de cet arbre robuste,
tous les autres; alors l'animal deux fois né:
« C'est ainsi qu'on maintient la source de justice! »

     Retournant au timon qu'il venait de tirer,
il le mit près du pied de l'arbre dépouillé,
l'attachant à son tronc et l'y laissant enfin.

     Les plantes ici-bas, lorsque tombe sur elles
tout l'éclat du soleil et des rayons issus
du signe qui fait suite aux célestes Poissons,

     se gonflent sous la sève, et chacune reprend
ses anciennes couleurs, avant que le soleil
n'attelle ses coursiers sous un signe nouveau.

     Tel cet arbre reprit sa force et fut couvert
par des fleurs moins que rosé et plus que violette,
lui qui, l'instant d'avant, n'était que branches nues.

     Mais je n'ai pas compris, et l'on ignore ici
l'hymne qui fut chanté par ces gens à la suite,
et que je n'avais pas écouté jusqu'au bout.

     Si je savais conter comment s'était fermée
la paupière cruelle au conte de Syrinx,
celle qui dut payer chèrement sa veillée,

     je ferais comme un peintre imitant son modèle,
et je raconterais comment je m'endormis:
mais qui peut expliquer comment vient le sommeil?

     Je passerai donc vite à l'heure du réveil:
je dis qu'une blancheur vint déchirer le voile
du sommeil, et le cri: « Lève-toi! Que fais-tu? »

     Lors qu'ils furent conduits près des fleurs du pommier
qui fait avec ses fruits les délices des anges
et offre dans le ciel des noces éternelles,

     Pierre et Jacques et Jean, endormis tous les trois,
s'éveillèrent soudain, au bruit de la parole
qui sut vaincre jadis des sommeils plus profonds,

     et virent tout à coup leur collège réduit
d'une part de Moïse et d'autre part d'Élie,
et prendre un autre aspect l'étole de leur maître.

     Tel je revins à moi; et je vis se pencher
sur moi la bonne dame à qui je dois déjà
d'avoir conduit mes pas le long de la rivière.

     L'âme en suspens, je dis: « Où donc est Béatrice? »
« Regarde, elle est là-bas, sous les feuilles nouvelles;
tu peux la voir, dit-elle, assise auprès du tronc.

     Tu vois aussi le chœur qui fait cercle autour d'elle;
les autres vont là-haut, derrière le Griffon,
aux sons d'un autre chant, plus doux et plus profond. »

     Et si dans son discours elle en dit davantage,
je ne sais, car mes yeux ne voyaient plus que Celle
qui m'empêchait d'entendre ou de voir d'autres qu'elle.

     Seule, elle était restée assise sur le sol,
comme voulant monter la garde auprès du char
que je vis attacher par la Bête biforme.

     Les sept nymphes en cercle autour d'elle formaient
un chapitre, portant dans les mains ces flambeaux
qui restent à l'abri d'Aquilon et d'Auster.

     « Tu ne resteras pas longtemps dans ces forêts;
avec moi, tu seras à jamais citoyen
de cette Rome vraie où le Christ est Romain.

     Cependant, pour le bien du monde qui vit mal,
observe donc ce char; et tout ce que tu vois,
une fois de retour, conte-le par écrit! »

     Ainsi dit Béatrice; et moi, qui ne voulais
que me montrer soumis à ses commandements,
des yeux et de l'esprit j'obéis à ses ordres.

     Jamais feu n'a jailli des épaisses nuées
aussi rapidement, lorsque descend la pluie
des régions du ciel qui se trouvent plus haut,

     que j'ai vu lors piquer l'oiseau de Jupiter
tout le long de cet arbre, déchirant son écorce
aussi bien que les fleurs et les feuilles nouvelles.

     Et de toute sa force il fonça sur le char,
qui vacilla soudain, comme au vent le vaisseau
ballotté par les flots de bâbord à tribord.

     Après cela, je vis se glisser dans la caisse
par-derrière ce char de triomphe un renard
qui semblait ignorer la bonne nourriture;

     mais, en lui reprochant la laideur de ses fautes,
Béatrice le fit déguerpir aussi vite
que ses pieds décharnés semblaient le lui permettre.

     Et suivant le chemin qu'il avait pris d'abord,
sur la caisse du char je vis descendre l'aigle,
mais il y dut laisser une part de ses plumes.

     Aussitôt une voix comme d'un cœur en peine
parut sortir du Ciel et dire ces paroles:
« Que l'on t'a mal chargée, ô ma pauvre nacelle! »

     Je crus ensuite voir, juste entre les deux roues,
que la terre s'ouvrait, et je vis un dragon
en sortir et percer tout le char de sa queue;

     et, pareil au frelon qui retire son dard,
il ramenait vers lui la pointe envenimée,
avec un bout du fond, et s'en fut satisfait.

     Le reste fut couvert comme une terre grasse
qu'habille le gazon, par les plumes offertes
dans une bonne et sainte intention, sans doute,

     si bien que le timon et l'une et l'autre roue
furent entièrement noyés en moins de temps
que la bouche ne met à lâcher un soupir.

     De l'édifice saint transformé de la sorte
je vis surgir ensuite un peu partout des têtes,
trois au bout du timon et une à chaque coin.

     Les trois, comme les bœufs, s'affublaient de deux cornes;
le front des autres quatre en portait une seule,
et l'on n'aura jamais vu des monstres pareils.

     Tranquille comme un roc au sommet des montagnes,
je vis une putain assise sur ce monstre,
au maintien indécent et aux regards lascifs;

     et, comme pour veiller à ce qu'on ne la chasse,
auprès d'elle un géant semblait monter la garde
et tous les deux, parfois, échangeaient des baisers.

     Son regard dissolu s'étant posé sur moi
l'espace d'un instant, cet amant furieux
se mit à la frapper, des pieds jusqu'à la tête;

     puis, mû par la colère et les cruels soupçons,
il détacha le monstre et l'emmena si loin
au fond du bois, que seul celui-ci fit rempart

     entre moi, la putain et cette étrange bête.



CHANT XXXIII
 

     « Deux, venerunt gentes », commencèrent les dames,
chantant tantôt à trois, tantôt à quatre voix
et alternant en pleurs la douce psalmodie.

     Béatrice, pieuse et soupirant aussi,
semblait les écouter, tellement altérée
que l'on eût dit Marie à côté de la croix.

     Sitôt le chant fini, dès que les autres vierges
la laissèrent parler, elle leur répondit,
se dressant tout debout, rouge comme le feu:

     « Modicum et non videbitis me;
et iterum, vous dis-je, ô mes sœurs bien-aimées,
modicum et vos videbitis me. »

     Ensuite elle les mit toutes sept devant elle
et nous plaça d'un signe à sa suite, en partant,
le sage qui restait et la dame et moi-même.

     Elle se mit en marche; et je ne pense pas
qu'elle eut plus de dix fois touché du pied la terre,
que soudain son regard vint rencontrer le mien

     et, pleine de douceur: « Viens plus vite! dit-elle;
pour me bien écouter, si pendant notre marche
je voulais te parler, reste plus près de moi! »

     Lorsque je fus près d'elle, ainsi qu'il convenait,
elle me dit: « Pourquoi n'oses-tu pas, mon frère,
pendant que nous marchons, m'exposer tes problèmes? »

     Je me sentis alors comme ceux qui se trouvent
devant de plus grands qu'eux, lorsque, voulant parler,
leur voix n'arrive plus vivante jusqu'aux dents,

     et, trop intimidé, je lui dis d'une voix
étranglée à demi: « Ma dame, vous savez
quelle est mon indigence et ce qui lui convient. »

     Elle me dit: « Je veux que désormais tes craintes
et ta timidité soient à jamais bannies:
cesse donc de parler comme un homme qui dort!

     Il fut, mais il n'est plus, ce char que le dragon
brisait; que les fauteurs le sachent cependant,
la vengeance de Dieu n'a pas peur de la soupe.

     Il ne restera pas toujours sans héritier,
l'aigle qui dut laisser ses plumes sur le char,
le transformant en monstre et ensuite en rapine,

     car je vois clairement (c'est pourquoi je l'annonce)
des astres s'approcher, libres de toute entrave
et de tout autre obstacle, et préparer le temps

     où Cinq Cent Dix et Cinq, envoyé sur la terre
par Dieu, viendra pour mettre à mort la courtisane,
ainsi que le géant qui fornique avec elle.

     Sans doute, mon récit te semble plus obscur
que Thémis et le Sphinx, et ne te convainc pas,
parce que, tout comme eux, il blesse l'intellect;

     mais les événements seront les Laïades
qui fourniront la clef de cette énigme ardue,
sans qu'en doivent souffrir les moissons ou les bêtes.

     Toi, retiens tout ceci; telles que je les dis,
ces paroles, dis-les à ceux qui là-bas vivent
ce qu'ils croient vie, et n'est qu'une course à la mort.

     Quand tu raconteras ceci, rappelle-toi,
ne dissimule pas le pitoyable état
où tu vis l'arbrisseau par deux fois saccagé.

     Quiconque le dépouille ou lui fait du dégât
est coupable envers Dieu d'offense et de blasphème,
puisque, s'il l'a fait saint, c'est pour son seul usage.

     Et pour l'avoir touché, la première des âmes
implora cinq mille ans et plus, parmi les peines,
Celui qui vint venger la morsure en lui-même.

     Et ton esprit s'endort, s'il ne veut pas comprendre
que, si la plante est haute et s'évase au sommet,
ce n'est pas un hasard, mais un dessein du Ciel.

     Et si de vains pensers n'avaient été pour toi
comme les eaux de l'Else, et pareils à Pyrame
noircissant le mûrier, chacun de tes plaisirs,

     rien qu'à considérer toutes ces circonstances
sans doute verrais-tu dans l'interdit de l'arbre
la justice de Dieu qui s'applique au moral.

     Je remarque pourtant que ton intelligence
s'est transformée en roc si noir et si compact,
que l'éclat de mon dire a l'air de t'éblouir.

     Il te le faut porter en toi, sinon écrit,
du moins représenté, de la même manière
que porte un pèlerin le bourdon ceint de palmes. »

     Je dis: « Comme la cire où l'on a mis le sceau
ne change plus jamais l'empreinte qu'on lui donne,
mon cerveau maintenant reste marqué par vous.

     Mais pourquoi vos propos longuement désirés
s'envolent-ils si haut au-dessus de ma vue,
que plus je fais d'efforts, et moins je les atteins? »

     « Pour mieux te rappeler, dit-elle, cette école
dont tu sais les leçons, et mieux te faire voir
que son enseignement ne suit pas ma parole;

     que tu saches aussi que du chemin de Dieu
au vôtre, la distance est plus grande que celle
qui s'étend de la terre à la plus haute sphère. »

     Je répondis alors: « Je ne me souviens pas
d'avoir jamais pensé de façon différente,
et je ne me sens pas remordre la conscience. »

     « Mais si tu ne peux pas en avoir souvenir,
dit-elle en souriant, tu dois te rappeler
que tu viens de goûter les ondes du Léthé;

     et si par la fumée on devine le feu,
cet oubli montre assez que tu commis la faute
d'avoir voulu porter ton appétit ailleurs.

     Dorénavant, pourtant, je n'envelopperai
de voiles mes propos, qu'autant qu'il conviendra
pour que ta courte vue y puisse pénétrer. »

     Cependant, plus brillant, d'une marche plus lente,
le soleil occupait le cercle de midi,
qui selon les endroits peut varier sa place,

     quand, comme un éclaireur qui va devant la troupe
s'arrête, s'il découvre ou simplement soupçonne
quelque chose d'étrange en chemin, les sept dames

     s'arrêtèrent au bord d'une petite ombrée,
comme les frais ruisseaux en forment dans les Alpes
sous le feuillage vert et sous les noirs rameaux.

     Au-devant j'ai cru voir le Tigre avec l'Euphrate
qui sortaient tous les deux d'une même fontaine
et comme deux amis se quittaient à regret.

     « Ô toi, gloire et splendeur de notre race humaine,
quel est donc ce ruisseau qui se divise ici
d'un seul commencement, s'éloignant de lui-même? »

     J'obtins comme réponse à cette question:
« Demande à Matelda qu'elle t'explique! » Alors,
comme celle qui cherche à se justifier,

     la belle dame dit: « Il s'était fait déjà
expliquer ce détail, avec d'autres encore
que les eaux du Léthé ne peuvent effacer. »

     « Peut-être un soin plus grand, répondit Béatrice,
qui semble quelquefois nous priver de mémoire,
obscurcit le regard de son intelligence.

     Mais voici l'Eunoé, qui coule par là-bas:
conduis-le vers ses eaux et, selon l'habitude
que tu connais, rends-lui sa vertu défaillante! »

     Et comme un cœur bien né qui, sans chercher d'excuse,
fait son propre désir du désir du prochain
sitôt qu'il s'est traduit par un signe quelconque,

     telle la belle dame, ayant saisi ma main,
se mit en marche et dit, en se tournant vers Stace
d'un geste gracieux: « Viens, accompagne-le! »

     Lecteur, si je pouvais disposer de l'espace,
je dirais quelques mots pour chanter ce breuvage
dont je ne me serais jamais rassasié.

     Mais puisque les feuillets que j'avais consacrés
à ce second cantique ont été tous remplis,
le frein de l'art me dit que je dois m'arrêter.

     Ensuite je revins de cette onde sacrée,
régénéré, pareil à la plante nouvelle
qu'un feuillage nouveau vient de renouveler,

     pur enfin, et tout prêt à monter aux étoiles.


[ Explicit secunda pars Comedie Dantis Alagherii
in qua tractatum est de Purgatorio
]




PARADIS
 
 
 
CHANT I
 

     La gloire de Celui qui met le monde en branle
remplit tout l'univers, mais son éclat est tel
qu'il resplendit plus fort ou moins, selon les lieux.

     Je montai jusqu'au ciel qui prend de sa splendeur
la plus grande partie, et j'ai connu des choses
qu'on ne peut ni sait dire en rentrant de là-haut,

     car en se rapprochant de l'objet de ses vœux
l'intelligence y court et s'avance si loin
qu'on ne saurait la suivre avec notre mémoire.

     Mais tout ce que j'ai vu pendant ce saint voyage,
tout ce que j'ai pu mettre au trésor de l'esprit
servira maintenant de matière à mon chant.

     Rends-moi, doux Apollon, pour ce dernier labeur
un vase bien rempli de ta propre vertu,
que je sois digne enfin de ton laurier aimé.

     J'ai pu me contenter jusqu'à présent d'un seul
des sommets du Parnasse: il me faut maintenant
monter sur tous les deux, pour ce dernier parcours.

     Pénètre dans mon sein, partage-moi ton souffle,
comme au jour d'autrefois où ton chant eut le don
de tirer Marsyas du fourreau de ses membres!

     Ô divine vertu, livre-toi, que je puisse
raconter pour le moins l'ombre du règne heureux,
tel que je l'emportai gravé dans ma mémoire;

     tu me verras monter vers l'arbre bien-aimé
et faire couronner mon front de son feuillage,
le thème et ton concours m'en ayant rendu digne.

     Nous pouvons le cueillir si peu souvent, ô père,
pour fêter d'un César, d'un poète la gloire
(c'est là des passions l'opprobre et la rançon),

     que l'arbre pénéen et ses feuilles devraient
inonder de plaisir le cœur du dieu de Delphes,
chaque fois que nous point le soin de les gagner.

     La petite étincelle allume le grand feu;
et peut-être quelqu'un, d'une voix plus habile,
va prier après moi, pour que Cyrrha réponde.

     L'astre du jour se lève aux regards des mortels
sur plus d'un horizon; mais il en est un seul
auquel on voit trois croix sortant des quatre cercles,

     où son éclat reluit sous de meilleurs auspices,
suivant un cours meilleur, qui dispose et modèle
plus à sa volonté la matière du monde.

     C'est à peu près ce point qui, faisant là le jour,
portait chez nous la nuit; et dans cet hémisphère
tout s'habillait de blanc, et de noir dans le nôtre,

     quand je vis qu'ayant fait un demi-tour à gauche
Béatrice rivait son regard au soleil,
bien plus intensément que ne le peut un aigle.

     Comme l'on voit jaillir d'un rayon de lumière
un rayon réfléchi qui monte vers le haut,
semblable au pèlerin qui retourne chez lui,

     de même, mon maintien reproduisant le sien,
tel que dans mon esprit il entrait par la vue,
je fixai le soleil d'un regard plus qu'humain.

     Bien des choses, là-haut, qui ne sont pas permises
à notre faculté, deviennent naturelles
par la vertu du lieu conçu pour notre bien.

     J'en souffrais mal l'aspect, mais assez cependant
pour voir étinceler les éclats qu'il jetait
comme le fer ardent qu'on sort de la fournaise.

     On eût dit que le jour multipliait le jour,
comme si tout à coup Celui qui peut tout faire
avait mis sur le ciel deux soleils à la fois.

     Béatrice restait tout entière attachée
par son regard intense aux sphères éternelles,
et moi, l'en détachant, je le posais sur elle

     et en la contemplant je devins en moi-même
tel que devint Glaucus, lorsqu'il eut goûté l'herbe
qui le rendait égal aux autres dieux des mers.

     Traduire per verba cette métamorphose
ne serait pas possible; et l'exemple doit seul
suffire à qui la grâce un jour l'enseignera.

     Amour, toi qui régis le ciel et qui m'as fait
monter par ton effet, tu sais s'il me restait
autre chose de moi, que le don de la fin.

     Lorsque la sphère enfin qui se meut le plus vite
par le désir de toi, rappela mon regard
avec tous ses accords que tu conduis et règles,

     j'y vis incendier de si vastes surfaces
par le feu du soleil, qu'il n'est pas de déluge
ou de fleuve qui pût faire un lac aussi grand.

     Ces accents surprenants, cette immense splendeur
m'enflammaient du désir de connaître leur cause,
tel que jamais avant je n'en eus de plus vif;

     et elle, qui voyait en moi comme moi-même,
pour apaiser la soif de l'âme, ouvrit la bouche
plus vite encor que moi pour le lui demander

     et elle commença: « Tu t'étourdis tout seul
par des pensers trompeurs, qui t'empêchent de voir
ce qui serait très clair, si tu t'en secouais.

     Tu n'es pas sur la terre, ainsi que tu supposes;
mais l'éclair qui descend du lieu de sa demeure
est moins prompt à le fuir, que toi tu n'y reviens. »

     Si je me vis alors libre du premier doute,
par ces propos si brefs, dits avec un sourire,
un autre embarrassait davantage l'esprit.

     « De mon étonnement, lui dis-je, je reviens.
Me voici satisfait; mais ma surprise est grande,
de me voir traverser ces éléments légers. »

     Elle poussa d'abord un soupir de pitié,
me regardant ensuite avec l'expression
de la mère veillant sur son fils qui délire,

     puis elle me parla: « Tous les objets du monde
ont un ordre commun: et cet ordre est la forme
qui fait de l'univers une image de Dieu.

     Les êtres de là-haut y retrouvent l'empreinte
du pouvoir éternel, qui fait la fin suprême
où tend la loi de tous, dont je viens de parler.

     Bien que tous les objets qui sont dans la nature
dépendent de ces lois, la façon en diffère
selon qu'ils sont plus loin ou plus près de leur source.

     Ils naviguent ainsi vers des ports différents
sur l'océan de l'être, et chacun d'eux possède
un instinct qui le guide et dont on lui fit don.

     C'est lui qui fait monter le feu jusqu'à la lune;
c'est lui, du cœur mortel le premier des moteurs;
c'est lui qui tient ensemble et compose la terre;

     c'est lui qui, comme un arc, lance dans l'existence
avec tous les objets privés d'intelligence
tous les êtres doués d'intellect et d'amour.

     La Providence donc, qui gouverne le monde,
porte par son éclat le repos éternel
aux cieux au sein desquels roule le plus rapide;

     et c'est là maintenant, comme à l'endroit prévu,
que nous sommes lancés par la force de l'arc
qui tire droit au but les flèches qu'il décoche.

     Il est vrai cependant que, comme bien souvent
la forme reste sourde aux propos de l'artiste,
qui ne peut pas plier la matière à ses fins,

     de même l'être peut s'écarter quelquefois
du cours ainsi tracé, puisqu'il a le pouvoir,
tout en étant guidé, de s'incliner ailleurs

     (comme au lieu de monter, le feu tombe des nues),
si l'on vient dévier l'impulsion première
par quelque faux plaisir qui pousse vers le sol.

     Si tu comprends cela, le fait qu'ainsi tu montes
n'est pas plus étonnant que le cours d'un ruisseau
qui descend des sommets au creux d'une vallée.

     Le surprenant serait que, libre des entraves,
tu puisses demeurer prisonnier de la terre,
ou que l'on puisse voir une flamme immobile. »

     Ensuite elle tourna son regard vers les sphères.



CHANT II
 

     Ô vous, qui naviguez dans vos petites barques,
désireux de m'entendre, et suivez à la trace
la route de ma nef qui s'avance en chantant,

     retournez maintenant auprès de vos rivages;
ne vous hasardez pas au large, car peut-être,
resterez-vous perdus, si vous vous écartez!

     Personne n'a suivi la route que je prends;
Minerve tend ma voile et Apollon me guide,
et ce sont les neuf sœurs qui me montrent les Ourses.

     Et vous, le petit chœur de ceux qui de bonne heure
avez tendu le cou vers le pain angélique
dont on vit ici-bas sans se rassasier,

     envoyez hardiment vos nefs en haute mer,
mais en prenant bien soin de suivre mon sillage,
tant que sur l'eau mouvante il n'est pas effacé.

     Les héros qui jadis abordaient en Colchide
furent moins étonnés que vous ne le serez,
lorsqu'ils virent Jason devenu laboureur.

     La soif perpétuelle, innée au cœur de l'homme,
du royaume construit selon Dieu, nous portait
aussi rapidement que le cours des étoiles.

     Béatrice fixait le ciel, moi Béatrice;
et le temps plus ou moins que mettrait un carreau
à quitter l'arbalète et à frapper le but,

     je parvins en un point dont l'éclat merveilleux
me donnait dans les yeux; à l'instant cette dame,
qui connaissait toujours le fond de ma pensée,

     se retourna vers moi, belle autant que joyeuse:
« Élève ton esprit et rends grâces à Dieu,
qui nous fait arriver à la première étoile! »

     Un nuage parut nous revêtir alors,
épais et rutilant, éblouissant et dru,
pareil au diamant où le soleil se baigne.

     Cet éternel joyau nous reçut dans son sein,
comme l'onde reçoit un rayon de lumière
restant en même temps parfaitement unie.

     Si j'étais corps (sur terre on ne saurait comprendre
qu'un espace tolère un autre espace en soi,
ce qui doit advenir, si deux corps se pénètrent),

     il devait s'enflammer d'un plus ardent désir
de contempler l'essence en laquelle l'on voit
comment notre nature est confondue en Dieu;

     et nous verrons là-haut ce qu'ici nous croyons
sans qu'on l'ait démontré, mais qui s'offre à l'esprit,
de même que l'on croit aux principes premiers.

     Je répondis: « Ma dame, aussi dévotement
qu'il est en mon pouvoir, je rends grâce à Celui
qui me sépare ainsi du monde des mortels.

     Dites-moi cependant, que sont ces taches sombres
que l'on voit sur ce corps et qui là-bas, sur terre,
ont fait croire à la fable où l'on nomme Caïn? »

     Elle sourit un peu, puis dit: « Si des mortels
le raisonnement court vers l'erreur, chaque fois
qu'il ne peut se servir de la clef des cinq sens,

     par contre, désormais la pointe des surprises
doit s'émousser pour toi: tu vois que la raison
que desservent les sens a les ailes trop courtes.

     Mais fais-moi voir d'abord comment tu te l'expliques! »
« Les aspects différents que l'on y trouve, dis-je,
sont l'effet, à mon sens, des corps plus ou moins denses. »

     Elle dit: « Tu verras que ton opinion
a sombré dans l'erreur, si tu suis avec soin
mon exposition des arguments contraires.

     Dans la huitième sphère on observe un grand nombre
d'astres, dont on voit bien que, pour la qualité
comme pour la grandeur, l'aspect est différent.

     Si le rare ou le dense en étaient seuls la cause,
on trouverait en tous une seule vertu,
plus dans l'un, moins dans l'autre, ou bien pareillement.

     Mais nécessairement des vertus différentes
de principes formels différents font la preuve;
dans ton raisonnement il n'en subsiste qu'un.

     Or, si la densité fut la cause des taches
que tu veux t'expliquer, il s'ensuit que cet astre
serait de part en part privé de sa matière;

     ou bien, comme ces corps où l'on trouve à la fois
le gras avec le maigre, ce serait un volume
formé, selon l'endroit, de plus ou moins de feuilles.

     Si le premier était, il serait manifeste
dans les éclipses: lors, les rayons du soleil
traverseraient l'espace ainsi raréfié.

     Il n'en est pas ainsi: voyons donc l'autre cas;
et si je peux prouver qu'il n'est pas mieux fondé,
il en résultera que tes raisons sont fausses.

     Puisque le clairsemé ne forme pas un trou,
il s'ensuit qu'il existe un point où son contraire
finit par l'empêcher de s'enfoncer plus loin

     et repousse à son tour les rayons du soleil,
tout comme le cristal réfléchit les couleurs,
lorsqu'on l'a fait doubler d'une couche de plomb.

     Tu pourrais répliquer que, si certains rayons
se montrent plus obscurs que ceux venant d'ailleurs,
c'est parce que leur source était plus reculée.

     Si tu veux l'éprouver, la simple expérience
pourra facilement éliminer tes doutes,
elle, qui sert de source au fleuve de vos arts.

     Ayant pris trois miroirs, à la même distance
de toi, places-en deux; et que ton œil retrouve
entre ces deux premiers le dernier, mais plus loin.

     Puis tourne-toi vers eux et mets derrière toi
un flambeau, prenant soin que les miroirs reçoivent
et te rendent aussi tous les trois sa lueur.

     L'image qui viendra de plus loin paraîtra
plus petite, sans doute, à l'égard des deux autres;
tu verras cependant qu'elle a le même éclat.

     Or, comme sous le coup des rayons de chaleur
le terrain reste à nu, dégagé de la neige,
libre de sa couleur et de son froid premier,

     telle reste à présent ta propre intelligence;
je m'en vais l'informer de si vives lumières,
qu'elles te paraîtront des gerbes d'étincelles.

     Là-haut, au sein du ciel de la divine paix,
tourne autour de lui-même un corps dont la vertu
donne l'être et la vie à tout ce qu'il contient,

     Le ciel qui vient ensuite et contient tant d'étoiles
répartit ce même être en diverses essences
différentes de lui, mais en lui contenues.

     Les sphères d'au-dessous, chacune à sa manière,
disposent à leur tour ces germes différents
suivant leur origine et leur finalité.

     Comme tu vois déjà, ces organes du monde
descendent de la sorte et changent de degré,
recevant de plus haut et agissant plus bas.

     Observe maintenant comme je me dirige
par ce moyen au vrai que tu prétends connaître:
ensuite, tu sauras passer tout seul le gué.

     Comme l'art du marteau dépend du forgeron,
le cours et la vertu de ces sphères célestes
s'inspirent à leur tour des moteurs bienheureux;

     et le ciel qu'embellit la ronde des flambeaux
imite ainsi l'image et devient comme un sceau
de ce savoir profond qui le fait se mouvoir.

     Et de même que l'âme, au fond de vos poussières,
par des membres divers et spécialisés
développe et produit des forces différentes,

     l'intelligence aussi produit et développe
des dons multipliés par toutes les étoiles,
et reste en même temps une seule et la même.

     Différentes vertus diversement s'allient
avec le corps céleste animé par leurs soins,
se fondant avec lui comme avec vous la vie.

     Et la nature heureuse où se tient son principe
fait briller dans le corps la vertu composite,
comme luit le bonheur dans le regard vivant.

     De là la différence entre un aspect et l'autre,
qui ne dépendent pas du plus dense ou plus rare:
ce principe formel est celui qui produit,

     selon sa qualité, le clair ou le confus. »



CHANT III
 

     Ce soleil dont l'amour brûlait jadis mon cœur
m'avait ainsi montré par le pour et le contre
le visage enchanteur des belles vérités;

     et moi, pour confesser que j'étais convaincu
et tiré de l'erreur, ainsi qu'il convenait,
je redressai la tête et voulus lui parler;

     mais une vision m'apparut, qui soudain
s'empara de l'esprit, d'une telle manière
que de me confesser je n'avais plus mémoire.

     Comme dans le cristal transparent et poli
ou dans l'onde immobile et claire comme lui,
mais dont la profondeur ne cache point le fond,

     le visage et les traits se laissent refléter
si confus et si flous, que sur un front de neige
on distinguerait mieux la blancheur d'une perle,

     tels, prêts à me parler, j'aperçus des visages,
ce qui me fit tomber dans une erreur contraire
à l'erreur de cet homme amoureux des fontaines.

     Vivement, aussitôt que je les aperçus,
croyant que leur image était un pur reflet,
je tournai le regard, voulant chercher sa source;

     mais n'ayant rien trouvé, je reportai les yeux
droit dans ce même éclat qui brûlait, souriant,
dans le regard sacré de ma très douce guide.

     « Ne sois pas étonné, si tu me vois sourire:
ton penser enfantin, dit-elle, en est la cause;
ton pied n'a pas trouvé le sol de vérité

     et naturellement tu reviens les mains vides:
ceux que tu vois là-bas sont des substances vraies,
que l'on relègue ici pour manquement aux vœux.

     Parle-leur, si tu veux, écoute-les, crois-les,
car la splendeur du vrai qui fait toute leur joie
les oblige à rester à jamais dans ses voies. »

     Je dirigeai mes pas vers l'ombre qui semblait
avoir de me parler plus envie, et lui dis,
comme celui qu'émeut le désir de savoir:

     « Esprit bien conformé, qui ressens aux rayons
de la vie éternelle une douceur si grande,
qu'on ne la conçoit pas sans l'avoir éprouvée,

     tu me ferais plaisir, si tu voulais me dire
le nom que tu portais et votre sort d'ici. »
Elle, les yeux rieurs, répondit aussitôt:

     « Ici la charité ne refuse la porte
à nul juste désir, obéissant à l'Autre,
qui veut que dans sa cour tout lui soit ressemblant.

     J'ai vécu vierge et nonne au monde de là-bas;
et si ton souvenir se regarde en lui-même,
ma nouvelle beauté ne peut pas me cacher,

     et tu reconnaîtras que je suis Piccarda
qui, placée en ces lieux avec les bienheureux,
demeure heureusement dans la plus lente sphère.

     Ici, nos sentiments, qu'embrase seulement
le souci souverain de plaire au Saint-Esprit,
tirent tout leur bonheur de leur soumission;

     et ce sort, que la terre admire avec envie,
nous est fait en ce lieu pour avoir négligé,
mal accompli parfois, ou déserté nos vœux. »

     « Dans l'admirable aspect que je contemple en vous
brille je ne sais quoi de divin, répondis-je,
qui transforme les traits que j'ai d'abord connus;

     et c'est pourquoi je fus si lent à te connaître:
mais ce que tu me dis me remet sur la voie,
et il m'est plus aisé de me ressouvenir.

     Mais dis-moi cependant, tout en étant heureux,
ne désirez-vous pas un lieu plus éminent,
soit pour mieux contempler ou pour être plus près? »

     Elle sourit d'abord, avec les autres ombres,
un peu, puis répondit avec tant d'allégresse
qu'elle semblait brûler du premier feu d'amour:

     « Frère, la charité apaise pour toujours
tous nos autres désirs, et nous ne souhaitons
que ce que nous avons, sans connaître autre soif.

     Si jamais nous rêvions d'être placés plus haut,
notre désir serait différent du vouloir
de Celui qui nous mit à la place où nous sommes;

     tu verras que cela ne serait pas possible;
dans cet orbe, obéir à l'amour est necesse:
et tu sais bien quelle est de l'amour la nature;

     car pour cet esse heureux il est essentiel
de borner nos désirs aux volontés divines,
puisque nos volontés ne font qu'un avec elles.

     Le fait d'être placés, à travers tout ce règne,
sur plus d'un échelon, est agréable au règne
ainsi qu'au Roi qui veut qu'on veuille comme lui.

     C'est dans sa volonté qu'est tout notre repos;
c'est elle, cette mer où vont tous les objets,
ceux qu'elle a faits et ceux qu'a produits la nature. »

     Je compris clairement comment le Paradis
est partout dans le ciel, quoique du Bien suprême
n'y pleuve pas partout également la grâce.

     Mais il advient parfois qu'ayant assez d'un mets,
tandis que l'appétit d'un autre dure encore,
on rend grâce pour l'un et on demande l'autre.

     Je fis pareillement de geste et de parole,
car je voulais savoir quelle était cette toile
que n'avait pas fini de tisser sa navette.

     « Des mérites sans pair, une parfaite vie,
dit-elle, ont mis plus haut la femme dont la loi
dans le monde régit ce voile et cet habit,

     qui font qu'on veille et dort jusqu'au jour de la mort
aux côtés de l'Époux satisfait de ces vœux
qu'appellent à la fois son désir et l'amour.

     Jeune encore, j'ai fui le monde pour la suivre,
et je vins me cacher sous son habit sacré,
promettant de garder les chemins de son ordre.

     Mais des hommes bientôt, plus faits au mal qu'au bien,
sont venus me ravir à ma douce clôture,
et Dieu sait quelle fut depuis ce jour ma vie!

     Vois cette autre splendeur qui se montre à tes yeux
à ma droite, où paraît venir se refléter
tout l'éclat lumineux de la sphère où nous sommes:

     ce que j'ai dit de moi convient pour elle aussi;
elle était au couvent et d'autres hommes vinrent
l'arracher à l'abri du bandeau consacré.

     Ayant été rendue au monde de la sorte,
contre son propre gré, contre les bons usages,
son âme malgré tout resta fidèle au voile.

     Cet éclat est celui de la grande Constance
qui, depuis, du second ouragan de Souabe
engendra la troisième et dernière tourmente. »

     Elle me dit ces mots et puis, ayant parlé,
elle s'évanouit en chantant un Ave,
comme un corps lourd qui roule au fond d'une eau sans fin.

     Mon regard la suivit aussi loin que je pus
l'apercevoir encore, et lorsqu'il la perdit,
il revint à l'objet de son plus grand désir,

     se fixant à nouveau sur Béatrice seule;
mais elle scintilla tout d'abord dans mes yeux
si fort, que je ne pus en supporter la vue,

     et je fus moins pressé de la questionner.



CHANT IV
 

     Choisir entre deux mets également distants
et excitants serait, si le choix était libre,
mourir de faim avant de toucher à l'un d'eux.

     Ainsi, l'agneau devrait sentir deux fois la peur
de deux loups carnassiers qui s'avancent vers lui;
ainsi, le chien devrait rester entre deux daims.

     Si donc je me taisais, c'était bien malgré moi,
suspendu que j'étais au milieu de mes doutes,
et je n'en méritais ni blâme ni louanges.

     Je me taisais; pourtant mon désir se montrait
comme peint au visage, avec mes questions,
beaucoup plus vivement que par un vrai discours.

     Béatrice imita ce que fit Daniel
lorsqu'il tranquillisa Nabuchodonosor
que sa rage rendait injustement cruel.

     Elle dit: « Je vois bien qu'un désir te tourmente,
en s'opposant à l'autre, en sorte que ton soin
s'embarrasse en lui-même et ne peut s'exprimer.

     Si persiste, dis-tu, la bonne intention,
comment la volonté violente des autres
pourrait-elle amoindrir l'éclat de nos mérites?

     Tu trouves, d'autre part, des raisons de douter
du retour supposé des âmes aux étoiles,
si nous nous en tenons aux dires de Platon.

     Voici les questions qui sur ta volonté
pressent également; et pour cette raison
je traiterai d'abord de la plus venimeuse.

     Celui des séraphins qui voit Dieu de plus près,
Moïse et Samuel et celui des deux Jean
que tu préféreras, aussi bien que Marie

     ne font pas leur séjour dans un ciel différent
de celui des esprits que tu vis tout à l'heure,
et leur être n'aura ni plus ni moins d'années;

     ils embellissent tous la première des sphères,
quoique leur douce vie y coule en sens divers,
selon qu'ils sentent plus ou moins l'esprit divin.

     Si. tu les vois ici, ce n'est pas que cet orbe
leur soit prédestiné, mais comme témoignage
de ce céleste état qui se trouve plus haut.

     C'est ainsi qu'il convient de parler à l'esprit
de l'homme, qui n'apprend qu'à l'aide de ses sens
ce qu'ensuite il transforme en biens de l'intellect.

     C'est pourquoi l'Écriture accepta de descendre
jusqu'à vos facultés, attribuant à Dieu
des jambes et des mains, qu'elle entend autrement,

     et que la sainte Église a fait représenter
Gabriel et Michel sous un aspect humain,
et ce troisième aussi, guérisseur de Tobie.

     Quant à ce qu'au sujet des âmes dit Timée,
cela n'est pas d'accord avec ce que tu vois,
admettant qu'il le faut prendre au pied de la lettre.

     S'il y dit que l'esprit retourne à son étoile,
c'est qu'il croit qu'elle en fut autrefois détachée,
quand la nature eh fit la forme de son corps.

     Peut-être sa pensée est-elle différente
de ce que dit sa phrase, et son intention
pourrait bien mériter mieux qu'une raillerie.

     Si par ce qui retourne à l'étoile il entend
le blâme ou bien l'honneur de sa propre influence,
il se peut que son trait frappe assez près du but.

     On sait que ce concept mal compris a fait naître
jadis l'égarement de presque tout un monde
qui révérait Mercure et Mars et Jupiter.

     Quant au doute second qui te préoccupait,
il a moins de venin, car sa malignité
ne lui suffirait pas pour t'éloigner de moi.

     Parfois notre justice, en effet, semble injuste
aux regards des mortels, mais c'est un argument
qui sert la foi plutôt que l'hérésie impie.

     Et comme il est possible à votre entendement
de pénétrer au cœur de cette vérité,
je vais te contenter au gré de ton désir.

     Dans toute violence où celui qui la souffre
contre son oppresseur n'a pas fait résistance,
les âmes n'ont pas eu d'excuse suffisante,

     car on n'étouffe pas un vouloir qui résiste,
mais, pareil à la flamme, il redresse la tête,
même si mille fois l'abat un dur effort.

     S'il finit par céder, que ce soit plus ou moins,
il suit la violence: et celles-ci l'ont fait,
qui pouvaient retourner au refuge sacré.

     Car, si leur volonté fût demeurée entière,
telle que l'eut toujours saint Laurent sur le gril,
ou comme Mucius ennemi de sa main,

     elle les aurait fait revenir, sitôt libres,
par le même chemin qu'on les forçait à prendre;
mais on ne trouve plus de telles volontés.

     Si tu pénètres donc le sens de mon discours,
il devrait te suffire à supprimer l'erreur
qui pouvait, malgré tout, t'inquiéter souvent.

     Mais voici maintenant qu'un écueil différent
se présente à l'esprit, et tel que, par toi-même,
tu te fatiguerais avant de l'éviter.

     J'ai mis dans ton esprit comme une certitude
qu'une âme bienheureuse est du suprême Vrai
la voisine éternelle, et ne saurait mentir;

     mais tu viens d'écouter Piccarda qui disait
que Constance a toujours gardé l'amour du voile:
il semble qu'en cela nous nous contredisons.

     Frère, il est arrivé souvent dans le passé
que, pour fuir le danger, on fît, bien malgré soi,
des choses qu'autrement on ne voudrait pas faire:

     témoin cet Alcméon qui, prié par son père
de mettre à mort sa mère, avait obtempéré,
devenant criminel pour être obéissant.

     Or, dans un cas pareil, je veux que tu comprennes
comment, la volonté se pliant à la force,
l'offense qui s'ensuit devient impardonnable.

     Le vouloir absolu n'admet pas le péché;
et s'il a transigé, c'est parce qu'il craignait
que son abstention n'augmente son malheur.

     Ainsi, quand Piccarda s'exprimait de la sorte,
elle se référait au vouloir absolu,
moi, je pensais à l'autre, et les deux disions vrai. »

     Tels étaient lors les flots de la sainte rivière
qui jaillissaient du puits d'où sourd la vérité,
apaisant à la fois l'un et l'autre désir.

     « Vous, du premier amant l'amour, lui répondis-je,
dont le discours m'inonde et réchauffe mon cœur,
si bien qu'il me ranime un peu plus chaque fois,

     toute ma gratitude est trop insuffisante
pour rendre aux grâces grâce: ainsi donc, que Celui
qui voit et qui peut tout réponde ici pour moi.

     Oui, j'ai bien remarqué que notre intelligence
n'est jamais satisfaite, en l'absence du vrai
hors duquel on ne trouve aucune vérité.

     Elle y va reposer comme la bête au gîte
dès qu'elle l'a rejoint; et elle peut l'atteindre,
sinon, tous les désirs seraient pour nous en vain.

     Car ce sont eux qui font, comme une pousse, naître
le doute au pied du vrai; la nature elle-même
monte de butte en butte et nous mène au sommet.

     Et c'est ce qui m'engage et ce qui me rassure
pour demander, ma dame, avec tout le respect,
une autre vérité qui demeure confuse.

     J'aimerais bien savoir si l'on peut satisfaire
aux vœux abandonnés, au moyen d'autres biens
qui ne soient pas mesquins, pesés dans vos balances. »

     Béatrice posa sur moi ses yeux remplis
d'étincelles d'amour, d'un regard si divin
que mon pouvoir vaincu ne put le soutenir

     et, baissant le regard, je faillis défaillir.



CHANT V
 

     « Si je flambe à tes yeux dans le feu de l'amour,
plus fort qu'on ne saurait le concevoir sur terre,
au point que de tes yeux j'offusque le pouvoir,

     n'en sois pas étonné: cela vient de la vue
parfaite qui, sitôt qu'elle aperçoit le bien,
sans perdre un seul instant se dirige vers lui.

     J'observe cependant que ton intelligence
fait déjà resplendir la lumière éternelle,
qui donne de l'amour aussitôt qu'on la voit;

     et si d'autres objets séduisent votre cœur,
c'est que vous y trouvez les résidus informes
de cet unique amour, brillant en transparence.

     Tu veux savoir de moi si par d'autres services,
malgré des vœux manques, on pourrait obtenir
lors du dernier procès l'assurance de l'âme. »

     C'est de cette façon que commença ce chant
Béatrice; après quoi, poursuivant son discours,
elle développa son saint raisonnement:

     « La plus chère vertu que Dieu dans sa largesse
mit dans sa créature et qui répond le mieux
à sa propre bonté, la plus douce à ses yeux,

     ce fut la liberté de ses décisions,
dont les êtres doués d'intelligence, eux seuls,
furent alors pourvus et le sont depuis lors.

     Or, en y pensant mieux, tu comprendras sans doute
l'importance d'un vœu, s'il fut fait de façon
que Dieu consente aussi, quand tu consens toi-même,

     puisque l'homme, en signant ce contrat avec Dieu,
spontanément s'engage à lui sacrifier
ce trésor précieux dont j'ai dit l'intérêt.

     Partant, que pourrait-on proposer en échange?
Si tu crois que tes dons servent à cet usage,
c'est d'un bien mal acquis vouloir de bons effets.

     Te voilà rassuré sur ce point capital;
pourtant, comme l'Église en donne des dispenses
qui semblent infirmer ce que je viens de dire,

     il ne faut pas encore abandonner la table,
car l'aliment trop cru que tu viens d'avaler
demande encor qu'on l'aide avant d'être accepté.

     Ouvre donc ton esprit à ce que je te montre
et retiens tout ceci: le savoir ne vient pas
du seul fait de comprendre, il y faut la mémoire.

     Si de ce sacrifice on regarde l'essence,
on y voit deux aspects: d'un côté l'on distingue
un objet, et de l'autre une obligation.

     Or, on ne peut jamais supprimer celle-ci,
sauf en l'exécutant; et c'est à son sujet
que je parlais tantôt avec tant de détail;

     c'est pourquoi chez les Juifs on jugeait nécessaire
le devoir de donner, bien que parfois l'offrande
changeât de contenu, comme tu dois savoir.

     Pour l'objet, tu comprends qu'il s'agit de matière:
il se peut qu'il soit tel qu'on puisse sans erreur
le remplacer parfois par quelque autre matière.

     Mais personne ne doit faire changer d'épaule
cette charge à lui seul ou de son propre chef,
sans que tournent d'abord la clef blanche et la jaune:

     la substitution est toujours insensée,
si l'objet qu'on reprend n'était pas contenu
comme quatre dans six dans l'objet qui remplace.

     Si donc du remplaçant la valeur n'est pas telle
qu'irrésistiblement il penche la balance,
on ne peut acquitter par aucune autre offrande.

     Ne prenez pas, mortels, les vœux à la légère!
Réfléchissez d'abord, ne soyez pas aveugles,
évitez de Jephté l'erreur du premier vœu;

     car mieux valait pour lui dire: « J'ai mal agi! »
que de faire le pire en l'observant. De même,
le commandant des Grecs ne fut pas moins stupide,

     qui fit sur sa beauté pleurer Iphigénie,
et pleurer sur son sort les sages et les fous,
en entendant parler d'un culte si nouveau.

     Soyez, chrétiens, plus lents dans vos décisions!
N'imitez pas la plume, emportée à tout vent,
car n'importe quelle eau ne peut pas vous laver.

     Vous avez le Nouveau et le Vieux Testament;
le pasteur de l'Église est là pour vous guider:
cela doit être assez, pour trouver le salut!

     Et si la soif du gain vous inspire autre chose,
il faut agir en hommes, et non pas en moutons,
pour que chez vous le Juif ne se moque de vous.

     Et ne faites jamais comme l'agneau qui laisse
de sa mère le lait par simple espièglerie,
afin d'aller, par jeu, se battre avec son ombre. »

     Béatrice me dit ce que je viens d'écrire,
puis elle se tourna, d'un grand désir poussée,
vers cette région où le monde est plus vif.

     Son silence et l'aspect qui la transfigurait
imposaient le silence à mon esprit avide,
où d'autres questions se pressaient sans arrêt;

     et pareil au carreau qui vient frapper le but
dès avant que la corde ait cessé de vibrer,
notre vol arrivait au second des royaumes.

     Là, je vis que ma dame était si radieuse,
dès qu'elle eut pénétré dans l'éclat de ce ciel,
que plus resplendissante en devint la planète.

     Si l'étoile sourit et changea de visage,
que devais-je sentir, moi, qui de ma nature
suis enclin à changer de toutes les façons?

     Comme dans un vivier à l'eau tranquille et pure
accourent les poissons vers tout ce qu'on leur jette
du dehors, en pensant que c'est de la pâture,

     de même je vis là plus de mille splendeurs
se diriger vers nous, et chacune disait:
« Voici quelqu'un qui vient augmenter nos amours! »

     Et comme chacun d'eux s'approchait davantage,
on pouvait voir l'esprit qui, rempli d'allégresse,
résidait dans chacun des éblouissements.

     Pense, si le récit que je commence ici
s'interrompait, lecteur, comme tu sentirais
le désir angoissant d'en savoir davantage;

     et par toi tu verras comment je désirais
apprendre de ceux-ci quel était leur destin,
aussitôt qu'à mes yeux ils se manifestèrent.

     « Ô toi, mortel heureux et bien né, que la grâce
du triomphe éternel laisse admirer les trônes,
avant d'abandonner l'état de la milice,

     nous sommes embrasés par l'éclat répandu
dans tout ce ciel; partant, si de nous tu désires
savoir quoi que ce soit, satisfais ton envie! »

     C'est ainsi que me dit l'un des pieux esprits;
et Béatrice: « Dis; parle avec assurance,
crois ce qu'ils te diront, comme l'on croit aux dieux! »

     « Je vois bien, dis-je alors, que tu t'es fait un nid
dans ta propre splendeur, qui jaillit de tes yeux,
car je les vois briller pendant que tu souris;

     j'ignore cependant qui tu fus, âme digne,
et pourquoi tu jouis du cercle de ce globe
qui se voile aux mortels sous les rayons d'un autre. »

     Je demandai ceci, me tournant vers l'éclat
qui parla le premier; et il devint alors
bien plus resplendissant qu'il n'était tout d'abord.

     Et pareil au soleil qui se cache parfois
dans son éclat trop grand, à l'heure où la chaleur
consume les vapeurs qui semblaient l'amoindrir,

     sa plus grande liesse également cachait
cette sainte figure au creux de ses rayons;
et ainsi prise, prise elle me répondit

     comme chante le chant qui suit un peu plus loin.



CHANT VI
 

     « Après que Constantin eut retourné les aigles
contre le cours du ciel, qu'elles avaient suivi
sur le pas de l'aïeul, époux de Lavinie,

     cent et cent ans et plus resta l'oiseau de Dieu
au nid qu'il s'était fait sur le bord de l'Europe
et non loin de ces monts dont il sortit d'abord;

     et là, sous le couvert de ses plumes sacrées,
passant de main en main, il gouverna le monde
et, en changeant ainsi, termina par m'échoir.

     Oui, je fus empereur, je suis Justinien;
mû par la volonté d'un souverain amour,
j'ai supprimé des lois l'excessif et le vain.

     Avant de consacrer mes soins à cet ouvrage,
j'admettais dans le Christ une seule nature,
et j'étais satisfait avec cette croyance,

     jusqu'à ce qu'Agapet, ce bienheureux qui fut
le suprême pasteur, m'eût avec ses discours
enseigné le chemin de la foi véritable.

     Je crus à sa parole, et maintenant son dire
m'est devenu plus clair que pour toi la présence
du faux pris dans le vrai des contradictions.

     Sitôt que je suivis les sentiers de l'Église,
la divine faveur a voulu m'inspirer
cet important ouvrage, et j'y mis tout le temps,

     me fiant, pour la guerre, aux soins de Bélisaire:
comme la main du ciel le protégeait partout,
j'ai su que je devais m'en reposer sur lui.

     Je viens de contenter ta première demande
par ce que je t'ai dit; cependant sa nature
m'oblige à t'ajouter une certaine suite,

     pour que tu puisses voir avec quels justes titres
on veut se soulever contre l'emblème saint,
les uns pour l'usurper, d'autres pour le combattre.

     Vois combien de hauts faits l'ont déjà rendu digne
de respect, à partir de cette heure où Pallas
pour lui faire un royaume avait donné sa vie.

     Tu sais comment dans Albe il fixa sa demeure
pendant plus de cent ans, jusqu'au jour de la fin,
quand les trois contre trois ont combattu pour lui.

     Tu sais ce qu'il a fait, du chagrin des Sabins
au malheur de Lucrèce, aux mains de ses sept rois,
soumettant alentour les peuplades voisines.

     Tu sais ce qu'il a fait, porté par les vaillants
Romains contre Brennus et puis contre Pyrrhus,
contre les autres rois, contre les républiques,

     grâce à quoi Torquatus et Quintius au nom
tiré de ses cheveux mal peignés, Decius,
Fabius, ont gagné le renom que je loue.

     C'est lui qui terrassa des Arabes l'orgueil
passant sous Annibal les alpestres rochers
d'où le courant du Pô descend dans la campagne.

     C'est sous lui que Pompée et Scipion jouirent
tout jeunes du triomphe; et il parut bien dur
à ceux de la colline où tu vis la lumière.

     Puis, à peu près au temps où le ciel voulut rendre
au monde l'ordre heureux qui fut partout le sien,
César vint s'en saisir, avec l'accord de Rome.

     Ce qu'il a fait alors, du Var jusques au Rhin,
l'Isère avec la Loire et la Seine l'ont vu,
et tous les affluents qui grossissent le Rhône.

     Et ce qu'il fit ensuite, au départ de Ravenne,
passant le Rubicon, fut d'un vol si hardi
que la langue et la plume ont du mal à le suivre.

     Du côté de l'Espagne il porta son essor,
puis contre Durazzo, frappant si fort Pharsale,
que le Nil embrasé frémissait de douleur.

     Lors il revit l'Antandre avec le Simoïs
où fut son nid premier, et le tombeau d'Hector,
et puis reprit son vol, abattant Ptolémée.

     Tombant comme la foudre, il fonça sur Juba,
puis vers votre Occident il redressa son aile,
à l'heure où de Pompée éclatait la fanfare.

     Et tout ce qu'accomplit le suivant porte-enseigne,
Brutus et Cassius là, dans l'Enfer, l'aboient,
et Modène et Pérouse en ont porté le deuil.

     Il fit pleurer aussi la triste Cléopâtre
qui, fuyant devant lui, demandait à l'aspic
une mort ténébreuse aussi bien que soudaine.

     Il courut avec lui jusqu'aux ondes vermeilles,
et le monde sous lui connut une paix telle,
qu'on dut fermer la porte au temple de Janus.

     Mais ce que l'étendard qui conduit mon discours
a fait par le passé, ce qu'il a fait ensuite
au royaume mortel soumis à son pouvoir,

     apparaît comme obscur et insignifiant,
si l'on voit d'un cœur pur et d'un œil clairvoyant
ce qu'il fit dans la main du troisième César;

     car le juge éternel qui dicte mes paroles
lui céda, lorsqu'il fut dans la main que je dis,
l'honneur de la vengeance où son courroux prit fin.

     Admire maintenant ce que j'ajoute ici:
plus tard, avec Titus, il courut pour venger
la vengeance, rachat de notre ancien péché.

     Et quand la dent lombarde ensuite voulut mordre
l'Église, ce fut lui qui couvrit de son aile
Charlemagne vainqueur, qui la vint secourir.

     Or, tu peux maintenant former un jugement
sur ceux que j'accusais tantôt et sur leurs crimes,
qui de tous vos malheurs sont la cause première.

     L'on oppose parfois l'universel symbole
aux lis d'or; l'on en fait l'emblème d'un parti;
et l'on ne voit pas bien quel est le plus coupable.

     Qu'ils fassent leurs complots, mais sous une autre
les Gibelins; c'est mal servir sous celle-ci, enseigne,
que de la maintenir si loin de la justice!

     Que ce Charles nouveau, secondé par ses Guelfes,
ne pense pas l'abattre, et qu'il craigne la serre
qui tira plus d'un poil à de plus fiers lions!

     Souvent, dans le passé, les enfants ont pleuré
par la faute du père; et qu'on ne pense plus
que Dieu pourrait changer ses armes pour les lis!

     Cette petite étoile renferme en son enceinte
les esprits vertueux qui se sont employés
à faire que la gloire et l'honneur leur survivent;

     et lorsque les désirs se proposent ce but,
ce chemin détourné fait que de l'amour vrai
le rayon monte au ciel avec plus de lenteur.

     Mais c'est un autre aspect de notre heureux état,
que cette égalité du mérite et des gages,
qui fait qu'on ne les veut ni moindres ni plus grands.

     Le vivant justicier modère dans nos cœurs
si bien notre désir, que l'on ne peut jamais
le tordre dans le sens de quelque iniquité.

     Diversité de voix fait la douce musique:
de même parmi nous des sièges différents
produisent dans nos cieux une douce harmonie.

     Et dans l'intérieur de cette marguerite
brille d'un grand éclat ce Romieu, dont l'ouvrage,
quoiqu'il fût grand et beau, fut mal récompensé.

     Mais tous les Provençaux qui tramaient contre lui
n'en ont pas ri; partant, mal choisit son chemin
qui paie avec le mal le bien fait par un autre.

     Car Raymond Bérenger avait eu quatre filles,
qui toutes ont régné: ce résultat était
l'œuvre de ce Romieu, modeste et sans parents.

     Les intrigues, plus tard, de certains envieux
lui firent demander des comptes à ce juste,
qui lui rendit pour dix, sept et cinq à la fois.

     Et il partit, bien vieux et sans un sou vaillant;
si le monde savait ce qu'il avait au cœur,
lorsqu'il dut mendier pour un morceau de pain,

     quoiqu'on le loue assez, on le louerait plus. »



CHANT VII
 

     « Hosanna sanctus Deus Sabaoth
superillustrans claritate tua
felices ignes horum malacoth.
»

     Ainsi, faisant retour aux notes de son chant,
je vis bientôt après chanter cette substance
sur laquelle se joint une double clarté.

     Avec d'autres esprits, elle reprit sa danse
et comme un grand envol d'étincelles rapides
ils plongèrent au fond des distances soudaines.

     Il me restait un doute et je pensais: « Dis-lui!
dis-le-lui! dis-le-lui! » me disais-je, à ma dame
qui sait calmer ma soif avec de douces gouttes.

     Cependant, la ferveur qui s'empare de moi
quand j'entends seulement prononcer B ou ice,
me tenait engourdi, comme lorsqu'on s'endort.

     Béatrice ne put me voir dans cet état
et elle commença, m'éclairant d'un sourire
qui me rendrait heureux même au milieu du feu:

     « Ma perspicacité qui voit tout m'avertit
que tu ne parviens pas à comprendre pourquoi
il convient de punir une juste vengeance.

     Mais j'aurai vite fait de supprimer tes doutes;
écoute-moi donc bien, parce que mes paroles
t'apporteront le don de vérités profondes.

     N'ayant pas accepté de mettre un frein utile
à son vouloir, celui qui fut homme sans naître,
damna toute sa race en se damnant lui-même.

     Par lui, l'espèce humaine est demeurée infirme,
dans une grande erreur, pendant beaucoup de siècles,
jusqu'au jour où de Dieu le Verbe est descendu

     et daigna réunir la nature éloignée
de son premier auteur à sa propre personne,
par la seule vertu de l'amour éternel.

     Réfléchis maintenant à ce que je te dis:
cette même nature, unie au créateur
telle qu'il l'avait faite, était bonne et sans tache;

     mais par sa propre faute elle se vit ensuite
bannir du Paradis, pour avoir délaissé
la route véridique et son propre chemin.

     Ainsi, le châtiment imposé par la croix
fut, en considérant la nature empruntée,
plus juste que nul autre, avant ou bien depuis;

     mais on ne fit jamais une plus grande offense,
si l'on pense à Celui qui la dut supporter
et à qui s'ajoutait la nature nouvelle.

     C'est pourquoi l'acte unique eut des effets divers:
cette mort plut à Dieu en même temps qu'aux Juifs;
elle ébranla la terre et fit s'ouvrir le ciel.

     II ne te sera plus difficile d'admettre
qu'on dise désormais qu'une juste vengeance
fut vengée à son tour par une juste cour.

     Mais je vois maintenant ton esprit s'embrouiller
de penser en penser, jusqu'à former un nœud
dont il est désireux de se voir dépêtrer.

     Tu te dis: « Je comprends très bien ce que j'entends;
mais j'ignore toujours pourquoi précisément
Dieu choisit ce moyen pour racheter les hommes. »

     Frère, ce décret-là demeure enseveli
aux regards de tous ceux qui n'ont pas encor pu
sublimer leur esprit aux flammes de l'amour.

     Pourtant, comme ce but a bien souvent été
regardé, soupesé, bien mal interprété,
je te dirai pourquoi ce moyen fut plus digne.

     La divine bonté, qui brûle en elle-même
et qui repousse au loin tout penser égoïste,
dispense son éclat aux beautés éternelles.

     Ce qui dérive d'elle immédiatement
ne connaît pas de fin: la marque de son coin
demeure inaltérable, une fois mis le sceau.

     Ce qui dérive d'elle immédiatement
est libre tout à fait, car il n'est pas soumis
aux vertus des objets nouvellement créés.

     Plus l'objet lui ressemble, et plus il doit lui plaire,
car cette sainte ardeur qui rayonne sur tout
a d'autant plus d'éclat qu'elle l'imite mieux.

     Or, quant à l'homme, il peut tirer des avantages
de chacun de ces dons; et si l'un seul lui manque,
on le voit aussitôt déchoir de sa noblesse.

     Le seul péché lui fait perdre sa liberté
et toute ressemblance avec le Bien suprême,
en sorte qu'il reçoit bien moins de sa clarté;

     il ne retrouvera jamais sa dignité,
sans bien remplir d'abord ce que vidaient ses fautes,
payant d'un juste deuil ses coupables plaisirs.

     Votre nature humaine ayant dans son ancêtre
péché toute à la fois, fut à la fin privée
de cette dignité comme du paradis;

     et si tu réfléchis avec attention,
elle ne les pouvait recouvrer nullement,
si ce n'est en passant par l'un de ces deux gués:

     ou bien que Dieu lui-même, usant de bienveillance,
pardonnât, ou que l'homme eût enfin racheté
par ses propres moyens son ancienne folie.

     Plonge donc ton regard au sein de cet abîme
du conseil éternel; autant que tu pourras,
suis attentivement le fil de mon discours!

     Pour l'homme, il ne pouvait, à cause de ses bornes,
se racheter jamais, ne pouvant pas descendre
et de son repentir fournir le témoignage,

     autant qu'en sa révolte il prétendait monter;
et pour cette raison il n'était pas à même
de satisfaire au ciel par ses propres moyens.

     II fallait donc que Dieu, par l'emploi de ses voies,
j'entends par l'une seule ou par les deux conjointes,
vînt restituer l'homme à sa vie intégrale.

     Cependant, l'œuvre étant d'autant plus agréable
à celui qui l'a fait, qu'elle fait mieux la preuve
de la bonté du cœur qui la conçut d'abord,

     la divine Bonté qui modèle le monde
voulut bien vous remettre à la hauteur d'avant,
usant des deux moyens à la fois, dans ce but.

     Depuis le jour premier jusqu'à la nuit dernière
on ne vit ni verra jamais de procédé
plus noble et généreux, dans aucun des deux sens;

     car, se donnant lui-même afin que l'homme pût
se relever enfin, Dieu fut plus libéral
que s'il avait voulu simplement pardonner.

     Pour sa justice aussi, tous les autres moyens
étaient insuffisants, tant que le Fils de Dieu
n'allait s'humilier en s'incarnant pour vous.

     Enfin, pour bien répondre à toutes tes demandes,
je m'en vais t'éclairer certains autres détails,
pour que tu puisses voir aussi clair que moi-même.

     Tu dis: « Je vois bien l'eau, je vois aussi le feu,
l'air ainsi que la terre et que tous leurs mélanges,
qui se corrompent tous et ne durent qu'un temps.

     Pourtant, tous ces objets furent aussi créés;
et, si ce qu'on m'a dit était la vérité,
nulle corruption ne devrait les toucher. »

     Les anges seulement, frère, et ce pur pays
où l'on est à présent, furent d'abord créés
tout tels que tu les vois et dans leur être entier;

     mais tous ces éléments que tu viens de nommer,
ainsi que les objets qui se composent d'eux,
ne sont que le produit d'une vertu créée.

     Leur matière, en effet, était chose créée;
la puissance informante elle aussi fut créée
dans chaque astre qui tourne autour de leur destin.

     L'âme de l'animal ou celle de la plante
vient aux complexions dûment potentiées
de l'éclat et du cours de ces saintes lumières;

     la suprême Bonté cependant fit votre âme
immédiatement, la rendant amoureuse
d'elle, pour qu'elle en soit sans cesse désirée.

     Partant de tout cela, tu pourras mieux comprendre
la résurrection de vos corps, si tu penses
comment on a formé la chair de tous les hommes,

     le jour où furent faits les deux premiers parents. »



CHANT VIII
 

     Les gens pensaient jadis, au temps de leur danger,
que la belle Cypris faisait irradier
le fol amour, tournant au troisième épicycle.

     C'est pourquoi les Anciens, dans leur antique erreur,
lui rendaient des honneurs, faisant non seulement
des invocations avec des sacrifices,

     mais adoraient aussi Dione et Cupidon,
en tant que mère l'une et l'autre en tant que fils,
et plaçaient cet enfant dans les bras de Didon.

     C'est d'elle, qui fournit le début de mon chant,
qu'ils ont tiré le nom de l'astre dont tantôt
le soleil vient flatter le front, tantôt la nuque.

     Je ne m'aperçus pas que j'y venais d'entrer;
je fus pourtant bientôt certain de m'y trouver,
en voyant devenir ma dame encor plus belle.

     Et comme dans la flamme on voit une étincelle,
ou comme l'on distingue une voix dans une autre,
quand l'une tient la note et l'autre vocalise,

     je vis dans sa clarté d'autres flambeaux encore
qui s'agitaient en rond, tournant plus ou moins vite,
je suppose, en suivant leur vue intérieure.

     Le vent, qu'il soit visible ou non, ne tombe pas
des nuages glacés assez rapidement
pour qu'il ne semble pas trop lent et empêché

     à celui qui verrait ces lumières divines
arriver en courant, interrompant la ronde
qu'ils commençaient plus haut, parmi les Séraphins.

     Dans celles que je vis venir plus près de nous
sonnait un hosanna si beau, que par la suite
le désir m'est resté de le rentendre encor.

     Puis l'une d'elles vint tout à fait près de nous
et fut seule à parler: « Nous sommes toutes prêtes
à te faire plaisir: dis ce que tu désires!

     Nous faisons une ronde aussi vite et la même,
avec la même soif, que ces princes célestes
auxquels tu dis jadis, en chantant pour les hommes:

     « Vous, du troisième ciel intelligence active »;
et notre amour est tel que, pour te satisfaire,
un instant de repos nous serait aussi doux. »

     Ayant jeté d'abord vers ma dame un regard
empreint d'un grand respect, et ayant reçu d'elle
de son consentement une heureuse assurance,

     je retournai les yeux vers la voix de lumière
qui venait de s'offrir: « Qui fûtes-vous, de grâce? »
lui demandai-je alors affectueusement.

     Comme et combien je vis s'augmenter tout à coup,
à ce nouveau bonheur qui venait s'ajouter,
quand je lui répondis, à sa première joie!

     En brillant de la sorte, elle finit par dire:
« Mon temps fut bref là-bas; mais si j'avais vécu,
bien des maux qui seront n'auraient jamais eu lieu.

     Mon état bienheureux qui rayonne alentour
me dérobe au regard et te cache mes traits,
à l'instar de l'insecte en ses langes de soie.

     Tu m'as beaucoup aimé: ce n'est pas sans raison,
car, si j'avais vécu, je t'aurais pu montrer
de mon amour pour toi plus que les simples feuilles.

     Le pays qui du Rhône atteint la rive gauche
après que celui-ci reçoit l'eau de la Sorgue,
savait que je devais être un jour son seigneur;

     et d'Ausonie aussi cette pointe où fleurissent
Gaëte avec Catone et Bari, lorsqu'on passe
l'endroit où Tronte et Vert se jettent dans la mer.

     Mais déjà sur mon front scintillait la couronne
de cet autre pays que baigne le Danube
après avoir quitté les rives allemandes.

     Trinacria la belle en même temps (noircie
de Pachine à Pélore, au-dessus de ce golfe
qui soutient de l'Eurus les plus rudes assauts,

     par le soufre qui sort, et non pas par Typhée),
pourrait attendre encor les rois qui sont les siens
et descendraient par moi de Rodolphe et de Charles,

     si le gouvernement de ces mauvais seigneurs,
pesant comme il le fait sur le peuple opprimé,
n'eût soulevé Palerme aux cris d'« À mort! À mort! »

     Si mon frère pouvait prévoir à temps ces maux,
il saurait éviter l'avide pauvreté
des Catalans, et fuir le danger qui le guette;

     car effectivement il faut qu'il prenne soin
lui-même ou quelqu'un d'autre, afin que son esquif,
déjà trop alourdi, ne prenne plus de charge.

     D'ancêtres généreux il descendit avare;
et il aurait besoin de chercher des ministres
qui sachent faire mieux qu'empiler dans les coffres. »

     « Croyant, comme je crois, que l'immense allégresse
que ton discours, seigneur, verse dans ma poitrine,
telle que je la vois, est visible à tes yeux,

     à l'endroit où tout bien se termine et commence,
cela me réjouit d'autant; et plus encore,
sachant que tu la vois en regardant en Dieu.

     Toi qui me rends heureux, rends mon esprit plus clair,
puisque par tes propos tu suscites ce doute:
comment la graine douce engendre l'amertume? »

     Ainsi lui dis-je; et lui: « Si je puis te montrer
certaine vérité, tu verras clairement
que tu tournes le dos à ce que tu dois voir.

     Le Bien qui met en branle et rend heureux le règne
où tu montes, répand sa providence en sorte
qu'elle devient vertu dans chacun de ces astres;

     et son intelligence étant parfaite en soi,
non seulement prévoit chaque nature à part,
mais de chacune aussi le salut éternel.

     Ainsi donc, chaque trait qui jaillit de cet arc
s'en va prêt à toucher la fin prédestinée,
comme la flèche vole et touche droit au but.

     Si cela n'était pas, le ciel où tu chemines
produirait ses effets dans un si grand désordre,
qu'au lieu d'être un concert, ce seraient des ruines;

     ce qui ne peut pas être, à moins d'être imparfaits
les esprits dont le ciel reçoit le mouvement,
et le premier de tous, qui les fit imparfaits.

     Sur cette vérité veux-tu plus de lumière? »
« Oh non! lui répondis-je; on ne saurait, je vois,
fatiguer la nature en ce qu'elle doit faire. »

     « Maintenant dis, fit-il: sur la terre, la vie
pour l'homme, sans cité, serait-elle aussi bonne? »
Je répondis: « Non, non: la preuve est inutile. »

     « Et la cité peut-elle exister, sans qu'on vive
de diverses façons et dans divers états?
Si votre philosophe a bien écrit, c'est non. »

     Et progressant ainsi dans ses déductions,
il conclut à la fin: « II faut donc que la source
de vos effets futurs soit diverse elle-même:

     c'est ainsi que l'un naît Solon, l'autre Xerxès,
l'autre Melchisédec, et l'autre enfin, celui
qui perdit son enfant en volant dans les airs.

     Car les cercles des cieux, pour la cire mortelle,
sont pareils à des sceaux qui font bien leur office,
mais ne distinguent pas les objets de leur choix.

     De là vient qu'il fut si peu ressemblant
à son frère Jacob; et Quirinus descend
d'un sang tellement vil, qu'on l'a fait fils de Mars.

     La nature engendrée emboîterait le pas,
répétant simplement le pouvoir générant,
si par la Providence elle n'était guidée.

     Or, tu vois devant toi ce qui restait derrière;
mais pour mieux te montrer mon plaisir de te voir,
je vais y ajouter encore un corollaire.

     La nature qui trouve adverse la fortune,
de même que le grain qui vient parfois tomber
dans un mauvais terrain, ne donne rien de bon.

     Si le monde, là-bas, s'appliquait davantage
à respecter les lois que dicte la nature,
toutes les braves gens auraient de bonnes places.

     Pourtant, vous détournez vers la religion
tel qui semble être fait pour empoigner le glaive,
et laissez sur le trône un faiseur de sermons,

     ce qui met vos sentiers bien loin des bons chemins. »



CHANT IX
 

     Lorsque ton Charles m'eut, belle Clémence, instruit
sur chacun de ces points, il me dit les déboires
que sa progéniture allait souffrir plus tard,

     mais ajouta: « Tais-toi; laisse passer le temps! »
Partant, je n'en dis rien, sinon qu'il vous viendra
une juste douleur derrière vos disgrâces.

     Déjà l'esprit vital de la sainte lumière
se retournait pour voir le soleil qui le comble,
comme l'unique lieu pour qui chacun est tout.

     Cœurs qui vous fourvoyez, créatures impies
qui détournez les cœurs de ce bien souverain
pour diriger vos vœux vers quelque vanité!

     Voici qu'un autre éclat qui m'apparut soudain
se rapprochait de moi, montrant par la splendeur
qui rayonnait sur lui, son désir de me plaire.

     Les yeux de Béatrice étaient posés sur moi
et, comme tout à l'heure, assuraient mon désir
que j'avais obtenu son cher assentiment.

     « Ô bienheureux esprit, contente donc plus vite,
lui dis-je, mon désir, et fournis-moi la preuve
que tu peux réfléchir le fond de ma pensée! »

     Alors cette clarté, nouvelle encor pour moi,
du profond d'elle-même, ayant fini son chant,
heureuse de pouvoir bien agir, répondit:

     « Dans cette portion de terre italienne
perverse, qui s'étend des bords du Rialto
jusqu'au commencement du Piave et du Brenta,

     se dresse une hauteur de moyenne importance,
d'où descendit jadis une torche allumée
qui mit à sang et feu toute cette contrée.

     Elle et moi, nous sortons de la même racine;
mon nom fut Cunizza; si tu me vois ici,
c'est pour avoir senti le feu de cette étoile.

     Pourtant, je me pardonne allègrement moi-même
la source de mon sort, et n'ai point de regret,
ce qui pourrait sembler incroyable au vulgaire.

     Quant à ce cher joyau, baignant dans la clarté
et qui dans notre ciel est le plus près de moi,
il laisse un grand renom qui ne doit pas s'éteindre,

     même en multipliant notre siècle par cinq:
vois si l'homme fait bien, lorsqu'il excelle en sorte
qu'il gagne en sa première une seconde vie!

     La foule d'à présent ne pense pas ainsi,
qui vit entre l'Adige et le Tagliamento,
et ne se repent pas, pour fort qu'on la flagelle.

     Pourtant, en peu de temps, vous allez voir Padoue
changer l'eau du marais où se baigne Vicence,
car son peuple obstiné se rebelle au devoir;

     et à l'endroit qui joint le Sile et Cagnano
tel tranche du seigneur et va la tête haute,
quand déjà pour le prendre on prépare les rets.

     Et à son tour Feltro pleurera sur le crime
de son pasteur pervers, qui doit sembler hideux
bien plus qu'aucun de ceux qui conduisent à Malte.

     Le baquet serait grand, qui devrait recueillir
tout le sang ferrarais, et l'on se lasserait
si jamais on voulait peser once par once

     le sang que va livrer ce prêtre magnanime
par esprit partisan: des présents de ce genre
sont conformes d'ailleurs aux mœurs de ce pays.

     Plus haut sont ces miroirs (vous les appelez trônes)
où resplendit pour nous la lumière de Dieu:
c'est pourquoi ce langage est à sa place ici. »

     Ensuite elle se tut, montrant par son aspect
que son attention allait vers d'autres choses,
et rentra dans la ronde où d'abord elle était.

     Quant à l'autre bonheur, qu'on m'avait signalé
comme un objet de prix, il brilla tout à coup
comme un rubis balais sous les feux du soleil.

     L'éclat s'acquiert là-haut à force d'allégresse,
comme le rire ici; mais les ombres d'en bas
s'assombrissent d'autant qu'augmentent leurs tourments.

     « Dieu voit tout, dis-je alors; ta vue, esprit heureux,
plonge en son sein si bien, qu'aucun de mes désirs
ne saurait échapper à tes yeux clairvoyants

     Ainsi, pourquoi ta voix, qui réjouit le ciel
en s'unissant au chant de ces pieux flambeaux
aux six ailes qui font une espèce de cape,

     ne daigne-t-elle pas répondre à mes désirs?
Je n'attendrais pas, moi, que tu me le demandes,
si je te pénétrais comme tu vois en moi. »

     « La fosse la plus grande où se rassemble l'eau »,
fut le commencement qu'il fit à son discours,
« à part la grande mer qui fait le tour du monde,

     court si loin, tout au long de ses bords opposés,
à rebours du soleil, que son méridien
lui sert en même temps de premier horizon.

     Or, je fus riverain de cette grande fosse
entre l'Elbe et Magra, dont la brève carrière
a toujours séparé le Génois du Toscan.

     Presqu'au même couchant et au même levant
sont Bougie et la ville où j'ai reçu le jour
et qui fit de son sang rougir les eaux du port.

     Et Foulques m'appelait la région du monde
qui connaissait mon nom; et j'imprègne ce ciel
comme jadis lui-même était empreint en moi.

     La fille de Bellus, qui causa tant de tort
à Sichée aussi bien qu'à Creuse, a brûlé
moins que je ne l'ai fait, avant que de blanchir;

     la Rhodopée aussi, celle qui fut trompée
par son Démophoon, ou bien Alcide même,
lorsqu'il portait au cœur caché le nom d'Iole.

     On ne s'en repent pas ici; mais nous rions,
non pas de notre faute à jamais oubliée,
mais du fait du pouvoir qui pourvoit et ordonne.

     Ici, nous contemplons un art qui rend plus beau
cet immense édifice, et admirons le bien
par lequel le ciel haut fait tourner les plus bas.

     Si tu veux remporter pleinement satisfaits
chacun de tes désirs conçus dans cette sphère,
il faut continuer ces explications.

     Tu désires savoir quelle est cette clarté
qui brille auprès de moi d'un aussi vif éclat
qu'un rayon de soleil dans une eau transparente.

     Sache que dans son sein jouit de son repos
Raab, laquelle, admise en notre compagnie,
en porte au plus haut point la lumineuse empreinte.

     Car c'est dans notre ciel, où finit le coin d'ombre
que votre monde fait, que le Christ triomphant
la fit entrer jadis, avant tout autre esprit:

     ce n'est pas sans raison qu'on en fit un trophée
commémorant aux cieux l'éclatante victoire
qu'ont remportée alors les deux paumes ouvertes,

     puisqu'elle seconda la première des gloires
que gagna Josué dans cette Terre sainte
qui laisse indifférent le pape d'aujourd'hui.

     C'est ta cité, d'ailleurs, ouvrage de celui
qui jadis a tourné le dos à son auteur
et dont l'ancienne envie a causé tant de pleurs,

     qui produit et répand cette maudite fleur
qui fait que la brebis et son agneau s'égarent
et que souvent le loup se transforme en berger.

     Pour elle l'on délaisse aussi bien l'Évangile
que les docteurs sacrés: ce n'est qu'aux Décrétales
que l'on s'applique encor, comme on le voit aux marges.

     Le pape même en rêve avec ses cardinaux;
plus jamais son penser ne va vers Nazareth,
où l'ange Gabriel a déployé ses ailes.

     Mais tout le Vatican et les autres parties
les plus saintes de Rome, qui furent cimetière
des foules qui jadis "suivaient les pas de Pierre,

     se verront délivrés bientôt de l'adultère. »



CHANT X
 

     Regardant en son Fils avec ce même amour
qu'ils respirent les deux pour des siècles sans fin,
la Puissance première et impossible à dire

     avec tant d'ordre a fait tout ce que l'on conçoit
par l'esprit ou les sens, que, lorsque l'on y pense,
on ne peut le comprendre ou le voir sans l'aimer.

     Lève donc, ô lecteur, ton regard avec moi
vers les sphères d'en haut, au point précisément
où l'un des mouvements se pénètre avec l'autre,

     et deviens amoureux de cette omniscience
du Maître, qui si fort aime son propre ouvrage,
qu'il n'en détourne pas les yeux un seul instant.

     Vois comme c'est de là que vient se séparer
obliquement le cercle où restent les planètes,
afin de contenter le monde qui l'appelle;

     et si leur route ici n'était pas inclinée,
bien des forces du ciel iraient se perdre en vain
et les vertus, là-bas, resteraient presque mortes;

     ou si l'écart était plus ou moins important
sur l'horizon, en haut aussi bien qu'à la base
l'ordre de l'univers serait plus imparfait.

     Garde ta place au banc, ô lecteur, méditant
aux choses dont ici je t'offre les prémices,
et tu seras content bien avant d'être las.

     Voici ton aliment: sers-toi seul désormais,
car pour moi, tous mes soins seront accaparés
par l'unique sujet dont je suis l'interprète.

     Le premier serviteur de toute la nature,
qui baigne l'univers dans la vertu du ciel
et qui de sa clarté mesure notre temps,

     se trouvait sous le signe indiqué tout à l'heure
et roulait maintenant avec les mêmes orbes
où nous l'apercevons chaque matin plus tôt.

     Je m'y trouvais déjà, mais sans me rendre compte
que je montais vers lui, comme l'on ne sent pas
un penser nous venir, avant qu'il n'ait pris corps.

     Béatrice, en effet, conduit du bien au mieux
d'une telle manière et si soudainement
que tous ses mouvements ignorent la durée.

     Comme devaient-ils être étincelants eux-mêmes,
ceux qui faisaient demeure au soleil où j'entrais
et dont on distinguait l'éclat, non la couleur!

     J'invoquerais en vain art, métier ou génie,
car pour l'imaginer il faut plus que mon dire;
on peut pourtant y croire et rêver de le voir.

     Ce n'est pas étonnant, si notre fantaisie
pour de telles hauteurs reste toujours trop basse,
puisque l'œil n'a jamais soutenu le soleil.

     Telle restait là-haut la quatrième famille
du Père tout-puissant, qui la comble toujours
lui faisant voir comment il insuffle et engendre.

     Béatrice se prit à me dire: « Rends grâces,
rends grâces au Soleil des anges, dont la grâce
t'a permis de monter à ce soleil sensible! »

     Jamais un cœur mortel ne fut mieux préparé,
dans ses dévotions, pour l'abandon à Dieu
avec tant de bonheur ni plus rapidement

     que je l'étais alors, au son de ces paroles,
et mon amour mortel se mit si fort en lui,
que l'aile de l'oubli me cacha Béatrice.

     Mais cela ne dut pas lui déplaire; elle en rit,
si bien que la splendeur de son regard heureux
de mon attention divisa l'unité.

     J'aperçus des lueurs vives et pénétrantes
former autour de nous une belle guirlande,
la douceur de leurs voix surpassant leur éclat.

     C'est ainsi que parfois, quand l'air est plus épais,
la fille de Latone apparaît entourée
d'un halo qui retient le fil de sa ceinture.

     Au ciel, dans cette cour dont je suis revenu,
le nombre est infini des joyaux chers et beaux
qu'on prétendrait en vain sortir de leur royaume:

     le chant de ces clartés en est un des plus beaux:
qui n'aura pas assez de plumes pour s'y rendre,
attende qu'un muet lui dise ce que c'est!

     Lorsqu'en chantant ainsi ces soleils embrasés
eurent tourné trois fois autour de nos personnes,
comme l'étoile tourne autour des pôles fixes,

     je crus voir s'arrêter une ronde de dames,
silencieusement, attendant que commencent
les premiers mouvements de la prochaine danse.

     Et de l'un de ces feux j'entendis qu'on disait:
« Le rayon de la grâce à la flamme duquel
s'allume l'amour vrai, qui s'augmente en aimant,

     en toi se multiplie et resplendit si fort,
qu'il te mène là-haut, le long de cette échelle
que nul ne descendit sans pouvoir remonter.

     Qui te refuserait de sa gourde le vin
à l'heure de ta soif, ne serait pas plus libre
qu'un fleuve qui s'enlise et ne voit pas la mer.

     Tu voudrais bien savoir de quelles plantes s'orne
la guirlande qui forme à cette belle dame
qui t'enseigne le ciel, une cour tournoyante.

     Je fus l'un des agneaux de ce troupeau sacré
conduit par Dominique dans un sentier qui fait
que l'on s'engraisse bien, à moins qu'on ne s'égare.

     Celui qui, sur ma droite, est mon proche voisin
fut jadis mon confrère et mon maître à la fois:
c'est Albert de Cologne, et moi, Thomas d'Aquin.

     Et si tu veux savoir qui sont aussi les autres,
suis avec le regard le fil de mon discours,
fais avec moi le tour de l'heureuse couronne.

     Ce beau pétillement sort de l'heureux sourire
de Gratien, qui rend de si brillants services
à l'un et l'autre droit, qu'il plaît au Paradis.

     Le suivant, qui plus loin embellit notre chœur,
est ce Pierre qui fit, à l'instar de la pauvre,
offre à la sainte Église de son meilleur trésor.

     La cinquième clarté, parmi nous la plus belle,
respire un tel amour, qu'au monde de là-bas
on éprouve toujours la soif de ses nouvelles;

     dans son intérieur est cette intelligence
d'un savoir si profond que, si le vrai dit vrai,
nul second n'a surgi qui pût voir aussi loin.

     À ses côtés se tient l'éclat de ce flambeau
qui, du temps de sa chair, avait mieux que nul autre
pénétré la nature et l'office angéliques.

     Et dans l'autre splendeur qui sourit près de lui
reste le défenseur des premiers temps chrétiens:
Augustin s'est souvent servi de son latin.

     Or, si de ton esprit le regard est venu
de lumière en lumière, en suivant mes louanges,
il te reste la soif de savoir la huitième.

     C'est là qu'en contemplant le suprême bonheur
jouit cet esprit saint qui du monde trompeur
à qui sait le comprendre a découvert les pièges;

     quant au corps dont l'esprit a dû se séparer,
il repose à Cieldaure; et au bout du martyre
et de l'exil, son âme a trouvé cette paix.

     Au-delà, tu peux voir briller le souffle ardent
d'Isidore, de Bède et celui de Richard,
d'un esprit plus qu'humain comme contemplateur ».

     Celui d'où ton regard s'en retourne vers moi
est le repos d'une âme à qui la mort semblait
venir trop lentement pour ses graves pensers:

     C'est l'éclat éternel de Siger, qui jadis,
lisant rue au Fouarre, avait syllogisé
des vérités d'où vint l'aliment à l'envie. »

     Puis, pareille à l'horloge appelant les fidèles
quand l'épouse de Dieu se lève pour chanter
matines à l'Époux, invoquant son amour,

     en sorte qu'un rouage entraîne et presse l'autre,
en sonnant du tin tin l'agréable harmonie
qui baigne dans l'amour les esprits bien dispos,

     je sentis s'ébranler la ronde glorieuse
et une voix répondre à l'autre avec un son,
avec une douceur qu'on ne saurait connaître

     qu'au seul endroit où dure à tout jamais la joie.



CHANT XI
 

     Oh! qu'il est insensé, l'intérêt des mortels!
De combien de défauts sont pleins les syllogismes
qui leur font battre l'aile et voler près du sol!

     L'un exploitait les lois, l'autre les aphorismes,
un troisième courait après le sacerdoce;
qui prétendait régner par la force ou l'astuce,

     qui projetait un vol, qui lançait une affaire,
qui s'épuisait en proie aux plaisirs de la chair
et qui s'abandonnait, enfin, à la paresse,

     à cet instant où moi, libre de tous ces soins,
je me voyais là-haut, dans le ciel, accueilli
si glorieusement auprès de Béatrice.

     Sitôt que chacun d'eux avait repris sa place
au cercle qu'il avait d'abord abandonné,
il s'arrêtait, plus droit qu'un cierge au chandelier.

     Et j'entendis, du sein de la même splendeur,
la voix de tout à l'heure, à l'éclat redoublé,
m'adresser ce discours comme dans un sourire:

     « Comme je réfléchis ses rayons en moi-même,
de même, en regardant l'éternelle clarté,
je vois dans ta pensée et j'aperçois sa source.

     Tu doutes; tu voudrais qu'on expliquât pour toi
en langage assez clair pour qu'il soit accessible
à ton entendement, quelle était ma pensée

     quand je disais tantôt « que l'on engraisse bien »
et lorsque je disais: « Nul second n'a surgi »;
et il est important de distinguer d'abord.

     La haute Providence, administrant le monde
avec cette sagesse où tout regard créé
s'est perdu bien avant d'arriver jusqu'au fond,

     pour que se dirigeât vers l'Époux bien-aimé
plus sûre d'elle-même et à lui plus fidèle
l'épouse de Celui qui l'unit à lui-même

     avec son sang béni, dans des cris de douleur,
lui fit mander deux princes, dans le but de l'aider
et de l'accompagner, chacun de son côté.

     L'un d'eux fut d'une ardeur tout à fait séraphique;
la sagesse de l'autre a paru sur la terre
un éclat qui venait du chœur des chérubins.

     Je dirai de l'un seul, car en parlant de lui,
quel qu'il soit, on a fait de tous les deux l'éloge,
puisque de leurs efforts la fin était la même.

     Entre l'eau qui descend du mont qu'avait choisi
le bienheureux Ubald et Topino, s'étale
au pied de la montagne une côte fertile

     d'où la chaleur descend, ou le froid, empruntant
la Porte du Soleil, à Pérouse; et plus loin
gémissent sous leur joug Gualdo, puis Nocera.

     Et c'est sur cette côte, à l'endroit où la pente
a perdu sa raideur, qu'un soleil vint au monde,
comme le nôtre naît parfois des eaux du Gange;

     aussi, voulant parler de l'endroit que je dis,
on ne devrait pas dire Assise, c'est trop peu:
pour être plus exact, il faut dire Orient.

     Il n'était pas encor bien loin de son lever,
que déjà tout le monde avait pu contempler
les premiers réconforts de sa grande vertu;

     car, tout jeune, il faisait à son père la guerre
en faveur d'une dame à qui, comme à la mort,
nul n'ouvre avec plaisir la porte de chez lui,

     jusqu'au point qu'il voulut l'épouser à la fin,
coram patrem, devant la Cour spirituelle,
et qu'il aima depuis un peu plus chaque jour.

     Pour elle, veuve encor de son premier Époux,
pendant mille et cent ans on l'avait méconnue
et, jusqu'à lui, laissée obscure et négligée.

     C'est en vain qu'on a su qu'elle fut impassible
chez le pauvre Amyclas, au son de cette voix
qui faisait cependant trembler tout l'univers;

     c'est en vain qu'elle fut courageuse et constante
et, tandis que pour elle restait en bas Marie,
elle a suivi le Christ jusqu'en haut de la croix.

     Comme je ne veux pas procéder par énigmes,
dans mon parler diffus il faut que tu comprennes
par ces deux amoureux, François et Pauvreté.

     Leurs visages joyeux, leur bonne intelligence,
leur amour admirable et leurs tendres regards
ne produisaient jamais que de saintes pensées,

     tellement que Bernard le vénérable ôta
sa chaussure et courut le premier vers la paix,
et trouvait que sa course était encor trop lente.

     Ô richesse inconnue, ô féconde bonté!
Gilles se déchaussa, Sylvestre l'imita,
voulant suivre l'époux, tant leur plaisait l'épouse!

     Lui, le père et le maître, il s'en fut par la suite
errant avec sa femme et sa sainte famille
qui se ceignait déjà de son humble cordon.

     Le signe d'un cœur vil ne marquait pas son front,
quoiqu'il ne fût que fils de Pierre Bernardone
et qu'on ne lui montrât qu'un merveilleux mépris;

     mais souverainement ayant fait l'exposé
de son projet austère, il obtint d'Innocent
pour la première fois de son ordre le sceau.

     Tous les jours s'augmentait une foule de pauvres
derrière celui-ci, dont la vie admirable
dit la gloire du Ciel encor mieux que la sienne.

     Honorius, au nom de l'Esprit éternel,
pour la seconde fois mit alors la couronne
aux saintes volontés de cet archimandrite.

     Et lorsque, stimulé par la soif du martyre,
il eut, sous les regards de l'orgueilleux Soudan,
prêché le nom du Christ et de ceux qui suivirent,

     et qu'ayant rencontré cette gent trop rétive
à la conversion, plutôt que d'y rester
il vint cueillir le fruit des plants italiens,

     sur un âpre rocher entre l'Âme et le Tibre
il prit de Jésus-Christ son ultime stigmate,
dont il porta deux ans l'empreinte sur son corps.

     Quand il plut à Celui qui l'avait distingué
de l'appeler en haut, pour cette récompense
qu'il a su mériter par son humilité,

     à ses frères, qui sont ses droits héritiers,
il a recommandé le soin de son épouse,
ordonnant qu'on l'aimât avec fidélité;

     et puis de son giron cette âme radieuse
accepta de partir, rentrant dans son royaume;
et il ne voulut pas, pour son corps, d'autre bière.

     Tu vois, par lui, quel fut cet autre qui l'aida
à mener dignement la barque de saint Pierre
flottant en haute mer vers le refuge élu.

     Et ce fut ce dernier qui fut mon patriarche;
et celui qui le suit, comme il l'a commandé,
comme tu peux comprendre, a bien chargé sa nef.

     Son troupeau, cependant, de nouvelles pâtures
est devenu friand, et ne peut s'empêcher
d'aller s'éparpillant sur des chemins divers;

     et plus de ce troupeau les brebis vagabondent,
s'écartant du sentier qui leur était tracé,
plus elles rentreront sans lait à leur bercail.

     II en existe encor qui, craignant le danger,
se collent au berger, mais elles sont si rares
qu'un bout de drap suffit pour tailler leurs manteaux.

     Ores, si mes propos ne sont pas trop fumeux,
si tu m'as écouté bien attentivement
et si tu te souviens de tout ce que je t'ai dit,

     tu dois voir tes désirs satisfaits en partie;
car tu sais où la plante est en train de casser
et quel était le sens de ma correction:

     « Que l'on engraisse bien, à moins qu'on ne s'égare. »



CHANT XII
 

     Dès le premier instant où la flamme bénie
finit de prononcer les dernières paroles,
la meule des élus se remit à tourner.

     Elle venait à peine de faire un tour complet,
lorsqu'une autre guirlande entoura la première
et rendit chant pour chant, allure pour allure,

     ce chant qui surpassait par sa douce harmonie
celui de nos sirènes et de toutes nos muses,
comme un rayon premier surpasse son reflet.

     Comme sur le fond flou d'un nuage s'inscrivent,
peints aux mêmes couleurs, deux cercles concentriques,
lorsque Junon en donne à sa servante l'ordre,

     et celui du dedans produit l'autre au-dehors,
de la façon dont naît la voix de l'amoureuse
que l'amour consuma comme brume au soleil,

     apportant aux humains sur terre l'assurance
(suivant ce que jadis Dieu promit à Noé)
qu'on ne reverra plus les vagues du déluge;

     ainsi les deux bouquets de rosés éternelles
faisaient tourner leur ronde autour de nous sans cesse,
l'externe répondant à celui du dedans.

     Et lorsque enfin la danse et l'autre grande fête
de leur chant et des feux qui rallumaient plus fort,
par couples, leurs clartés amoureuses et gaies,

     s'arrêtèrent d'accord, à la même seconde
comme, lorsqu'un plaisir les sollicite, on voit
nos deux yeux se fermer et s'ouvrir de concert,

     alors, du cœur de l'un de ces éclats nouveaux,
une voix s'éleva, qui me fit me tourner
comme l'étoile fait l'aiguille la chercher,

     et elle commença: « L'amour qui me rend belle
m'induit à te parler au sujet de ce chef
qui fit, à son propos, si bien parler du mien.

     Où se trouve l'un d'eux, l'autre aussi doit paraître,
car tout ainsi qu'ils ont ensemble combattu,
il convient qu'à son tour leur gloire brille ensemble.

     La milice du Christ, dont le réarmement
devait coûter si cher, derrière son enseigne
s'ébranlait lentement, craintive et clairsemée,

     lorsque cet Empereur dont le règne est sans fin
vint aider son armée en danger de se perdre,
de par sa seule grâce et sans qu'elle en fût digne,

     et, comme on te l'a dit, secourut son épouse
avec ces deux guerriers dont le faire et le dire
du peuple dévoyé redressèrent la marche.

     Là-bas, dans la contrée où naît le doux zéphyr
pour ouvrir les bourgeons de la feuille nouvelle
dont on voit au printemps se revêtir l'Europe,

     assez près de l'endroit où se brisent les vagues
qui cachent pour un temps aux regards des humains
le soleil à la fin de sa carrière ardente,

     est le pays où gît Calaruega l'heureuse,
sous la protection de ce superbe écu
qui porte le lion à la pointe et au chef.

     C'est là qu'a vu le jour cet amant fortuné
de la foi des chrétiens, cet athlète sacré
qui fut doux pour les siens et dur pour l'ennemi.

     Et dès qu'il fut créé, son esprit se trouva
si puissamment comblé des plus vives vertus,
qu'avant de naître il fit prophétiser sa mère.

     Et lorsque entre lui-même et la foi fut conclu
le mariage saint sur les fonts où tous deux
se promirent pour dot leur salut mutuel,

     la femme qui pour lui donnait l'assentiment
dans un songe entrevit les admirables fruits
qui devaient provenir de lui comme des siens

     et, pour qu'il fût de nom tel qu'il fut par nature,
une inspiration lui fit donner le nom
du possessif du maître auquel il appartient.

     Il fut dit Dominique; et je parle de lui
comme du jardinier qu'avait choisi le Christ,
pour vaquer avec lui aux soins de son jardin.

     Il était messager et compagnon du Christ,
car le premier amour qu'on a pu voir en lui
fut le premier conseil qu'avait donné le Christ.

     Sa nourrice, souvent, le trouvait étendu
en silence, éveillé, contre la terre nue,
comme s'il avait dit: « Voilà pourquoi je viens! »

     Que son père vraiment fut bien nommé Félix!
Que sa mère vraiment mérita d'être Jeanne,
si, bien interprété, ce nom vaut ce qu'il dit!

     Et non pas pour le siècle, auquel pensent tous ceux
que font peiner en vain l'Ostiense ou Thaddée,
mais pour le seul amour de la manne réelle,

     il devint grand docteur, après un bref délai,
tel qu'il se mit bientôt à travailler la vigne
qu'un mauvais vigneron réduit vite à néant.

     Puis, au siège qui fut plus bénin autrefois
aux pauvres méritants (non pas lui, mais plutôt
celui qui l'occupait, et maintenant forligne),

     ce n'est pas un rabais de deux ou trois sixièmes,
ce n'est pas le premier bénéfice vacant,
pas plus que decimas, quae sunt pauperum Dei,

     qu'il demanda; mais bien licence pour combattre
les erreurs de ce monde, au nom de la semence
dont vingt-quatre fleurons tournent autour de toi.

     Puis; fort de sa doctrine et de sa volonté,
il est parti servir l'office apostolique,
comme un torrent jailli d'une veine puissante,

     et il s'en fut porter aux déserts hérétiques
son cours impétueux, d'autant plus vivement
qu'avec plus de vigueur ceux-ci lui résistaient.

     Divers autres ruisseaux découlèrent de lui,
qui vinrent arroser le jardin catholique,
fortifiant ainsi ses nombreux arbrisseaux.

     Si telle est, dans le char, l'une de ces deux roues
qui de la sainte Église assurent la défense,
la faisant triompher dans la guerre civile,

     je crois que maintenant tu dois voir clairement
l'excellence de l'autre, au sujet de laquelle
Thomas fut si courtois avant mon arrivée.

     Cependant, le sillon qu'avait tracé le haut
de sa rondeur se trouve à présent délaissé,
si bien qu'au lieu de tartre on n'a que moisissure;

     car ses héritiers, qui jadis marchaient droit
tant qu'ils l'avaient suivi, cheminent en désordre,
le premier fourvoyant celui qui vient derrière.

     Et l'on verra bientôt se lever la moisson
de ce mauvais labeur; et ce jour-là l'ivraie
réclamera le droit de rentrer au grenier.

     Il n'est que naturel qu'en passant feuille à feuille
notre volume, on puisse y trouver quelque page
où l'on lise: « Je suis ce que je fus toujours »,

     mais non pas dans Casal ni dans Acquasparta,
qui n'augmentent le livre que de mauvais feuillets,
l'un pour mieux l'éluder, l'autre pour le raidir.

     Je suis l'âme, pour moi, de ce Bonaventure
de Bagnoreggio, qui, dans les grands offices,
ai toujours méprisé ce que faisait la gauche.

     Augustin est là-bas, avec l'Illuminé,
qui des pauvres déchaux furent deux des premiers
dont le cordon gagna l'amitié de Dieu.

     Tu vois aussi près d'eux Hugues de Saint-Victor
et Pierre le Mangeur et Pierre l'Espagnol,
qui brille encor chez vous grâce à ses douze livres;

     le prophète Nathan et le métropolite
Chrysostome, et Anselme, ainsi que ce Donat
qui daigna s'occuper des rudiments de l'art;

     Raban est avec nous et, à côté de moi,
tu vois briller l'abbé Joachim de Calabre,
qui fut jadis doué d'un esprit prophétique.

     Ce furent de Thomas l'ardente courtoisie
et le discret latin, qui m'ont encouragé
à louer de la sorte un si grand paladin,

     entraînant avec moi toute ma compagnie. »



CHANT XIII
 

     Que celui qui prétend voir ce que moi j'ai vu
imagine (et qu'il garde aussi ferme qu'un roc
cette image, le temps que dure mon discours)

     quinze astres resplendir dans des points différents
du ciel, en y mettant une telle clarté
qu'elle transpercerait n'importe quel brouillard.

     Qu'il imagine aussi ce char que notre ciel
garde dans son giron la nuit comme le jour
et qui reste visible en virant du timon.

     Qu'il imagine un cor avec son pavillon
et dont le but commence à la pointe de l'axe
autour duquel se meut la première des sphères,

     dessinant sur le ciel, de ses astres, deux signes
pareils à ceux que fit la fille de Minos
lorsqu'elle ressentit les affres de la mort;

     et que, l'un se baignant dans les rayons de l'autre,
ils tournent tous les deux, mais de telle manière
que l'un va vers d'abord et l'autre vers tantôt.

     Il pourra voir alors du vrai groupe d'étoiles
l'ombre ou peut-être moins, et de la double danse
qui tournait tout autour du point où je restais;

     car elle surpassait tout ce que nous savons,
de même que le cours du ciel le plus rapide
surpasse, sur le sol, le cours de la Chiana.

     Là-haut, on ne chantait ni Bacchus ni Péan,
mais de la Trinité la nature divine,
avec l'humaine en plus chez l'un seul de ces trois.

     La mesure finit du chant et de la danse,
et ces saintes splendeurs se tournèrent vers nous,
et chaque soin nouveau rendait leurs feux plus vifs.

     Le bienheureux silence à la fin fut rompu
par la même clarté par qui du petit pauvre
de Dieu j'avais d'abord appris la belle histoire.

     « Quand déjà, me dit-il, d'une paille broyée
la graine est recueillie et rentrée au grenier,
le doux amour m'invite à t'en fouler une autre.

     Tu penses que le sein d'où l'on tira la côte
qui servit pour former cette belle figure
dont vous payez si cher le palais trop gourmand,

     de même que celui qui, percé par la lance,
expia tant l'après que l'avant, tellement
qu'aucun péché ne peut emporter la balance,

     autant qu'il est permis à l'humaine nature
d'acquérir de lumière, ils l'eurent tous les deux
des mains de ce pouvoir qui les fit l'un et l'autre:

     c'est pourquoi t'a surpris ce que j'ai dit plus haut,
alors que j'affirmais qu'il n'eut pas de second,
cet heureux que contient la cinquième clarté.

     Mais ouvre maintenant les yeux à ma réponse:
tu verras ta croyance aussi bien que mes dires
comme le centre au cercle englobés dans le vrai.

     Ce qui n'a pas de mort et ce qui peut mourir,
l'un et l'autre, ne sont qu'un reflet de l'idée
qu'engendre le Seigneur au moyen de l'amour;

     car le vivant éclat qui se diffuse ainsi
de Celui qui la fit, mais sans se séparer
de lui ni de l'amour qui fait trois avec eux,

     grâce à sa qualité, rassemble les rayons
et les reflète ensuite à travers neuf substances,
en restant elle-même éternellement une.

     Elle descend ensuite aux dernières puissances
en passant d'acte en acte, et s'affaiblit au point
qu'il en sort seulement de brèves contingences.

     Or, quant à celle-ci, j'appelle de ce nom
les êtres engendrés, qu'avec ou sans semence
le mouvement du ciel pousse vers l'existence.

     La cire n'était pas la même, dans ces astres,
ni ceux qui l'ont pétrie; et c'est pourquoi, d'en bas,
brille diversement leur essence idéale;

     ce qui fait que parfois le même arbre produit
des fruits plus ou moins bons, mais de la même espèce,
et que l'on trouve en vous de si divers génies.

     Si la cire était prise à son meilleur moment
et la vertu du Ciel au degré le plus haut,
la clarté de l'empreinte y brillerait entière;

     mais la nature fait qu'il y manque toujours
quelque chose, et travaille à l'instar de l'artiste,
qui connaît bien son art, mais que la main suit mal.

     Mais si le chaud Amour trace et empreint lui-même
le portrait lumineux de la Vertu première,
le sceau qui s'en dégage est parfait en tout point.

     C'est ainsi qu'autrefois il a créé la terre
digne de recevoir un animal parfait;
c'est de cette façon que la Vierge conçut;

     en sorte que j'admets ton premier point de vue,
que le savoir humain ne fut et ne sera
jamais aussi parfait que dans ces deux personnes.

     Or, si je m'arrêtais sans m'expliquer plus loin,
ton premier mouvement serait pour demander:
« Comment donc celui-ci n'eut-il pas son pareil? »

     Pour que te semble clair ce qui paraît obscur,
pense quel homme il fut et quelle était l'envie
qui lui fit demander, lorsqu'on lui dit: « Demande! ».

     J'ai parlé de façon que tu puisses comprendre
qu'il voulut, étant roi, demander la sagesse,
pour être suffisant dans son rôle de roi,

     et non pas pour connaître exactement le nombre
des moteurs de là-haut, ni si le nécessaire
avec le contingent donnent du nécessaire,

     ni si dare est primum motum esse non plus,
ni comment obtenir que dans un demi-cercle
soit inscrit un triangle aux trois angles aigus.

     Si j'ajoute ces mots à tout ce qui précède,
la prudence royale est la seule sagesse
où s'adressait tantôt le trait de mon dessein.

     Et si d'un œil serein tu regardes surgi,
tu verras qu'il ne peut se rapporter qu'aux rois,
qui sont assez nombreux, mais rarement parfaits.

     Entends donc mes propos avec cette réserve:
je ne contredis plus, ainsi, ce que tu crois,
sur notre premier père et sur le Bien-Aimé.

     Et que ceci te soit toujours du plomb aux pieds,
pour te faire avancer lentement, comme las,
vers le oui, vers le non que tu n'aperçois pas.

     Il faut que celui-là soit un sot, et des grands,
qui, sans examiner, affirme ou bien conteste,
quand dans un sens quelconque il donne son avis.

     Il arrive, en effet, que l'on voit bien souvent
l'opinion des gens s'incliner vers l'erreur,
et l'amour-propre sert d'entrave au jugement.

     Qui veut pêcher le vrai sans en connaître l'art
s'éloignera du port pis qu'inutilement,
car il ne rentre pas tel qu'il était parti.

     Vous avez de cela des preuves évidentes
dans le monde, où Bryson, Mélissus, Parménide
et d'autres sont partis sans savoir vers quels buts,

     comme Sabellius, Arius, et ces fous
qui pour les saints écrits furent comme l'épée
qui d'un visage droit en fait un de travers.

     On doit bien se garder de trop précipiter
le jugement, pareils à ceux qui de leur blé
fixent le prix sur pied, avant qu'il n'ait mûri;

     car j'ai vu bien souvent quelque buisson paraître
durant tout un hiver sec et couvert d'épines,
et au printemps garnir de rosés le sommet;

     et j'ai vu le bateau glisser facilement
sur l'eau, cinglant tout droit pendant la traversée,
et sombrer à la fin, à deux brasses du port.

     Donc, que Madame Berthe et le sieur Martin,
ayant vu l'un voler, l'autre faire l'aumône,
n'aillent pas préjuger du jugement du Ciel,

     car ils peuvent, les deux, s'élever ou tomber. »



CHANT XIV
 

     Du centre au cercle, ou bien du cercle vers le centre,
on voit l'eau se mouvoir dans un vase arrondi,
suivant qu'on l'a touché sur le bord ou dedans.

     Dans mon esprit naquit tout à coup cette idée
que je viens d'exprimer, dès le premier moment
où l'esprit glorieux de Thomas s'était tu;

     car je pensais trouver certaine analogie
dans ses propos, suivis de ceux de Béatrice,
qui me fit la faveur de parler après lui:

     « II lui faut maintenant, quoiqu'il n'en dise rien
de vive voix, ni même en sa propre pensée,
atteindre à la racine une autre vérité.

     Dites-lui si l'éclat dont s'embellit ainsi
votre substance propre est éternellement
pour vous un compagnon tel qu'il est à présent;

     et s'il doit vous rester, expliquez-lui comment,
lorsque l'on vous rendra votre écorce visible,
il n'aura pas le don d'offusquer votre vue. »

     Comme, pressés parfois par le vif aiguillon
d'un plaisir grandissant, ceux qui dansent en ronde
haussent d'un ton leur voix, où paraît leur liesse,

     de même, à la demande empressée et pieuse,
une nouvelle joie envahit les saints cercles,
traduite par leur danse et par leurs doux accords.

     Celui-là qui se plaint parce qu'on meurt sur terre
pour vivre au ciel, le fait pour avoir ignoré
le rafraîchissement de la pluie éternelle.

     Cet Un et Deux et Trois qui pour toujours existe
et qui règne à jamais en Trois et Deux et Un
et contient l'univers sans être contenu,

     était trois fois chanté par chacune des âmes,
et leur belle chanson suffirait pour payer
à leur plus juste prix les plus brillants mérites.

     Ensuite j'entendis dans l'éclat le plus saint
du cercle intérieur une voix aussi douce
que celle de l'archange interpellant Marie

     répondre: « Aussi longtemps que durera la fête
du Paradis, l'amour que nous portons en nous
brillera de la sorte au sein de cette robe.

     L'éclat de sa splendeur se mesure à l'ardeur
et l'ardeur à la vue; et celle-ci dépend
à son tour de la grâce impartie à chacun.

     Le jour où de la chair glorieuse et sans tache
nous serons revêtus, nos personnes seront
plus belles qu'aujourd'hui, pour être enfin entières;

     ce qui doit augmenter la lumière d'amour
que le plus grand des Biens nous donna par sa grâce;
et c'est par sa vertu qu'on le peut contempler.

     Alors, par conséquent, s'augmentera la vue
et croîtra cette ardeur qui s'allume à son feu,
ainsi que le rayon qui prend naissance d'elle.

     Mais, pareil au charbon qui produit une flamme
mais dont le blanc éclat dépasse sa clarté,
faisant qu'on le distingue aisément à travers,

     de même le brillant qui nous revêt ici
se verra dépasser par l'aspect de la chair
qui demeure à présent recouverte de terre.

     Sa splendeur ne pourra fatiguer nos regards,
les organes des sens devenant assez forts
pour porter ce qui doit servir à notre joie. »

     Et l'un et l'autre chœur me semblèrent alors
si prompts et si contents d'ajouter leur « amen »,
qu'on sentait le désir de leurs corps trépassés;

     non seulement, peut-être, pour eux, mais pour leurs mères,
pour leurs pères, pour ceux qui leur furent si chers
avant de devenir des flambeaux éternels.

     Voici que tout à coup, égal quant à l'éclat,
un feu nouveau parut autour de ce premier,
pareil à la clarté qui monte à l'horizon.

     Et comme l'on peut voir, à l'heure où la nuit monte,
s'allumer lentement des feux nouveaux au ciel,
revêtant un aspect à la fois faux et vrai,

     je crus apercevoir des substances nouvelles
que je distinguais mal et qui formaient un cercle
au-dehors, tout autour des deux cercles premiers.

     Ô vrai scintillement de l'Esprit sacro-saint!
Comme il est apparu soudain resplendissant
à mes yeux qui, vaincus, ne pouvaient le souffrir!

     Mais Béatrice alors découvrit à mes yeux
un sourire si beau, qu'il faut que j'abandonne
l'espoir de ranimer un pareil souvenir.

     Mon regard reprenant un peu plus de vigueur,
je pus en faire usage et je nous vis, moi seul
et ma dame, emportés vers un bonheur plus haut.

     Et je sus qu'en effet nous venions de monter
en voyant le sourire incandescent de l'astre
qui semblait rougeoyer plus qu'à son ordinaire.

     Du fond de ma poitrine, en parlant cette langue
qui n'est qu'une pour tous, je fis offrande à Dieu,
comme le requérait cette nouvelle grâce.

     L'ardeur de l'oraison ne s'était pas éteinte
tout à fait dans mon cœur, que déjà je savais
qu'on avait accueilli mes vœux avec faveur,

     car je vis des splendeurs qui formaient deux rayons,
avec un tel brillant et rougeoyant si fort
que je dis: « Hélios, comme tu les habilles! »

     Comme la galaxie étend d'un pôle à l'autre
un fleuve de clarté qui fait douter les sages,
dans un miroitement de feux plus grands ou moindres,

     ces rayons constellés, de même, composaient
aux profondeurs de Mars le signe vénérable
que fait la jonction des cadrans dans un cercle.

     Ici, le souvenir l'emporte sur l'esprit:
sur cette croix brillait d'un tel éclat le Christ,
que je ne puis trouver un exemple assez digne;

     mais qui porte sa croix et marche avec le Christ
devra bien m'excuser sur ce que je dois taire,
lorsqu'il reconnaîtra le blanc éclat du Christ.

     Du bout d'un bras à l'autre et du sommet au pied
s'écoulaient des splendeurs qui scintillaient plus fort
aux points de croisement de leurs brèves rencontres:

     c'est ainsi que l'on voit courir, droits ou tordus,
lestes ou paresseux, plus longs ou bien plus courts,
d'aspect toujours changeant, les grains de la poussière

     jouant dans un rayon qui projette un pont d'or
au coin d'ombre que l'homme, en cherchant un abri,
dispose par son art et son intelligence.

     Et comme un violon qui jouerait de concert
avec la harpe, laisse entendre un son si doux
même aux plus ignorants du fait de la musique,

     de même, des clartés qui paraissaient en haut,
le long de cette croix, un air se composait,
dont j'étais transporté sans en saisir les mots.

     Sans doute, je voyais que c'étaient des louanges,
car « Ressuscite! » ainsi que « Triomphe! » venait
jusqu'à moi, qui pourtant écoutais sans comprendre.

     Je me sentais ravir par un amour si fort,
que jusqu'à ce moment je n'ai vu nul objet
qui m'attachât le cœur par de si douces chaînes.

     Peut-être ce propos paraîtra téméraire,
qui subordonne ainsi l'amour du doux regard
au spectacle duquel repose mon désir;

     mais celui qui comprend que les vives empreintes
de toutes les beautés s'augmentent en montant,
et que depuis tantôt je ne l'avais pas vue,

     pourra me pardonner ce dont, moi, je m'accuse
pour m'excuser tout seul, et voir que je dis vrai:
car je n'ai pas exclu cette sainte allégresse,

     puisque plus haut on monte, et plus elle s'épure.



CHANT XV
 

     La douce volonté par laquelle s'exprime
l'amour qui vole droit, comme la convoitise
ne saurait s'exprimer si ce n'est par le mal,

     imposa le silence à cette aimable lyre
et rendit le repos à ces cordes sacrées
que la droite du ciel éveille et fait vibrer.

     Comment resteraient sourds à de justes prières
ces esprits qui d'un coup, pour me donner envie
de les interroger, se taisaient à la fois?

     Celui qui, pour l'amour des choses éphémères,
se dépouille à jamais, tout seul, de cet amour,
n'a pas trop, pour pleurer, des siècles éternels.

     Telle que dans le soir tranquille et sans nuages
file de temps en temps l'étincelle rapide
appelant le regard qu'elle prend par surprise,

     en sorte qu'on dirait qu'une étoile voyage,
quoique de cet endroit qui la vit s'allumer
nulle ne s'en détache, et qu'elle dure à peine;

     telle à côté du bras qui s'étend vers la droite
un astre descendit, se séparant des autres
qu'on y voyait briller, jusqu'au pied de la croix,

     le joyau demeurant toujours dans son écrin,
et fila tout au long du pilier éclatant,
comme un feu glisserait derrière un mur d'albâtre.

     Avec autant d'amour jadis, dans l'Elysée,
si l'on croit ce qu'en dit notre meilleure Muse,
courait l'ombre d'Anchise apercevant son fils.

     « O sanguis meus, o superinfusa
gratia Dei, sicut tibi cui
bis unquam caeli janua reclusa
? »

     Ainsi disait l'éclat où je mis mon regard;
et puis je le tournai de nouveau vers ma dame,
restant de part et d'autre également saisi;

     car au fond de ses yeux brillait un tel bonheur
que je crus, par les miens, toucher jusques au fond
de ma grâce elle-même et de mon paradis.

     Plus bel encore à voir, qu'il était à l'entendre,
à ce commencement il ajouta des choses
que je ne compris pas, tant il était profond.

     Ce n'est pas qu'il cherchât à me paraître obscur:
c'était sans le vouloir, car ses conceptions
dépassaient de trop loin la mortelle mesure.

     Et lorsque enfin de l'arc de son amour ardent
la flèche fut partie, et que de son discours
le sens vint au niveau de notre entendement,

     les propos que d'abord j'entendis prononcer
furent: « Béni sois-tu, Trois et Un à la fois,
qui fis cette faveur à quelqu'un de ma race! »

     Ensuite il poursuivit: « Le jeûne long et doux
que je traîne avec moi, lisant le long volume
où le blanc et le noir restent toujours pareil,

     ô mon fils, a pris fin au sein de la lumière
d'où je te parle ainsi, par la grâce de celle
qui te rendit ailé pour un vol si hautain.

     Tu crois que tes pensers par la première Essence
arrivent jusqu'à moi, comme pour qui le sait
le cinq comme le six viennent de l'unité;

     c'est pourquoi tu t'abstiens de demander mon nom,
ou la raison qui fait que je suis plus heureux
que les autres esprits de cette foule allègre.

     Ce que tu crois est vrai, car tous, petits ou grands,
dans la vie où je suis, nous voyons le miroir
où le penser se montre avant qu'on l'ait pensé.

     Mais pour mieux contenter la sainte charité
qui fait le seul objet de ma veille éternelle
et qui me donne soif du plus doux des désirs,

     dis de ta propre voix sûre et joyeuse et ferme,
dis quel est ton vouloir et quelle est ton envie,
car ma réponse est prête et n'attend plus que toi.

     Alors je regardai Béatrice; elle sut
mon désir sans discours et fit en souriant
le signe qui donnait des ailes au désir.

     Et je dis à l'esprit: « L'amour et l'intellect,
depuis que vous voyez l'égalité première,
ont pour chacun de vous un seul et même poids,

     parce que du soleil qui vous brûle et vous baigne
la chaleur et l'éclat sont tellement égaux,
que les comparaisons seraient insuffisantes.

     Pourtant, chez les mortels, l'envie et les moyens,
pour les raisons que vous, vous connaissez si bien,
ont l'aile, bien souvent, diversement puissante,

     et moi, qui suis mortel, je ressens vivement
cette inégalité: c'est pourquoi je rends grâces
rien qu'avec tout mon cœur à cet accueil paterne.

     Pourtant, je t'en supplie, ô vivante topaze
qui garnis de tes feux ce joyau sans pareil,
satisfais mon désir de connaître ton nom! »

     « Ô feuille de ma plante, ô toi que j'attendais
avec tant de plaisir, vois en moi ta racine! »
Tel fut le bref début qu'il fit à sa réponse;

     et puis il poursuivit: « Celui dont est venu
le nom de tous les tiens, fait depuis plus d'un siècle
sur le premier palier le tour de la montagne.

     Il était mon enfant et fut ton bisaïeul;
et ce serait raison, si par tes bonnes œuvres
tu voulais abréger cette longue fatigue.

     Florence, dans l'enclos de ses vieilles murailles
d'où lui vient tous les jours l'appel de tierce et none,
vivait jadis en paix, plus sobre et plus pudique.

     On n'y connaissait pas bracelets ou couronnes
ou ces jupons brodés ou ces belles ceintures
que l'on regarde plus que celle qui les met.

     La fille qui naissait n'était pas pour son père
un objet de terreur: l'âge comme la dot
ignoraient les excès en trop peu comme en trop.

     On vivait entassés dans des maisons modestes,
puisque Sardanapal n'avait pas enseigné
le parti que l'on peut tirer de simples pièces.

     Votre Uccellatojo n'avait pas surpassé
le mont de Marius; mais comme il l'a vaincu
par la splendeur, la chute en sera de plus haut.

     Bellincione Berti, de son temps, se ceignait
de cuir et d'os; j'ai vu sa femme revenir
du miroir, sans avoir maquillé son visage.

     Et j'ai vu les Nerli comme les Vecchio
se contenter souvent de leur peau toute nue,
leurs femmes du fuseau et de leur quenouillée.

     Heureuses femmes! Vous, vous saviez à l'avance
où serait votre tombe; aucune n'est restée
toute seule en son lit, à cause des Français.

     L'une passait son temps veillant sur le berceau
et, en le balançant, employait le langage
qui fait l'amusement des pères et des mères;

     l'autre, de son côté, tout en filant la laine,
racontait aux enfants les histoires anciennes
des Troyens, de Fiesole et de Rome la grande.

     On eût été surpris d'y voir des Cianghella,
des Lapo Saltarello, plus qu'on serait de voir
aujourd'hui Cornélie ou bien Cincinnatus.

     Dans ce charmant repos, dans cette belle vie
de tous les citoyens, dans cette république
pleine d'honnêteté, dans ce si doux séjour

     m'a fait venir Marie à grands cris invoquée;
le baptistère ancien m'avait vu recevoir,
avec la foi du Christ, le nom de Cacciaguide.

     Moronte et Elysée ont été mes deux frères;
ma femme descendait de la rive du Pô,
et c'est d'elle que vient le surnom qu'on te donne.

     Ensuite, j'ai servi sous l'empereur Conrad
et fus reçu par lui dans sa propre milice,
tant il avait en gré mes belles actions.

     Je marchai sur ses pas contre l'iniquité
de la religion dont les sujets usurpent,
aidés par vos pasteurs, votre droit légitime.

     Et c'est là que je fus par cette race immonde
détaché des liens de ton monde trompeur
dont le funeste amour avilit tant d'esprits,

     et j'obtins cette paix au prix de mon martyre. »



CHANT XVI
 

     Mesquine ambition de notre pauvre sang,
si tu rends les mortels si glorieux et vains
ici-bas, sur la terre où notre amour languit,

     je n'en serai jamais étonné désormais,
puisque là, dans le ciel où mauvaise envie
ne pousse pas, tu pus me rendre vain moi-même!

     Mais tu n'es qu'un manteau qui bientôt reste court
et que de jour en jour il nous faut rapiécer,
car les ciseaux du temps le rognent de partout.

     Par ce « vous » que dans Rome on a d'abord admis
et que ses habitants conservent moins que d'autres,
je repris aussitôt le fil de mon discours;

     et comme Béatrice était auprès de moi,
le sourire qu'elle eut me rappelait la toux
qui du premier faux pas avertissait Genièvre.

     Ainsi je commençai: « Vous êtes bien mon père,
vous rendez à ma voix une entière assurance;
vous me relevez tant que je suis plus que moi;

     et par tant de ruisseaux se remplit d'allégresse
mon esprit, qu'en lui-même il se fait une fête
de pouvoir la souffrir sans que le cœur se brise.

     Pourtant, veuillez me dire, ô mes chères prémices,
quels furent vos aïeux, et quelle fut l'année
qui de votre jeunesse a marqué le début;

     et représentez-moi le bercail de saint Jean
tel qu'il était alors; et quels étaient les hommes
plus dignes d'y siéger aux places les plus hautes. »

     Comme au souffle du vent s'avive la couleur
dans le charbon ardent, je vis cette clarté
devenir plus brillante aux mots affectueux;

     et comme elle devint plus belle à mes regards,
elle dit, d'une voix plus douce et plus suave,
mais non avec les mots que l'on sait maintenant:

     « À partir de ce jour où l'ange dit Ave
jusqu'au jour où ma mère, à présent dans la gloire,
se délivra de moi, dont elle était enceinte,

     cinq cent cinquante et trente est le nombre de fois
que cet astre où je suis vint auprès du Lion
pour ranimer sa flamme aux plantes de ses pieds.

     Mes ancêtres et moi, nous sommes nés au point
par où font leur entrée au dernier des sextiers
ceux qui courent chez vous aux jeux de tous les ans.

     II suffit de savoir cela de mes aïeux:
car quels étaient leurs noms et d'où venait leur race,
il semble plus séant de ne pas en parler.

     Tous ceux qui, dans ce temps, se trouvaient en état
de s'armer, depuis Mars jusqu'à Saint Jean-Baptiste,
des vivants d'à présent n'étaient que le cinquième;

     mais le commun du peuple, où maintenant se mêlent
les gens de Castaldo, de Campi, de Figline,
était alors très pur jusqu'au moindre artisan.

     Oh! qu'il eût mieux valu n'être que les voisins
de ces gens que j'ai dit, et fixer vos confins
en deçà de Galuzze et de Trespiano,

     que de les accepter, souffrant la puanteur
du vilain d'Aguglion, ou de celui de Signe
dont l'œil déjà perçant promet les vols futurs!

     Et si le plus pourri des états des humains
ne s'était pas montré marâtre pour César,
mais une mère aimant son fils avec tendresse,

     tel devient Florentin et commerce et trafique,
qui n'aurait pas quitté son bouge à Semifonte,
où jadis son aïeul mendiait pour son pain.

     Montemurlo serait toujours aux mains des comtes;
au doyenné d'Acone on verrait les Cerchi,
et les Buondelmonti peut-être à Valdigrieve.

     Car la confusion de tous ces habitants
fut le commencement des maux de la cité,
comme de ceux du corps l'aliment superflu:

     le taureau qui voit mal tombe plus pesamment
que l'agneau né sans yeux; et souvent une épée
taille plus et fend mieux que cinq qu'on met ensemble.

     Tu n'as qu'à regarder Urbisaglia, Luni
disparaître du monde, et comment derrière elles
Chiusi, Sinigaglia suivent la même route;

     et d'entendre comment s'éteignent les familles
ne te paraîtra plus étrange et difficile,
si toute une cité peut disparaître ainsi.

     Enfin, toutes vos choses conduisent à la mort,
vous y menant aussi, lorsqu'elles durent plus;
vous ne le voyez pas, mais la vie, elle, est brève.

     Comme le ciel lunaire avec son mouvement
recouvre et met à nu sans cesse les rivages,
ainsi fait la Fortune avec ceux de Florence.

     On ne devrait donc pas tenir pour surprenant
ce que je te dirai des Florentins illustres
dont le temps obscurcit la réputation.

     Oui, je les ai tous vus, Ughi, Catellini,
Ormanni, Filippi, Greci, Alberichi,
illustres citoyens, déjà sur le déclin;

     et j'ai vu les maisons aussi grandes qu'anciennes
de ceux de Sannella, comme de ceux d'Arca,
Ardinghi, Botichi et Soldanieri.

     À côté de la porte à présent accablée
par l'autre iniquité, qui lui pèse si lourd
qu'elle fera bientôt crouler toute la barque,

     étaient les Ravignan, desquels sont descendus
tous ceux qui par la suite, avec le comte Guide,
ont hérité le nom du grand Bellincioni.

     Déjà Délia Pressa connaissait à merveille
l'art du gouvernement, et les Galigaï
portaient déjà la garde et le pommeau dorés.

     La colonne du Vair était alors bien grande,
Sacchetti, Ginocchi, Fifanti, Barucci,
Galli, comme tous ceux qu'un boisseau fait rougir.

     La source où sont venus plus tard les Calfucci
était grande, et déjà l'on mettait les Sizi
et les Arigucci sur la chaise curule.

     Qu'ils étaient grands alors, ceux que leur vanité
a fait tomber depuis! Alors les boules d'or
parmi les plus hauts faits accompagnaient Florence.

     Ainsi se sont conduits les pères de ceux-là
qui, dès que votre église est vacante à présent,
préfèrent s'engraisser aux dépens du chapitre.

     L'outrecuidant lignage acharné d'habitude
contre celui qui fuit, et qui devient agneau
dès qu'on lui laisse voir la bourse ou bien les crocs,

     commençait à monter, mais partait de bien bas;
Ubertin Donato ne s'est pas réjoui
de voir que son beau-père en faisait des parents.

     Déjà Caponsacco habitait le Marché,
descendant de Fiesole; et les Giuda passaient,
ainsi qu'Infangato, pour de bons citoyens.

     Je dirai cette chose incroyable, mais vraie:
dans cette étroite enceinte on entrait par la porte
qui rappelait le nom de ceux de la Pera.

     Et tous les possesseurs des belles armoiries
de l'illustre baron dont à la Saint-Thomas
on célèbre toujours le nom et la valeur,

     obtinrent la noblesse avec ses privilèges,
bien qu'à présent l'un d'eux s'allie avec le peuple,
oui depuis a brisé ses armes d'un pal d'or.

     Et les Gualterotti se trouvaient bien en place
et les Importuni; Borgo serait plus calme,
s'il n'eût ouvert la porte à de nouveaux voisins.

     Cette maison qui fut la source de vos larmes,
pour la juste fureur qui causa tant de morts,
et devait mettre un terme à votre vie heureuse,

     était au premier rang, elle et ses alliés;
il était bien mauvais, le conseil, Buondelmonte,
qui t'a fait annuler l'union projetée!

     Beaucoup seraient contents, qui pleurent à présent,
si Dieu t'avait laissé dans les flots de l'Ema
dès la première fois que tu vins à la ville.

     Mais, à ce qui paraît, la pierre mutilée
qui veille sur le pont réclamait de Florence,
sur la fin de sa paix, une telle victime.

     Or, c'est avec ces gens et bien d'autres pareils
que j'ai connu Florence au sein d'un tel repos,
qu'on n'y trouvait alors de raison pour pleurer;

     et c'est avec ces gens que j'ai connu son peuple
si juste et triomphant, qu'on n'a pas vu son lis
traîner dans la poussière au bout de sa bannière,

     ni devenir vermeil dans les combats civils. »



CHANT XVII
 

     Comme l'enfant qui vint demander à Clymène
la vérité sur ce qu'on racontait sur lui
(les pères sont, depuis, moins complaisants aux fils),

     je n'étais pas tranquille; et cela fut senti
par Béatrice, ainsi que par la sainte lampe
qui venait de quitter sa place pour moi seul.

     Alors ma dame dit: « Laisse jaillir du cœur
la flamme du désir, qu'elle fasse apparaître
de tes intentions l'empreinte claire et nette!

     Non pas que tes propos à notre connaissance
puissent rien ajouter, mais il faut t'enhardir
à déclarer ta soif, pour qu'on puisse t'aider. »

     « Ô mon cher et beau tronc, qui t'élèves si haut
que, comme moi, je vois qu'on ne peut faire place
à deux angles obtus aux sommets d'un triangle,

     tu vois facilement les choses contingentes
avant qu'on les produise, en regardant le Point
pour lequel tous les temps ne sont que du présent;

     aussi longtemps que j'eus Virgile auprès de moi,
en gravissant le mont où guérissent les âmes
et pendant la descente au monde des défunts,

     j'ai parfois entendu des paroles terribles
concernant l'avenir, malgré que je me sente
dur comme un tétragone envers les coups du sort.

     C'est pourquoi mon désir se verrait satisfait,
si j'apprenais de toi le destin qui m'attend,
car la flèche annoncée est plus lente à venir. »

     C'est ainsi que je dis à la même lumière
qui me parla d'abord; et comme Béatrice
me l'avait demandé, je fis voir mon désir.

     Non par l'oracle obscur dont la gent insensée
se laissait ébaubir, avant la mise à mort
de cet Agneau de Dieu qui remet les péchés,

     mais dans des termes clairs, par des propos précis
me répondit alors cet amour paternel
visible et enfermé dans son propre sourire:

     « Le contingent, qui n'est, de votre point de vue,
étendu qu'aux feuillets écrits par la matière,
est dépeint tout entier dans l'aspect éternel.

     Pourtant il n'acquiert là nulle nécessité,
pas plus que le bateau qui descend le courant
ne dépend du regard dans lequel il se mire.

     C'est de là que me vient, comme à l'oreille arrivent
les sons harmonieux qui font le chant de l'orgue,
la vision des temps qui s'amorcent pour toi.

     Comme jadis d'Athènes Hippolyte est parti
à cause de l'impie et perfide marâtre,
il te faudra de même abandonner Florence.

     C'est ce que l'on désire et qui déjà se trame
et sera vite fait par ceux qui s'en occupent
dans la ville où l'on vend Jésus-Christ tous les jours.

     Le bruit commun voudra, comme toujours, donner
le tort à l'offensé; pourtant le châtiment
sera le sûr témoin du vrai qui l'a dicté.

     Ce que tu chériras plus tendrement au monde
sera perdu pour toi: c'est là le premier trait
qui de l'arc de l'exil jaillit et touche au cœur.

     Et tu feras l'essai du goût amer du sel
sur le pain étranger; tu sauras s'il est dur
de monter et descendre les escaliers d'autrui.

     Mais ce qui pèsera le plus sur tes épaules,
ce sera la méchante et folle compagnie
qui roule avec toi-même au fond du même abîme;

     car, devenue impie, insensée et ingrate,
elle s'emportera contre toi; mais bientôt
c'est elle, et non pas toi, qui recevra les coups.

     Sa conduite sera la preuve suffisante
de sa stupidité; mais ce sera pour toi
un grand honneur que d'être, à toi seul, ton parti.

     Ton asile premier, le premier de tes gîtes
seront le bel accueil de l'illustre Lombard
qui porte sur l'écu l'oiseau saint et l'échelle.

     Il te regardera d'un œil si bienveillant,
qu'entre vous, demander et donner se suivront
dans un ordre contraire aux usages des autres.

     Tu connaîtras chez lui celui dont le berceau
reçut de cette étoile une forte influence,
qui rendra ses exploits plus clairs que tout éloge.

     Comme il est trop petit, il est trop tôt encore
pour s'en apercevoir, puisque à peine neuf fois
a tourné cette sphère au-dessus de sa tête.

     Avant que le Gascon trompe le grand Henri,
on verra les éclats de sa grande vertu,
qui méprisera fort l'argent et la fatigue,

     et sa magnificence aura fait des effets
si bien connus partout, que son propre ennemi
ne pourra, malgré tout, les passer sous silence.

     Sois confiant en lui, n'attends que ses bienfaits:
c'est lui qui changera le sort de bien des gens,
tirant de leur état les pauvres et les riches.

     Tu porteras aussi dans ta mémoire écrit,
sans le dire à personne… » Et il me dit des choses
dont même des témoins pourraient encor douter.

     Et puis il ajouta: « Voilà le commentaire
de ce qu'on t'avait dit, mon fils; et vois aussi
les embûches guettant sous de brèves années.

     Je ne veux pourtant pas que tu portes envie
aux voisins: tu vivras bien loin dans l'avenir,
au-delà du délai marqué pour les punir. »

     Et lors, à son silence ayant compris que l'âme
avait déjà fini de me tisser la trame
du canevas ourdi par moi pour commencer,

     je me mis à parler, comme celui qui veut,
dans le doute, obtenir le conseil de quelqu'un
qui voit et qui souhaite et aime saintement:

     « Ô mon père, je vois comment le temps se presse
et se lance sur moi pour m'assener un coup
qui serait bien plus dur, si je m'abandonnais.

     Pourtant, il me faudrait armer de prévoyance,
pour que, si l'on me prend ce bien plus cher que tous,
je n'en perde pas plus par l'effet de mon chant.

     Là-bas, au fond du monde infiniment amer
et sur cette montagne au sommet de laquelle
le regard de ma dame est venu me ravir,

     puis à travers le ciel, de lumière en lumière,
j'ai su des choses qui, si je les dis aux autres,
paraîtront à beaucoup d'une terrible aigreur.

     Si je suis, d'autre part, trop tiède ami du vrai,
je crains fort que mon nom ne vivra pas pour ceux
qui nommeront ancien le temps de maintenant. »

     L'éclat de la lumière où vivait mon trésor
à peine découvert devint resplendissant
comme au miroir d'un lac le rayon du soleil;

     puis il me répondit: « La conscience impure
à cause de sa honte ou de celle des autres,
sans doute, trouvera ton jugement trop dur.

     Néanmoins, repoussant les attraits du mensonge,
expose clairement le fond de ta pensée,
et tu n'as qu'à laisser se gratter les galeux!

     Si le ton de ta voix peut paraître incommode
lors du premier abord, il doit laisser ensuite
un aliment vital, une fois digéré.

     Tes révélations seront comme le vent,
qui soufflette plus fort les cimes les plus hautes;
et ce sera pour toi le plus grand des mérites.

     C'est pourquoi sur le mont, au vallon des douleurs
ainsi qu'en cette sphère, on t'a fait voir les âmes
de ceux-là seulement que le renom connaît;

     car l'esprit du lecteur ne prend nul intérêt
et n'ajoute pas foi, si les exemples viennent
d'une source inconnue ou qui reste cachée,

     ou si les arguments demeurent dans l'abstrait. »



CHANT XVIII
 

     Cet esprit bienheureux jouissait déjà seul
de sa propre pensée, et moi, je savourais
la mienne, en tempérant l'amer avec le doux,

     quand la dame soudain, qui me menait vers Dieu,
dit: « Laisse ce souci! Souviens-toi que je suis
aux côtés de Celui qui redresse les torts! »

     Lors je me retournai vers cette tendre voix
qui fait tout mon confort; et je renonce à dire
quel saint amour je vis se baigner dans ses yeux;

     tant parce que je crains de ne savoir le dire,
que parce que l'esprit ne peut se retourner
en lui-même aussi loin, s'il n'est pas secouru.

     Tout ce que je pourrai répéter sur ce point,
c'est qu'en la regardant je me sentais le cœur
tout à fait délivré de tout autre désir,

     car l'éternel "bonheur dont les rayons tombaient
sur Béatrice à pic, faisait qu'en ses beaux yeux
je trouvais le bonheur de son aspect second.

     M'accablant de l'éclat de son brillant sourire,
elle me dit ensuite: « Écoute et toi:
le Paradis n'est pas dans mes yeux seulement! »

     Et comme parmi nous on reconnaît parfois
l'amour par le regard, s'il est assez puissant
pour que l'esprit entier soit par lui transporté,

     dans le scintillement de la sainte splendeur
que je cherchais des yeux, je connus le désir
qu'elle avait de finir l'entretien commencé.

     Puis elle dit ainsi: « Dans ce cinquième seuil
de l'arbre qui reçoit de haut en bas la vie,
donne toujours des fruits et ne perd pas ses feuilles,

     on voit d'heureux esprits qui furent sur la terre,
avant d'aller au ciel, parmi les plus illustres
et qui feraient l'orgueil de chacune des Muses.

     Examine avec moi les bras de cette croix:
ceux que je vais nommer produiront, de leur place,
des éclairs comme ceux qui traversent les nues. »

     Je vis une splendeur s'allumer sur la croix,
aussitôt qu'elle eut dit le nom de Josué;
et le dire et le faire arrivaient à la fois.

     Au nom que j'entendis du fameux Macchabée
je vis qu'un autre éclat se mit à tournoyer,
et la joie emportait cette étrange toupie.

     Ainsi pour Charlemagne et pour Roland ensuite
mon regard attentif en reconnut deux autres,
comme l'œil du chasseur suit le vol du faucon.

     Et sur la même croix Guillaume et Rainouard
s'offrirent au regard, l'un à côté de l'autre,
et le duc Godefroi près de Robert Guiscard.

     Puis, allant se mêler à toutes ces lumières,
l'âme qui jusqu'alors m'avait parlé montra
quelle place elle avait dans le céleste chœur.

     Alors je me tournai du côté de ma droite,
pour lire mon devoir dicté par Béatrice,
dans un mot qu'elle eût dit ou dans un mouvement,

     et je vis dans ses yeux une telle liesse,
une telle clarté, que sa beauté semblait
plus grande que jamais et que son air dernier.

     Et comme en ressentant, parmi les bonnes œuvres,
que le plaisir s'augmente, un homme réalise
que sa vertu progresse et gagne tous les jours,

     je me suis aperçu que ma rotation
suivait un plus grand arc, avec le ciel ensemble,
rien qu'à voir ce miracle encor plus éclatant.

     Et comme en un instant le teint blanc d'une femme
peut changer de couleur, sitôt que de la honte
l'accablante couleur s'efface de ses joues,

     de même dans mes yeux, quand je me retournai,
je reçus la candeur de l'astre tempéré,
sixième à m'accueillir dans son intérieur.

     Dans l'astre jovial j'ai contemplé comment
tout le scintillement de l'amour y régnant
formait sous mes regards certaines de nos lettres.

     Comme un envol d'oiseaux quittant les bords d'un fleuve
s'en va joyeusement chercher sa nourriture,
en dessinant un cercle ou quelque autre figure,

     telles, dans leurs splendeurs, les saintes créatures
chantaient en voletant et formaient d'elles-mêmes
la figure d'un D, puis d'un I, puis d'un L.

     Elles partaient d'abord sur le rythme du chant,
et quand un caractère avait été tracé,
s'arrêtaient un instant et gardaient le silence.

     Divine Pégasée, où le poète trouve
la gloire qui le fait vivre éternellement
et fait vivre par toi royaumes et cités,

     verse-moi ton savoir, pour que je puisse peindre
les dessins qu'on y fait, tels que je les ai vus,
et que tout ton pouvoir se montre dans mes vers!

     Ainsi donc, cinq fois sept voyelles et consonnes
s'esquissaient sous mes yeux, et je les observais
au fur et à mesure, en les voyant paraître.

     D'abord Diligite justitiam étaient
les premiers verbe et nom de toute leur peinture;
qui judicatis terrant en furent les derniers.

     Puis toutes ces clartés se rangèrent sur l'm
du dernier de ces mots, tant que de Jupiter
l'argent me paraissait constellé de points d'or.

     Et je vis arriver d'autres clartés encore
à l'endroit du sommet de l'M et s'y poser
tout en chantant, je crois, le Bien qui les appelle.

     Et puis, comme du choc des tisons embrasés
jaillit un jet brillant d'étincelles sans nombre
d'où le niais prétend tirer des pronostics,

     plus de mille splendeurs parurent en sortir
et remonter qui plus, qui moins, selon le sort
que leur a réservé le soleil qui les brûle.

     Lorsque chacune enfin eut occupé sa place,
je vis représenter sur le fond de ces flammes
la tête d'un grand aigle à partir de son cou.

     Celui qui peint là-haut n'a jamais eu de maître;
c'est lui son propre maître, et c'est en lui qu'il trouve
la force où tous les corps ont découvert leur forme.

     Les autres bienheureux, qui paraissaient d'abord
vouloir faire de l'M une sorte de lis,
presque sans se mouvoir complétaient cette image.

     Astre béni, combien et quelles pierreries
m'ont alors démontré que l'humaine justice
est un effet du ciel où tu resplendissais!

     À cette Intelligence où prennent leur principe
ta vie et ta vertu, je demande d'où vient,
pour souiller ton éclat, cette épaisse fumée,

     afin qu'une autre fois elle s'irrite enfin
de ce que l'on achète et l'on vende en ce temple
qu'ont bâti le miracle et le sang des martyrs.

     Vous, soldats glorieux du ciel que je contemple,
priez toujours pour ceux qui restent sur la terre,
tout à fait égarés, par l'exemple mauvais!

     L'on faisait autrefois la guerre avec l'épée;
on la fait maintenant en privant son prochain
du pain que notre Père a prévu pour chacun.

     Mais toi, qui n'as jamais écrit que pour biffer,
pense que Pierre et Paul, qui sont morts pour la vigne
détruite par tes soins, sont encore vivants!

     Sans doute te dis-tu: « J'aime d'un tel amour
celui qui voulut vivre autrefois au désert
et qui dans une danse a trouvé le martyre,

     que je n'ai nul souci du pêcheur ni de Paul. »



CHANT XIX
 

     Devant moi paraissait, les ailes déployées,
ce symbole éclatant qui, dans le doux fruit,
augmentait le bonheur des âmes enchâssées,

     et chacune semblait un tout petit rubis
dans lequel scintillait le rayon du soleil
si fort, que ses reflets offusquaient mon regard.

     Et ce que je voudrais rapporter à présent,
l'encre ou la voix jamais ne l'ont écrit ou dit,
et l'esprit des humains ne l'a jamais conçu.

     Je vis et j'entendis cet aigle qui parlait,
et sa voix prononçait les mots « je » comme « mon »,
quand son intention disait « nous » ou bien « notre ».

     Il dit: « Pour être juste et fidèle à la fois,
je me trouve exalté maintenant dans la gloire
qui dépasse de loin le songe des humains.

     Sur la terre, là-bas, mon souvenir demeure,
et son exemple est tel, que même les pervers
en font partout l'éloge, et ne l'imitent pas. »

     Et comme d'un monceau de charbons embrasés
une seule chaleur monte, de tant d'amours
qui formaient ce portrait, ne sortait qu'une voix.

     Je répondis alors: « Ô fleurs perpétuelles
du bonheur éternel, qui me faites ainsi
sentir tous les parfums à la fois, comme un seul,

     mettez par votre souffle une fin au grand jeûne
qui depuis trop longtemps me tenait affamé,
car je n'en trouve pas le remède sur terre!

     Je sais que dans le ciel il est un autre empire
dont forme son miroir la divine Justice;
mais le vôtre non plus ne le voit pas voilé.

     Vous savez que l'esprit s'apprête à vous entendre
avec le plus grand soin; et vous savez quel est
ce doute, objet pour moi d'un si durable jeûne. »

     Et comme le faucon qui, sortant de sa coiffe,
regarde tout autour et se flatte les ailes
et dresse, impatient, sa tête vers le ciel,

     tel je vis se mouvoir cet emblème tissé
par le chœur des chanteurs de la grâce divine,
avec des chants que seuls connaissent les élus.

     Ensuite il commença: « Celui dont le compas
fit les confins du monde et répartit en eux
les objets que l'on voit et ceux qu'on ne voit pas,

     n'avait pas mis le sceau de sa toute-puissance
dans tout ce qu'il a fait; en sorte que son verbe
demeure infiniment au-dessus du créé.

     Comme exemple on peut voir le premier orgueilleux,
lequel, quoique au sommet de la création,
n'attendit pas la grâce et tomba sans mûrir.

     II est d'autant plus clair que les natures moindres
ne peuvent contenir mieux qu'il l'a fait, ce Dieu
qui, n'ayant pas de fin, se mesure en lui-même.

     Donc, votre vision, qui nécessairement
vient de quelque rayon de cette intelligence
qui pénètre et remplit tous les objets du monde,

     ne saurait se trouver des forces suffisantes
pour refuser de voir que son propre principe
dépasse de bien loin les bornes du sensible.

     Et c'est pourquoi la vue accordée aux humains
plonge pour pénétrer la justice éternelle
comme fait le regard qui se perd dans la mer

     et qui peut voir le fond, étant sur le rivage,
mais non en haute mer: il n'en est pas moins là,
quoique sa profondeur empêche de le voir.

     Il n'est pas de lumière, à part le ciel serein
que rien ne peut troubler; tout le reste est ténèbres
ou l'ombre de la chair ou, sinon, son venin.

     Voilà l'obscurité dissipée à présent,
qui t'empêchait de voir la justice vivante
et produisait en toi des doutes si fréquents.

     « Un homme, te dis-tu, qui naquit sur les bords
de l'Indus, où le Christ ne lui fut pas prêché,
où l'on n'enseigne pas et n'écrit pas sa loi,

     et dont tous les désirs, tous les actes sont justes
autant que le conçoit notre humaine raison,
qui ne pécha jamais en œuvres ou paroles,

     meurt sans avoir la foi, sans être baptisé:
où donc est le bon droit qui le peut condamner?
et quelle est son erreur, s'il n'était pas croyant? »

     Mais toi, qui donc es-tu, qui veux monter en chaire
et t'ériger en juge, à plus de mille milles,
avec ton jugement qui porte à deux empans?

     Évidemment, celui qui voudrait ergoter
contre moi trouverait des raisons de douter,
s'il n'avait à côté l'Écriture qui veille.

     Oh! grossiers animaux, esprits par trop obtus!
La Volonté première et bonne par nature
n'a jamais oublié qu'elle est le bien suprême;

     et tout ce qui s'accorde avec elle est donc juste,
et aucun bien créé ne peut disposer d'elle:
c'est elle qui le fait, par son rayonnement. »

     Comme au-dessus du nid tourne en rond la cigogne,
après avoir donné la pâture aux petits,
et que ceux-ci, repus, la suivent du regard,

     tel je levais les yeux et telle s'agitait
cette image sacrée, en battant des deux ailes
que tant de volontés mettaient en mouvement.

     Elle traçait des ronds et chantait: « Comme toi,
tu ne peux pénétrer le sens de ma musique,
telle est pour vous, mortels, la justice de Dieu! »

     L'incendie éclatant que fait le Saint-Esprit
finit par s'arrêter, formant toujours l'emblème
qui rendit les Romains maîtres de l'univers,

     puis il recommença: « Jusqu'à notre royaume
nul n'est jamais monté, s'il ne crut pas en Christ,
soit avant, soit après qu'on l'eut mis sur le bois! »

     Nombreux sont cependant ceux qui s'écrient: "Christ!"
qui, lors du jugement, s'en trouveront plus loin
que d'autres qui, pourtant, n'ont pas connu le Christ;

     et l'Éthiopien damnera les chrétiens,
le jour où l'on verra diviser les deux chœurs,
l'un riche à tout jamais et l'autre misérable.

     Que pourront dire alors les Perses à vos rois,
lorsqu'on leur montrera le grand volume ouvert
où de tous leurs méfaits on tient le compte à jour?

     C'est là que l'on verra, parmi les faits d'Albert,
ce fait dernier qui doit venir bientôt s'inscrire
et changer en désert le royaume de Prague.

     C'est là que l'on verra le deuil que sur la Seine
doit produire, en frappant de la fausse monnaie,
celui pour qui la mort s'habillera de couenne.

     C'est là que l'on verra l'orgueil dont l'aiguillon
rend dément l'Écossais aussi bien que l'Anglais
et les pousse à sortir de leurs justes limites.

     On verra la luxure et le dérèglement
du souverain d'Espagne et du roi de Bohême,
qui n'a jamais aimé ni connu la vertu.

     On verra le Boiteux, roi de Jérusalem,
noté dans le journal de ses bienfaits d'un I,
tandis qu'il porte un M à la colonne en face.

     On verra l'avarice avec la vilenie
de celui qui régit l'île brûlante où vinrent
se terminer enfin les errements d'Anchise;

     et pour mieux faire voir qu'il ne vaut pas beaucoup,
son compte sera fait en sigles abrégés,
donnant beaucoup de texte en un petit espace.

     Chacun y trouvera les œuvres repoussantes
et de l'oncle et du frère: ils ont déshonoré
leur illustre maison, avec leurs deux couronnes.

     Celui de Portugal et celui de Norvège
s'y feront bien connaître, et celui de Rascie,
qui du coin de Venise eut d'injustes profits.

     Puisqu'elle n'admet plus qu'on la malmène encore,
heureuse la Hongrie! Heureuse la Navarre,
si la montagne peut lui servir de rempart!

     Il est à supposer que c'est en guise d'arrhes
que déjà Nicosie, ainsi que Famagoste,
se plaignent à grands cris de leur bête sauvage

     qui va si bien de pair avec ceux que j'ai dit. »



CHANT XX
 

     Au moment où celui qui fait chez nous le jour
descend sur l'horizon, quittant notre hémisphère,
et meurt de toutes parts la lumière du jour,

     le ciel, qui prend de lui sa lumière première,
devient resplendissant bientôt et tout à coup,
grâce aux nombreux flambeaux qui n'en répètent qu'un.

     C'est cet aspect du ciel qui me vint à l'esprit,
quand l'emblème du monde et de ceux qui le mènent
mit fin à son discours, fermant son bec béni;

     car presque au même instant, de tous ces vifs éclats
devenus plus brillants, s'élevèrent des chants
qui se sont envolés de ma faible mémoire.

     Ô doux amour sans fin, voilé dans un sourire,
comme tu paraissais embrasé, dans ces flûtes
dont le son ne répond qu'à de saintes pensées!

     Puis, lorsque ces joyaux au doux et cher éclat,
dont je vis s'enchâsser la sixième lumière,
imposèrent silence aux échos angéliques,

     je crus entendre au loin le bruit d'une rivière
dont le flot transparent descend de pierre en pierre,
de sa veine première indiquant l'abondance.

     De même que le son prend forme sur le cou
du rebec, ou dans l'air que l'on fait pénétrer
par l'étroit embouchoir de quelque chalumeau,

     de même, impatient, ne voulant plus attendre,
ce murmure montait et s'échappait de l'aigle
et sortait de son cou comme d'un tuyau d'orgue.

     Par la suite il devint une voix qui sortit
hors de son bec ouvert, sous forme de propos,
tels que les attendait mon cœur, où je les mis:

     « L'organe de mon corps qui voit et qui supporte
chez les aigles mortels le soleil, me dit-il,
doit être examiné maintenant plus à fond;

     car parmi tant de feux qui forment mon image,
ceux qui font resplendir dans ma tête mon œil
de tous ces rangs divers sont les plus importants.

     Celui qui forme au centre la brillante prunelle
au temps jadis chanta le Saint-Esprit et fit
transporter d'une ville à l'autre l'arche sainte:

     il connaît maintenant de son chant le mérite
(pour autant qu'il dépend de son propre vouloir),
puisque la récompense est en proportion.

     Parmi les cinq qui font l'arcade de mon cil,
celui qui de mon bec se trouve le plus près
de la perte du fils a consolé la veuve:

     il connaît maintenant combien il coûte cher
de n'avoir pas suivi le Christ, puisqu'il a fait
de notre douce vie et de l'autre l'épreuve.

     Et celui qui le suit sur la circonférence
dont je viens de parler, fixé sur l'arc qui monte,
a retardé sa mort par un vrai repentir:

     il connaît maintenant que le juge éternel
n'a point changé sa loi, quand de justes prières
peuvent faire demain, sur terre, d'aujourd'hui.

     L'autre, qui vient après, avec les lois et moi,
voulut bien faire (au vrai, les fruits en sont mauvais)
et devint Grec, pour faire une place au pasteur:

     il connaît maintenant que le mal qui provient
de sa bonne action ne lui fait point de tort,
bien que le monde entier en sorte ruiné.

     Et celui que tu vois là, sur l'arc qui descend,
est Guillaume, que pleure aujourd'hui le pays
qui ne fait que gémir sous Frédéric et Charles:

     II connaît maintenant combien un juste roi
est aimé dans le ciel, et il le laisse voir
par tout ce beau semblant qui resplendit en lui.

     Et qui pourrait penser, au monde plein d'erreur,
que le Troyen Riphée est ici, dans leur cercle,
le dernier de ces cinq heureux et saints éclats?

     il connaît maintenant ce que là-bas le monde
ne put apercevoir de la grâce divine,
bien que son œil ne puisse arriver jusqu'au fond. »

     Et comme dans les airs volent les alouettes
tant que dure leur chant, puis se taisent, contentes
de leurs derniers accords dont elles se délectent,

     telle apparut l'image où la joie éternelle
semble se réfléchir, celle dont le désir
peut rendre les objets à soi-même pareils.

     Comme j'étais alors, par rapport à mon doute,
de même qu'un cristal pour la couleur qu'il couvre,
l'esprit ne put souffrir l'attente et le silence,

     mais poussa de sa bouche un: « Qu'est-ce que tu dis? »
avec toute la force de son poids, dont je vis
comme un grand tourbillon d'éclairs qui s'allumaient.

     Bientôt, tandis que l'œil devenait plus brillant,
ce symbole béni se mit à me répondre,
pour ne pas me laisser en proie à ma surprise:

     « Je vois bien que tu crois les choses que j'ai dites,
parce que j'e les dis, sans en voir le comment,
et, malgré ta croyance, elles restent cachées.

     Tu fais comme celui qui connaît une chose
par son nom seulement, sans voir sa quiddité,
tant que quelqu'un ne vient pour la lui faire voir.

     Regnum coelorum peut souffrir la violence
d'une vive espérance et d'un amour ardent,
qui suffit pour gagner la volonté divine;

     mais non pas comme un homme abattu par un autre,
mais parce qu'elle-même admet d'être vaincue
et, vaincue, elle vainc par sa bénignité.

     Des cils la première âme ainsi que la cinquième
viennent de t'étonner, car tu ne pensais pas
les voir orner ainsi la région des anges.

     Mais ils n'ont point laissé leurs corps, comme tu crois,
païens, mais bien chrétiens, et croyant fermement
aux pieds martyrisés ou promis au martyre.

     L'une, de cet enfer où l'âme ne se rend
jamais à ses devoirs, vint retrouver sa chair,
récompense accordée à la foi d'un vivant:

     à la foi d'un vivant qui, de tout son pouvoir,
sollicita de Dieu qu'il fût ressuscité,
afin qu'on pût ainsi corriger son vouloir.

     Cet esprit glorieux dont il est question
retourna dans sa chair et n'y resta que peu,
assez pour croire en lui, qui le pouvait sauver,

     et sa foi s'embrasa dans les puissantes flammes
de l'amour vrai, si fort, qu'à sa seconde mort
il méritait déjà de s'unir à nos joies.

     L'autre, par un effet de la grâce qui sourd
d'une source profonde et telle que jamais
l'œil mortel n'en a pu considérer le fond,

     sur terre consacra son cœur à la justice;
et puis, de grâce en grâce, il vint à voir en Dieu
cette rédemption qui devait arriver.

     Cela fit qu'il y crut et ne put tolérer
davantage l'horreur du vilain paganisme,
et blâma tant qu'il put le peuple perverti.

     Lors il fut baptisé par les trois belles dames
qu'on te montra tantôt, près de la roue à droite,
plus de mille ans avant qu'existât le baptême.

     Prédestination, ô comme ta racine
est loin de se montrer à nos pauvres regards,
qui ne voient qu'un aspect de la cause première!

     Et vous aussi, mortels, soyez plus circonspects
dans votre jugement: car nous, qui voyons Dieu,
nous ignorons encor qui sont tous les élus.

     L'ignorance, pourtant, nous est bien agréable,
puisque notre bonheur est fait de cette joie,
de vouloir nous aussi ce que Dieu même veut. »

     C'est de cette façon que la divine image,
afin de rendre clair mon regard empêché,
venait de m'apporter le suave remède.

     Et comme un bon joueur de guitare accompagne
la voix du bon chanteur du bruissement des cordes,
en faisant que son chant donne plus d'agrément,

     ainsi je me souviens que pendant qu'il parlait
j'apercevais la double et heureuse lumière,
comme le clignement simultané des yeux,

     accompagner ces mots de son jeu d'étincelles.



CHANT XXI
 

     Déjà mes yeux venaient se fixer à nouveau
dans les yeux de ma dame, et mon âme avec eux,
s'éloignant tout à coup de tout autre intérêt.

     Elle ne riait pas; et elle m'expliqua:
« Si je te souriais, tu deviendrais, dit-elle,
pareil à Sémélé, qui fut réduite en cendre.

     Tu dus t'apercevoir que le long des degrés
du palais éternel ma beauté se transforme
à mesure qu'on monte et s'accroît toujours plus.

     Elle resplendirait si fort, si j'en montrais
tout l'éclat, que ton cœur de mortel, devant elle,
ne serait qu'une feuille au gré de l'ouragan.

     Voici que nous reçoit la septième splendeur
qui là, sous le poitrail du Lion enflammé,
projette des rayons chargés de sa vertu.

     Que ton esprit s'applique à suivre ton regard!
Tâche de refléter dans tes yeux la figure
qui deviendra pour toi visible en ce miroir! »

     Si l'on a bien compris quelle était la pâture
qu'avaient trouvée mes yeux sur son heureux visage,
quand je l'abandonnai pour des soins différents,

     On pourra mieux saisir quel était son plaisir
d'obéir de la sorte à ma céleste escorte,
en faisant d'un désir le contrepoids de l'autre.

     Au-dedans du cristal qui tourne autour du monde
et qui reçoit son nom d'après le doux seigneur
du temps duquel la terre ignorait la malice,

     de la couleur de l'or qui scintille au soleil,
j'aperçus une échelle allant de bas en haut
si loin, que mon regard n'en trouvait pas le bout.

     Le long de ses degrés je vis tant de flammèches
descendre, qu'on eût dit que toutes les étoiles
qui paraissent au ciel venaient s'y rencontrer.

     Et comme, obéissant à leurs lois naturelles,
la bande des corbeaux, sitôt que le jour pointe,
s'ébat pour réchauffer les ailes engourdies,

     et puis les uns s'en vont pour ne plus revenir,
les autres font retour à leur point de départ,
ou bien restent sur place en tournoyant dans l'air;

     de la même façon il me semblait voir là
tous ces scintillements venir en même temps
se placer à la fois sur un certain gradin.

     Celui qui se trouvait être plus près de nous
devenait si brillant, que je dis en moi-même:
« J'aperçois bien l'amour que tu veux me montrer! »

     Mais celle dont j'attends de mon silence, ou dire
le quand et le comment, se tait; malgré l'envie
je pense donc bien faire en ne demandant rien;

     ce qui fit bientôt qu'elle, ayant vu mon silence
au moyen du regard de Celui qui voit tout,
elle dit: « Satisfais le désir dont tu brûles! »

     « Bien que je sache, dis-je alors, que mon mérite
ne me rend pas encor digne de ta réponse,
au nom de celle-ci, qui permet qu'on t'en prie,

     ô bienheureux esprit qui te caches ainsi
au sein de ton bonheur, laisse-moi donc apprendre
la raison qui t'a fait venir plus près de moi!

     Explique-moi pourquoi, dans cette sphère à vous,
se tait du Paradis la douce symphonie,
qui si dévotement résonne un peu plus bas. »

     « C'est que, comme ton œil, ton oreille est mortelle,
me fut-il répondu; pour la même raison
nous suspendons nos chants, et ses ris Béatrice.

     Je descends les gradins de l'échelle sacrée
pour mieux te faire fête, autant par mes propos
que par cette clarté dont tu me vois drapé.

     Ce n'est pas plus d'amour qui me pousse vers toi:
ici chacun en sent autant et davantage,
et ces scintillements le rendent manifeste;

     la charité suprême est celle qui nous presse
de servir le vouloir qui gouverne le monde
et qui, comme tu vois, nous dispose à son gré. »

     « Je vois bien, répondis-je, ô lumière sacrée,
comment un libre amour suffit dans cette cour
pour accomplir les vœux d'une éternelle grâce.

     Ce qui paraît pourtant difficile à comprendre,
c'est, parmi tant d'éclats, cette raison précise
qui t'a prédestiné, toi seul, à cet office. »

     Avant d'avoir fini le dernier de ces mots,
ayant fait de son centre un axe, ce flambeau
se prit à tournoyer plus vite qu'une meule;

     puis l'amour enchâssé au-dedans répondit:
« C'est un éclat divin qui, sur moi projeté,
traverse la clarté dont 6ont formés mes langes;

     et sa propre vertu s'unissant à la vue
vient m'élever si haut au-dessus de moi-même,
que l'Essence suprême est visible pour moi.

     De là tout ce bonheur qui me fait scintiller,
puisque, dans la mesure où s'épure ma vue,
la splendeur de mon feu devient plus éclatante.

     Mais l'âme qui se baigne au ciel le plus serein,
le même séraphin qui se mire dans Dieu
plus fixement, ne peut répondre à ta demande:

     ce que tu veux savoir plonge dans les abîmes
des décrets éternels, qui se trouvent si loin,
que les regards créés ne sauraient les toucher.

     Lorsque tu reviendras au monde des mortels,
répète tout ceci, pour que l'on n'ose plus
se diriger en vain vers des buts trop abstrus.

     L'esprit qui brille au ciel est fumeux sur la terre:
pense donc à part toi s'il peut savoir là-bas
ce qu'il ignore encore au ciel qui l'a reçu. »

     Ces mots étaient pour moi de si fortes raisons
que, renonçant au reste, il fallut me borner
à prier humblement pour qu'il me dît son nom.

     « Là-bas, en Italie, entre ses deux rivages,
non loin de ton berceau, sont deux rochers si hauts,
qu'on entend le tonnerre au-dessous d'eux gronder.

     Ils forment l'éperon appelé Catria,
au pied duquel se trouve une sainte chapelle
seulement consacrée à l'adoration. »

     C'est ainsi qu'il reprit pour la troisième fois;
puis, en continuant, il dit: « C'est en ce lieu
qu'au service de Dieu je me suis raffermi

     et qu'un maigre manger trempé de jus d'olives
m'a suffi pour passer le froid et la chaleur,
satisfait de mes seuls pensers contemplatifs.

     Ce cloître préparait de fertiles moissons
pour le ciel; à présent il devient si stérile,
qu'il faut qu'un jour ou l'autre on le sache partout.

     Mon nom, dans cet endroit, fut Pierre Damien;
et Pierre le Pécheur dans cette autre maison,
construite à Notre-Dame au bord Adriatique.

     Il me restait bien peu de mon âge mortel
quand je fus appelé par la force au chapeau
qui passe maintenant toujours de mal en pis.

     Car Céphas aussi bien que l'illustre Vaisseau
du Saint-Esprit, nu-pieds et ventre creux, allaient
et cherchaient leur manger au hasard des auberges;

     nos pasteurs d'aujourd'hui doivent le plus souvent
s'appuyer sur quelqu'un à droite comme à gauche,
tant ils se font pesants, et on les hisse en selle.

     Comme ils vont des manteaux couvrant leurs palefrois,
sous une même peau l'on dirait voir deux bêtes:
que de choses tu peux souffrir, ô patience! »

     Je vis à ce moment de nombreuses flammèches
descendre en voltigeant d'un échelon sur l'autre,
et chacun de leurs tours les rendait plus brillantes.

     Ensuite, s'arrêtant autour de celle-ci,
on entendit un cri qui retentit si fort,
que rien ne le saurait évoquer ici-bas;

     mais je n'ai rien compris, tant le bruit m'accabla.



CHANT XXII
 

     Frappé par la stupeur, je m'étais retourné
vers mon guide, semblable à quelque enfant qui court
vers quelque ami qui sait gagner sa confiance.

     Elle, comme la mère arrive sans tarder
pour secourir son fils tout pâle et haletant,
de sa voix qui lui porte un peu de réconfort,

     elle dit: « Souviens-toi, nous sommes dans le ciel!
Ne sais-tu pas qu'ici, dans le ciel, tout est saint
et que ce qui s'y fait obéit au bon zèle?

     Tu conçois maintenant à quel point mon sourire,
de même que le chant, pouvait t'abasourdir,
puisque ce cri suffit pour t'ébranler si fort.

     Mais si tu comprenais ce que dit sa prière,
tu connaîtrais déjà la vengeance imminente
qu'il te sera donné de voir avant ta mort.

     Le glaive de là-haut ne frappe ni trop vite
ni trop tard, si ce n'est du point de vue humain,
car pour vous seuls l'attente est la crainte ou l'espoir.

     Tourne-toi maintenant vers ces autres esprits,
car tu pourras en voir un grand nombre d'illustres,
si tu veux regarder à l'endroit que je dis! »

     Comme elle le voulait, je dirigeai mes yeux
et je vis d'un côté cent globes réunis
qu'embellissait l'éclat des rayons échangés.

     Je restais devant eux comme celui qui rentre
la pointe du désir et n'ose pas poser
toujours des questions, de crainte d'excéder.

     Mais la plus importante entre ces marguerites
et la plus lumineuse arriva jusqu'à moi,
pour contenter ma soif de savoir qui c'était.

     J'entendis dans son sein dire: « Si tu voyais
l'amour qui nous éprend tous, comme je le vois,
tu nous dirais déjà le fond de ta pensée;

     mais pour que ton attente à la fin où tu montes
n'apporte aucun retard, je répondrai de suite
à ce même penser que tu veux refouler.

     Le sommet de ce mont qui porte sur son flanc
le couvent de Cassin fut fréquenté jadis
par les gens d'autrefois, aveuglés et pervers.

     Je suis l'homme qui fit pour la première fois
y résonner le nom de Celui qui sur terre
fit descendre le vrai qui nous sublime ici.

     Une si grande grâce a rayonné sur moi,
que j'ai pu retirer les villes d'alentour
hors de ce culte impie et qui trompait le monde.

     Quant à ces autres feux, ils furent tous des hommes
contemplatifs, brûlant de cette passion,
seule source à donner des fleurs et des fruits saints.

     Tu peux y voir Macaire et, avec Romuald,
mes frères qui, jadis, à l'ombre du couvent
arrêtèrent leurs pas d'un cœur toujours content. »

     Je répondis: « L'amour que tu m'as témoigné,
en me parlant ainsi, comme le bon semblant
que j'observe et je vois dans toutes vos ardeurs,

     a fait s'épanouir ma propre confiance
comme rosé au soleil, lorsqu'il la fait s'ouvrir
autant qu'il est donné de fleurir et d'éclore.

     C'est pourquoi je te prie, ô mon père, dis-moi
si je puis obtenir une faveur si grande
que de te contempler à face découverte. »

     « Frère, répondit-il, ton désir si louable
se verra satisfait dans la sphère dernière,
de même que le mien et ceux de tous les autres.

     N'importe quel désir devient là-haut parfait,
entier et accompli; c'est là-haut seulement
qu'on voit chaque élément à sa place éternelle.

     Cette sphère n'est pas dans un lieu, sous un pôle,
et cette échelle-ci monte jusqu'à son centre:
et c'est ce qui la fait se perdre ainsi de vue.

     Jacob le patriarche a vu qu'elle poussait
par l'un de ses deux bouts jusqu'au ciel de là-haut,
alors qu'il l'aperçut toute d'anges chargée.

     Personne maintenant ne détache ses plantes
du sol, pour la gravir: jusqu'à ma propre règle
qui ne sert aujourd'hui qu'à noircir du papier.

     Les murs où des couvents s'abritaient autrefois
« ont changés en repaire, et les frocs de leurs moines
ont comme autant de sacs de farine gâtée.

     Et pratiquer l'usure est un péché moins grave
contre la loi de Dieu, que l'amour de ces rentes
qui fait de chaque moine un nouveau forcené;

     car les biens que détient l'Église n'appartiennent
qu'au pauvre qui demande au nom de Dieu son pain,
et non pas aux parents, ni moins à d'autres pires.

     Mais la chair des mortels devient si délicate,
qu'un bon commencement n'assure plus là-bas
que tout ce qui naît chêne un jour fera des glands.

     Pierre avait commencé sans or et sans argent;
moi-même, je l'ai fait par jeûnes et prières;
François édifia son couvent humblement.

     Pourtant, à regarder les débuts de nos ordres
et à les comparer à leur point d'arrivée,
tu verrais que le blanc tourne à présent au noir.

     Cependant le Jourdain remontant vers sa source,
la mer se retirant sur un signe de Dieu
seraient moins merveilleux qu'un remède à ces maux. »

     Ainsi me parla-t-il; puis il alla rejoindre
ses autres compagnons, qui s'étaient rassemblés
et comme un tourbillon ils montèrent au ciel.

     La douce dame alors me poussa derrière eux,
vers le haut de l'échelle, avec un simple geste,
tellement son pouvoir subjuguait ma nature.

     Chez nous, où l'on descend et monte avec effort
et naturellement, on n'a jamais pu voir
une allure pareille à celle de mon aile.

     Puissé-je retrouver, ô lecteur, ce triomphe
dévot, qui si souvent m'oblige à déplorer
mes erreurs et frapper en pleurant ma poitrine,

     s'il est vrai que j'ai pu, moins vite qu'on ne met
et tire un doigt du feu, reconnaître et atteindre
en même temps le signe au-dessus du Taureau.

     Astres resplendissants, lumière qui produis
les plus grandes vertus, à qui je reconnais
que je dois, tel qu'il est, peu ou prou, mon génie,

     avec vous se levait et se couchait aussi
celui qui sert de source à toute vie au monde,
quand j'ai bu d'air toscan la première gorgée.

     Et puis, lorsque j'ai pu jouir du privilège
de pénétrer au cercle où vous roulez, hautains,
c'est votre région qui me fut impartie.

     Et c'est vers vous que monte à présent de mon âme
le soupir recueilli, pour acquérir la force
d'affronter l'examen qui paraît l'appeler.

     « Tu te trouves si près du suprême salut,
qu'il te faut à présent, commença Béatrice,
avoir l'œil plus perçant et plus clair que jamais.

     Pour cela, dès avant de te confondre en lui,
regarde vers le bas et vois comment le monde
se trouve, grâce à moi, rejeté sous tes pieds;

     et d'un cœur plus joyeux qu'il ne le fut jamais
tu te présenteras devant la sainte foule
qui traverse gaiement cette sphère éthérée. »

     Je plongeai mon regard à travers les sept sphères
du haut jusques au fond, et j'aperçus ce globe
tel, qu'il me fit sourire avec son vil aspect.

     J'approuve, pour ma part, comme meilleur l'avis
qui l'estime le moins; celui qui le méprise
mérite assurément qu'on le tienne pour sage.

     La fille de Latone apparut en plein jour,
sans cette tache d'ombre à cause de laquelle
je la croyais d'abord rare et dense à la fois.

     Et l'aspect de ton fils me devint supportable,
Hypérion; je vis, Maïa, Dioné,
les vôtres tournoyer tout près autour de lui.

     Plus loin, entre le père et le fils, au milieu,
j'aperçus Jupiter; et je vis clairement
la variation de leurs déplacements.

     Là, j'ai pu contempler toutes les sept planètes,
connaître leur grandeur, combien elles vont vite,
comment chacune occupe une maison à part.

     Cette aire si mesquine et qui nous rend féroces
m'apparut en entier, pendant que m'emportaient
les Gémeaux éternels, des sommets aux rivages;

     et puis, sur les beaux yeux je reposai mes yeux.



CHANT XXIII
 

     De même qu'un oiseau dans le feuillage ami,
ayant pris du repos au nid de ses doux fils
tant que dure la nuit qui nous cache les choses,

     désireux de revoir au plus vite leurs traits
et de trouver pour eux l'aliment qu'il leur faut
et dont le soin pénible est pour lui du plaisir,

     en devançant le jour, sur la plus haute branche
attend impatient le retour du soleil
et guette sans bouger les rayons du matin;

     de même se tenait ma dame qui, debout,
regardait fixement en se tournant vers l'orbe
sous lequel le soleil tourne moins vivement.

     En la voyant ainsi, pensive et absorbée,
moi-même je devins comme ceux qui souhaitent
tout à coup autre chose, et que l'espoir soutient.

     Mais le temps fut bien court de l'un à l'autre instant
celui de mon attente et cet autre où je vis
que le ciel devenait de plus en plus brillant.

     Béatrice me dit: « Voici les légions
du triomphe du Christ, et voici tout le fruit
que permet de cueillir la branche de ces sphères! »

     Son visage semblait n'être plus qu'une flamme;
je lisais dans ses yeux un si parfait bonheur,
qu'il me faut passer outre et cesser d'en parler.

     Comme rit Trivia par un beau clair de lune
au milieu de sa cour de nymphes éternelles
dont la clarté fleurit tous les recoins du ciel,

     tel je vis qu'au-dessus de milliers de flambeaux
un Soleil se montrait, qui les allumait tous,
comme le nôtre fait les flambeaux de là-haut.

     Dans sa splendeur vivante on voyait apparaître
la brillante Substance, avec tant de clarté
que mon regard ne put soutenir son éclat.

     Ô Béatrice, ô douce et précieuse guide!
Elle me dit alors: « Ce qui t'aveugle ainsi
est une force à qui rien ne peut résister.

     C'est là qu'est le Pouvoir, c'est là qu'est la Sagesse
qui du ciel à la terre ont ouvert le chemin
dont on eut autrefois une si longue envie. »

     Alors, pareil au feu qui jaillit des nuages
pour s'être dilaté jusqu'à n'y plus tenir
et, contre sa nature, il descend vers le sol,

     de même mon esprit, que venait d'enrichir
ce nouvel aliment, s'évada de lui-même
et ne put s'expliquer ce qu'ensuite il advint.

     « Ouvre les yeux, dit-elle, admire ma beauté!
Tu viens de regarder des objets qui te rendent
capable de souffrir l'éclat de mon sourire! »

     J'étais comme celui qui, s'éveillant à peine,
voit s'échapper son rêve et qui fait des efforts,
mais en vain, pour garder les ombres qui le fuient,

     quand j'entendis l'appel qui sur ma gratitude
a gagné de tels droits, qu'au livre qui raconte
le passé, rien ne peut l'effacer désormais.

     Si j'avais le concours de tant de belles voix
qu'avec ses autres sœurs Polymnie a rendues,
grâce à son lait si doux, plus richement fournies,

     pour mieux me seconder, je n'arriverais pas
au millième du vrai, pour chanter le saint rire
et l'éclat qu'il mettait sur le visage saint.

     C'est ainsi qu'il me faut peindre le Paradis
dans mon poème saint, en faisant par endroits
des sauts, comme qui voit sa route interceptée.

     Mais à considérer le poids de mon sujet,
comme le dos mortel qui doit le supporter,
on ne peut me blâmer d'hésiter sous le faix:

     ce n'est pas un parcours pour un petit navire,
que celui dont ma nef fend hardiment les ondes,
ni pour un nautonier qui veut se ménager.

     « Pourquoi donc mon regard te charme-t-il ainsi,
au point d'en oublier le splendide jardin
qui se remplit de fleurs sous le regard du Christ?

     C'est ici qu'est la Rosé où le Verbe divin
devint chair; c'est ici que se trouvent les lis
dont l'odeur présidait au choix du bon chemin. »

     Ainsi dit Béatrice; et moi, que ses conseils
ne trouvaient pas rétif, j'affrontai de nouveau
l'épreuve de chercher avec mes pauvres yeux.

     Comme autrefois mes yeux, dans l'ombre, contemplaient
aux rayons d'un soleil qui perçait, lumineux,
la fente d'un nuage, un pré couvert de fleurs.

     telles j'ai vu là-haut des foules de splendeurs
que des rayons ardents faisaient pleuvoir du ciel,
sans que je pusse voir le départ de leur pluie.

     Ô généreux Pouvoir, qui mets sur eux ta marque,
tu te levais plus haut, pour laisser plus de champ
aux yeux qui n'avaient point la force de te voir!

     Et le nom de la fleur que j'invoque toujours,
le matin et le soir, contraignit mon esprit
à contempler d'abord la splendeur la plus grande.

     Et lorsque ma prunelle eut bien reçu l'empreinte
des beautés et grandeurs de cette vive étoile
qui vainc au ciel ainsi qu'elle vainquit sur terre,

     de la voûte d'en haut descendit un éclat
de la forme d'un cercle ou bien d'une couronne,
s'enroulant autour d'elle ainsi qu'une ceinture.

     Assurément le chant qui rend le plus doux son
sur terre et qui ravit davantage nos cœurs,
semble un nuage obscur qu'un tonnerre tourmente,

     au prix des doux accords sortant de cette lyre
qui servait de couronne au plus beau des saphirs,
Parmi ceux dont s'ornait le ciel le plus serein.

     « Je suis le pur amour des anges; et je tourne
autour du grand bonheur qui rayonne du sein
où de notre désir fut jadis la demeure;

     et tant que tu suivras, Reine du ciel, ton fils,
et qu'en montant ainsi tu rendras plus divine
la sphère de là-haut, je tournerai sans fin. »

     Sur ces mots terminait la mélodie en cercle;
et au même moment tous les autres flambeaux
faisaient retentir haut le doux nom de Marie.

     Mais le royal manteau de tous les autres corps
du monde, qui s'échauffe et qui brille le plus
sous le souffle de Dieu et grâce à sa puissance,

     tenait encor si loin ses bornes du dehors
au-dessus de nos chefs, qu'au point où je restais
il ne m'apparaissait aucun de ses détails;

     si bien que mon regard n'avait pas eu la force
d'accompagner de loin la flamme couronnée
qui venait de monter auprès de son Enfant.

     Et comme le bébé, lorsqu'il a pris le lait,
tend ses deux petits bras pour chercher sa maman,
pressé par cet amour qui se lit dans ses gestes,

     chacun de ces flambeaux étirait vers le haut
le bout de sa flammèche, et rendait manifeste
la grande passion qu'il avait pour Marie.

     Ensuite, s'arrêtant là-haut, sous mon regard,
ils chantaient Regina caeli, si doucement
que je n'en ai jamais oublié le plaisir.

     Ô la profusion qui remplit jusqu'aux bords
ces opulents greniers, qui furent sur la terre
les meilleurs travailleurs pour semer le bon blé!

     Certes, c'est là qu'on vit, jouissant du trésor
que l'on n'a pu gagner qu'en pleurant dans l'exil
de Babylone, où l'or n'avait plus de valeur;

     et c'est là que jouit de sa victoire aussi,
sous les ordres du Fils de Dieu et de Marie,
accompagné du vieil et du nouveau concile,

     celui qui tient les clefs d'une si grande gloire.



CHANT XXIV
 

     « Ô compagnie élue à cette grande cène
de l'Agneau sacro-saint qui vous nourrit si bien
que tous vos appétits se voient toujours comblés!

     Si la grâce de Dieu veut que cet homme goûte
les miettes qui pourront tomber de votre table,
avant que la mort mette à son âge une fin,

     voyez l'immense amour qui le pousse! Offrez-lui,
vous qui buvez toujours à la source elle-même,
d'où vient ce qu'il attend, la goutte de rosée! »

     Ainsi dit Béatrice; et ces âmes heureuses
tournaient comme le globe autour des pôles fixes,
brillant d'un feu plus vif que ne font les comètes.

     Comme une horloge marche au moyen des rouages
qui tournent de façon que, lorsqu'on les regarde,
l'une semble au repos, l'autre paraît voler,

     ces caroles, dansant chacune à sa manière,
laissaient voir le degré de leur propre richesse,
selon que leur allure était plus vive ou lente.

     De celle où je crus voir les plus grandes beautés
se détacha soudain un feu si bienheureux,
que nul ne laissait voir un éclat aussi vif.

     Il tourna par trois fois autour de Béatrice,
au rythme de son chant, qui semblait si divin,
que mon esprit n'a pas le moyen de le dire;

     ma plume saute donc, sans rien vouloir écrire,
puisque la langue et même l'imagination,
pour rendre de tels plis, sont des couleurs trop crues.

     « Ô ma très sainte sœur, qui si dévotement
me le viens demander, l'ardeur de ton amour
me fait me détacher de ma belle guirlande. »

     Cette flamme bénite, après s'être arrêtée,
dirigea du côté de ma dame l'haleine
qui prononçait les mots que je viens de citer.

     « Ô lumière sans fin, dit-elle, du grand homme
à qui notre Seigneur a confié les clefs
du suprême bonheur qu'il offrit à la terre,

     examine à ton gré celui-ci, sur des points
simples ou délicats, concernant cette foi
qui te faisait marcher sur la face des eaux!

     S'il aime bien, s'il croit et s'il espère bien,
tu ne l'ignores pas, car ton regard se pose
au point où tout objet se trouve figuré.

     Mais comme ce royaume acquiert ses citoyens
par la foi véritable, il convient qu'on lui donne
ici l'occasion de parler à sa gloire. »

     Comme un bachelier se prépare en silence,
attendant que le maître termine l'exposé,
sinon pour le trancher, pour discuter ses termes,

     tel je me munissais de toutes les raisons,
pendant qu'elle parlait, pour soutenir au mieux
une pareille thèse, et devant un tel maître.

     « Parle donc, bon chrétien, dis-moi ce que tu sais:
qu'est-ce donc que la foi? » Moi, je levai la tête,
pour mieux voir la clarté qui me soufflait ces mots.

     Puis je me retournai vers Béatrice; et elle
fit signe promptement de laisser s'épancher
vers le dehors le flot des sources du dedans.

     « La grâce qu'on me fait, dis-je alors, de pouvoir
ainsi me confesser au plus grand primipile,
m'incite à formuler clairement ma pensée. »

     Je poursuivis: « Mon père, ainsi qu'avait écrit
le stylet qui dit vrai du frère bien-aimé
qui mit Rome, avec toi, sur le chemin du bien,

     la foi, c'est l'argument des choses invisibles
et la substance aussi des choses espérées:
si je l'ai bien compris, c'est là sa quiddité. »

     Alors je l'entendis: « Ce que tu dis est vrai,
si tu sais dire aussi, pourquoi l'a-t-il placée
parmi les arguments et parmi les substances. »

     Je repris aussitôt: « Les mystères profonds
qui me montrent ici leur face véritable
restent si bien cachés aux regards de là-bas,

     que leur seule existence est la foi qu'on en a
et dans laquelle on met notre suprême espoir:
et c'est par là qu'elle a l'aspect d'une substance.

     Comme il faut, d'autre part, syllogiser sur elle
sans qu'on puisse produire une preuve à l'appui,
elle acquiert de ce fait un aspect d'argument. »

     j'entendis qu'il disait: « Si tout ce qu'on apprend
l'école, sur terre, était ainsi compris,
verrait sans emploi tout l'esprit des sophistes. »

     Ce furent là les mots de cet esprit ardent;
ensuite il ajouta: « Nous avons déjà vu
le poids de la monnaie, ainsi que son aloi;

     mais dis-moi maintenant si tu l'as dans ta bourse. »
Je dis: « Oui, je l'ai bien, si ronde et si brillante,
que son coin ne fait pas le moindre objet de doute. »

     La profonde splendeur qui brillait devant moi
dit ensuite ces mots: « Ce joyau précieux,
qui fait le fondement de toutes les vertus.

     comment t'est-il venu? » Je dis: « Du Saint-Esprit
la copieuse ondée, autrefois épanchée
au-dessus des nouveaux et des vieux parchemins,

     est le seul syllogisme où je l'ai vu prouver,
mais si pertinemment, que, par rapport à lui,
les démonstrations me paraîtraient obtuses. »

     Puis j'entendis: « Le texte ancien et le nouveau
qui t'ont fait arriver à ces conclusions,
pourquoi donc les tiens-tu pour parole divine? »

     « La preuve, dis-je alors, qui m'a fait voir le vrai
est la suite des faits, pour lesquels la nature
n'a pas chauffé le fer ni frappé sur l'enclume. »

     Il me fut demandé: « Mais dis-moi, qui t'assure
que ces faits ont eu lieu? Car ce qui les confirme,
n'est-ce pas justement ce qu'il faudrait prouver? »

     « Si tout le monde vint, dis-je, au christianisme
sans miracle, ce fait en est un en lui-même,
et tel que tout le reste est moins que le centième;

     car toi-même, tu vins bien pauvre et affamé
au champ, quand tu voulus semer la bonne plante
qui, vigne en d'autres temps, est ronce maintenant. »

     Après ces mots derniers, l'illustre et sainte cour
fit retentir la sphère en chantant: « Louons Dieu! »
avec les doux accords qu'on ne sait que là-haut.

     Ce saint homme pourtant, qui m'avait entraîné
avec son examen, sautant de branche en branche,
au point de m'approcher des feuilles les plus hautes,

     reprit presque aussitôt: « La grâce qui se plaît
à meubler ton esprit t'a fait ouvrir la bouche
de la seule façon qui convient, jusqu'ici,

     et je suis bien d'accord avec ce qu'il en sort;
mais il faut maintenant dire ce que tu crois,
et d'où cette croyance arriva jusqu'à toi. »

     « Ô mon saint père, esprit qui peux voir maintenant
ce que tu crus jadis si fort, que tu vainquis,
courant vers le tombeau, des pieds beaucoup plus jeunes,

     commençai-je, tu veux que je te manifeste,
ici même, le fond de ma propre croyance,
et demandes aussi quelle en fut la raison.

     Vois ce que je réponds: Je crois en un seul Dieu,
seul, éternel, qui met les cieux en mouvement,
par l'amour et l'espoir, sans être mû lui-même.

     À la preuve physique et la métaphysique
de cette foi j'ajoute aussi les arguments
puisés dans tout le vrai qui coule à flots d'ici,

     par la voix de Moïse et celle des prophètes,
les Psaumes, l'Évangile et par vous, écrivains
que le feu de l'Esprit avait alimentés.

     Je crois à la Personne éternelle et triplée;
je crois que son essence est une et triple, en sorte
qu'on peut dire qu'elle est et sont en même temps.

     Le mystère divin de sa condition
que je commente ici, le texte évangélique
l'a mis dans mon esprit à plus d'une reprise.

     Telle fut l'étincelle et tel fut le principe
qui s'est épanoui dans une vive flamme
et qui scintille en moi comme une étoile au ciel. »

     Comme le maître écoute un rapport qui lui plaît
et, quand le serviteur s'est tu, vient l'embrasser,
montrant qu'il est content de la bonne nouvelle,

     ainsi, me bénissant au milieu de son chant,
trois fois vint m'entourer la flamme apostolique
qui m'avait fait parler, sitôt que je me tus,

     tant il eut de plaisir à m'avoir entendu.



CHANT XXV
 

     Si le destin permet que ce poème saint
auquel ont mis la main et le ciel et la terre
et qui m'a fait maigrir pendant bien des années,

     triomphe des haineux qui m'ont fermé la porte
de ce joli bercail où je dormais agneau,
mais ennemi des loups qui lui faisaient la guerre,

     j'y rentrerai poète, avec une autre voix,
avec d'autres cheveux, recevoir la couronne,
au-dessus des fonts mêmes où je fus baptisé;

     car c'est à cet endroit que j'entrai dans la foi
qui désigne les cœurs au ciel, et pour laquelle
Pierre ceignit mon corps comme je viens de dire.

     Ensuite une clarté se mit en mouvement
vers nous, de ce bouquet d'où sortit l'éclaireur
qu'avait laissé le Christ, de ses futurs vicaires.

     Et ma dame me dit, resplendissant de joie:
« Regarde bien, regarde! Il est là, le saint homme
qui vous fait visiter la lointaine Galice! »

     De même que parfois la colombe se pose
auprès de sa compagne, et l'une à l'autre montre,
tournant et roucoulant, son amour réciproque,

     de même j'ai vu là se faire un bon accueil
ces princes glorieux l'un à l'autre, en louant
le céleste aliment qui les nourrit là-haut.

     Ces démonstrations une fois terminées,
chacun d'eux, sans parler, s'arrêta coram me,
si fulgurants tous deux, qu'ils m'avaient ébloui.

     Béatrice lui dit, souriant de bonheur:
« Ô magnifique esprit, qui décrivis jadis
la magnanimité de notre basilique,

     fais que dans ces hauteurs on parle d'espérance:
tu peux le faire bien, toi qui la représentes,
lorsque Jésus aux trois montre sa préférence. »

     « Lève donc le regard et prends de I'as6urance,
car ce qui vient ici du monde des mortels
doit mûrir tout d'abord au feu de nos rayons! »

     Cet encouragement me vint du second feu:
ce qui me fit lever mon regard vers ces cimes
dont le poids excessif me l'avait fait baisser.

     « Puisque notre Empereur, par sa grâce, t'octroie
de pouvoir rencontrer, avant que tu ne meures,
dans son salon secret, chacun de ses ministres,

     afin qu'ayant connu l'éclat de cette cour,
tu puisses ranimer, en toi-même et dans d'autres,
l'espérance qui fait, là-bas, aimer le bien,

     dis-moi donc ce qu'elle est, et comment ton esprit
s'en arme; et dis aussi d'où tu l'as obtenue! »
Ainsi continuait la seconde clarté.

     Mais la dame pieuse, elle, qui dirigea
pour un aussi haut vol les plumes de mon aile,
devança ma réponse en parlant comme suit:

     « Elle n'a pas de fils plus riche en espérance,
l'Église militante, ainsi qu'il est écrit
au soleil qui vêt d'or toute la sainte troupe;

     aussi l'a-t-on laissé venir depuis Égypte
jusqu'à Jérusalem, pour tout voir et connaître,
avant que soit prescrit le temps de sa milice.

     Quant aux deux autres points, qu'on ne demande pas
pour apprendre de lui, mais afin qu'il rapporte
combien cette vertu te produit de plaisir,

     je le laisse parler: il n'a point à combattre
ni chercher à briller: c'est à lui de répondre;
que la grâce de Dieu l'assiste en ce moment! »

     Le meilleur écolier répond à son docteur,
aussi rapidement sur ce qu'il sait très bien,
afin que son savoir brille plus aisément,

     que je dis: « L'espérance est l'attente certaine
de la gloire future, et se produit en nous
par la grâce divine et le mérite ancien.

     La lumière m'en vient de nombreuses étoiles;
mais qui l'a tout d'abord dans mon cœur distillée,
du suprême Seigneur fut le suprême chantre.

     Parmi ses chants sacrés, il dit aussi: « Qu'en toi
mettent l'espoir tous ceux qui connaissent ton nom! »
Et comment l'ignorer, avec la foi que j'ai?

     Tu m'abreuvas toi-même, après ce doux breuvage,
du lait de ton épître, et tant que j'en déborde
et je verse à mon tour de votre source aux autres. »

     Dans le noyau vivant de ce grand incendie,
pendant que je parlais, tremblait une clarté
qui semblait un éclair intense et frémissant.

     Il me dit à la fin: « L'amour dont je m'embrase
pour la sainte vertu qui m'accompagne ici,
jusqu'à gagner la palme et au sortir du champ,

     exige d'en parler avec toi, qui tant l'aimes:
et c'est avec plaisir que je voudrais entendre
dire ce que promet pour toi cette espérance. »

     « Les Écritures, dis-je, anciennes et nouvelles,
nous démontrent le but, qui peut me l'enseigner,
des âmes qui de Dieu deviennent les amies.

     C'est ainsi qu'Isaïe avait dit que chacune
aurait dans sa patrie un double vêtement:
et sa seule patrie est cette douce vie.

     Ton frère, d'autre part, nous a manifesté
plus clairement encor sa révélation,
alors qu'il écrivait au sujet des étoles. »

     À peine avais-je dit ces dernières paroles,
lorsque Sperent in te retentit sur nos têtes,
et dans chaque carole il fut repris en chœur.

     Un éclat s'alluma soudainement entre elles
tel que, si le Cancer possédait ce bijou,
l'hiver serait un mois qui n'aurait qu'un seul jour.

     Comme se lève et va pour entrer dans la danse,
sans arrière-penser, la vierge souriante,
rien que pour faire honneur à la jeune épousée,

     telle je vis alors la splendeur éclatante
se joindre aux autres deux qui tournaient en musique
ainsi qu'il convenait à leur amour ardent.

     Elle entra dans le chant ainsi que dans la ronde;
et ma dame sur eux reposait son regard
et semblait une épouse immobile et muette.

     « Voici venir celui qui coucha sur le sein
de notre Pélican: qui, du haut de la croix,
avait été choisi pour un office insigne. »

     Ainsi parla ma dame; et cependant ses yeux
restaient toujours rivés avec attention,
avant d'avoir parlé comme après ces propos.

     Pareil à qui prétend, en fixant le soleil,
regarder une éclipse à l'œil nu, tant soit peu,
et qui, voulant trop voir, cesse d'être voyant,

     tel me fit devenir cette dernière flamme,
jusqu'à ce qu'elle dît: « Pourquoi donc t'aveugler
à chercher un objet qui n'a pas lieu chez nous?

     Sur la terre, mon corps, avec celui des autres,
est terre et le sera, tant qu'ici notre nombre
n'aura point égalé le décret éternel.

     Seules les deux clartés qui viennent de monter
restent au cloître heureux avec leur double étole:
tu peux en apporter la nouvelle à ton monde. »

     Au son de cette voix, la guirlande enflammée
cessa de tournoyer, et la douce harmonie
que formait l'unisson de ces trois voix prit fin,

     comme, pour éviter le risque ou la fatigue,
les rames qui tantôt venaient frapper les ondes
se posent à la fois, sur un coup de sifflet.

     Et quel trouble soudain s'empara de l'esprit,
lorsque, m'étant tourné pour revoir Béatrice,
je ne pus plus la voir, quoique je fusse alors

     toujours aussi près d'elle, au séjour des heureux.



CHANT XXVI
 

     Tandis que je craignais d'avoir perdu la vue,
l'éclat éblouissant qui me l'avait éteinte
laissa monter un souffle et semblant m'appeler

     me dit: « En attendant de recouvrer la vue,
que tu viens de ternir pour trop vouloir me voir,
tu peux dédommager cette perte en parlant.

     Commence donc, et dis vers quelle fin aspire
ton âme; et cependant redis-toi que la vue
n'est pas morte pour toi, mais à peine engourdie.

     La dame qui conduit dans ces saintes contrées
tes pas, dans son regard a la même vertu
qu'autrefois possédait la main d'Ananias. »

     Je dis: « Qu'à son plaisir, que ce soit tôt ou tard,
puissent guérir ces yeux, portes qu'elle emprunta
jadis, pour tous ces feux dont je brûle toujours.

     Le Bien qui rend heureux ce palais est pour moi
l'alpha et l'oméga de toute l'écriture
que m'enseigne l'Amour plus ou moins ardemment. »

     Et cette même voix qui m'avait enlevé
la crainte de rester soudainement aveugle,
de nouveau me poussait à prendre la parole,

     en disant: « Il te faut, certes, passer cela
par un tamis plus fin: il te faut maintenant
dire qui, vers ce but, a dirigé ton arc. »

     « C'est grâce aux arguments de la philosophie
et à l'autorité qui descend d'ici, dis-je,
que cet amour a pu pénétrer dans mon cœur,

     puisque le bien en tant que bien, sitôt conçu,
nous incite à l'amour, d'autant plus fortement
qu'en lui-même il comprend plus de perfection.

     C'est à l'Essence donc qui dépasse les autres
tellement, que le bien qui se trouve hors d'elle
n'est qu'un simple reflet de sa propre clarté,

     qu'il faut, grâce à l'amour, plus qu'à toute autre essence,
que s'adresse l'esprit de tous ceux qui discernent
l'abstruse vérité de ce raisonnement.

     Celui qui m'a montré le premier des amours
de toute la substance existant à jamais,
propose à mon esprit la même vérité.

     Du véritable Auteur la voix me la propose,
qui disait à Moïse, en parlant de lui-même:
« C'est moi qui te ferai connaître tout le bien. »

     Tu me l'as dite aussi, dans l'illustre criée
dont l'exorde proclame au monde de là-bas
les arcanes d'ici, mieux que nul autre héraut. »

     J'entendis qu'il disait: « Par intellect humain
et par l'autorité qui concorde avec lui,
ton amour le plus haut se dirige vers Dieu.

     Explique-moi, pourtant, si tu sens d'autres cordes
qui te tirent vers lui, pour que tu rendes clair
avec combien de dents cet amour-là te mord. »

     La sainte intention de cet aigle du Christ
ne me fut point cachée; et je vis tout de suite
quel sens il faisait prendre à ma profession.

     Je recommençai donc: « En effet, les morsures
qui peuvent ramener le cœur de l'homme à Dieu
ont toutes concouru dans cette charité.

     L'existence du monde, avec mon existence,
et la mort qu'il souffrit pour que je puisse vivre,
et tout ce qu'avec moi les fidèles espèrent,

     et le savoir certain dont je viens de parler,
m'ont tiré de la mer de l'amour dévoyé
et m'ont mis sur le bord de l'amour le plus droit.

     Les feuilles dont remplit son jardin tout entier
l'éternel Jardinier me sont d'autant plus chères,
que sur chacune il met le sceau de sa vertu. »

     Sitôt que je me tus, un chant des plus suaves
retentit dans le ciel, et ma dame elle-même
disait avec le chœur: « Saint, saint et trois fois saint! »

     Comme, quand nous réveille une forte lumière,
grâce à l'esprit si vif qui court à la rencontre
de la clarté passant d'une membrane à l'autre,

     le réveillé répugne à ce qu'il voit d'abord,
tant le rappel soudain le laisse inadapté,
s'il n'est pas assisté par son estimative;

     de même Béatrice éloigna de mes yeux
le tain qui les voilait, d'un seul rayon des siens
dont l'éclat pénétrait à plus de mille milles.

     Grâce à cela, je vis, mieux que je n'avais vu,
et, presque stupéfait, je fis des questions
sur un quatrième feu que je vis près de nous.

     Et ma dame me dit: « Au sein de ces rayons
aime son créateur la première des âmes
qu'à la Vertu première il a plu de créer. »

     Et pareil au rameau qui fait fléchir sa cime
au passage du vent et se relève ensuite,
par sa propre vertu qui la ramène en haut,

     tandis qu'elle parlait, tel je devins moi-même,
de stupeur; mais bientôt je repris assurance,
pressé par le désir que j'avais de parler.

     Alors je commençai: « Ô fruit qui fus unique
à naître déjà mûr, père antique de qui
n'importe quelle épouse est la fille et la bru,

     le plus dévotement que je puis, je te prie
de vouloir me parler; car tu vois mon désir
que je ne te dis plus, pour t'entendre plus tôt. »

     Comme un cheval bronchant sous le caparaçon,
qui manifeste ainsi le besoin qui l'agite
par la housse qui suit les mouvements du corps,

     de la même façon la première des âmes
m'avait rendu visible à travers l'enveloppe
avec combien de joie elle allait me complaire.

     Puis elle prononça: « Sans que tu me l'exprimes
toi-même, je lis mieux dans ton propre désir
que tu ne saurais voir les objets les plus clairs,

     puisque je les contemple au miroir véridique
et qui contient en lui tous les autres objets,
alors que rien ne peut le contenir lui-même.

     Tu veux savoir de moi depuis combien de temps
Dieu m'a mis au jardin sublime où celle-ci
te rend apte à gravir une si longue échelle;

     combien de temps il fut de mes yeux la liesse;
du grand courroux de Dieu quelle est la cause vraie;
quelle langue j'ai faite et j'ai mise en usage.

     Or, mon fils, ce n'est pas le bruit de l'arbre en soi
qui fournit la raison d'un aussi long exil,
mais le fait seulement d'outrepasser les bornes.

     Et là-bas, d'où ta dame a fait venir Virgile,
quatre mille trois cents et deux tours de soleil
m'avaient vu désirer cette réunion.

     Je l'avais déjà vu passer par tous les signes
qui marquent son chemin, neuf cent et trente fois,
pendant que j'habitais moi-même sur la terre.

     La langue a disparu, que j'ai d'abord parlée,
dès avant que Nemrod et son peuple perdissent
leur peine au bâtiment qu'on ne pouvait finir;

     car l'effet que produit la raison elle-même
ne vit pas longuement, du fait du goût des hommes,
qui sans cesse évolue et change avec le ciel.

     Le langage de l'homme est un fait naturel;
mais quant à la façon de parler, la nature
vous permet de choisir selon qu'il vous convient.

     Avant que je descende à l'angoisse infernale,
on donnait le nom d'I sur terre au Dieu suprême,
à qui je dois la joie où je me suis logé.

     Plus tard on l'appelait El, et c'était normal,
l'usage des mortels étant comme les feuilles:
si l'une tombe, une autre aussitôt la remplace.

     Sur le mont le plus haut qui domine les ondes
je vécus innocent, puis je vécus coupable
de prime jusqu'à l'heure héritant de la sexte,

     après que le soleil a changé de quadrant. »



CHANT XXVII
 

     « Gloire au Père et au Fils et au Saint-Esprit! » fut
le chant qu'au Paradis j'entendis commencer,
si doux, que ses accents étaient comme une ivresse.

     Ce que j'apercevais me paraissait un rire
de l'univers, si bien que cette même ivresse
pénétrait à la fois par l'oreille et par l'oeil.

     Ineffable allégresse! ô bonheur! existence
qui n'est faite de rien que d'amour et de paix!
ô richesse certaine, où manquent les envies!

     Comme devant mes yeux se tenaient allumés
les quatre feux, l'un d'eux, le premier arrivé
s'était mis à briller d'un bien plus vif éclat,

     et son aspect fut tel que serait devenu
Jupiter, si lui-même et Mars étaient oiseaux
et venaient d'échanger tout à coup leur plumage.

     Et ce divin Pouvoir qui répartit les actes
et les emplois là-haut, avait de toutes parts
au chœur des bienheureux imposé le silence,

     quand j'entendis parler: « Si ma couleur se change,
ne t'en étonne point, car, pendant que je parle,
tu verras que les autres changeront à leur tour.

     Celui qui, sur la terre, usurpe et tient ma place,
ma place, oui, je dis bien ma place, qui demeure
en ce moment vacante aux yeux du Fils de Dieu,

     de mon propre sépulcre a fait une cloaque
de pourriture et sang, qui fait que le pervers
qui tomba d'ici-haut, dans son repaire en rit. »

     Je m'aperçus alors que le ciel se couvrait
de la même couleur dont le soleil habille
le matin et le soir le nuage opposé;

     et comme, en conservant l'assurance à part soi,
rougit l'honnête femme et perd sa contenance,
entendant le récit des errements d'une autre,

     Béatrice changeait elle aussi de visage,
je crois que dans les cieux l'éclipsé était pareille,
lors de la passion du suprême Pouvoir.

     Puis, je pus écouter la suite du discours,
mais faite d'une voix d'autant plus altérée,
que son aspect visible demeurait inchangé:

     « Non, l'Épouse du Christ n'a pas été nourrie
de mon sang, de celui de Lin et d'Anaclet,
pour l'employer ensuite à ramasser de l'or;

     mais c'est pour acquérir ce bonheur éternel,
que Sixte ainsi que Pie et Calixte et Urbain
ont versé tour à tour leurs larmes et leur sang.

     Nous n'avons pas voulu que du peuple chrétien
nos propres successeurs composent deux partis,
plaçant l'un à leur droite et l'autre à leur main gauche,

     ni que ces saintes clefs dont j'avais eu la garde,
sur un drapeau guerrier puissent servir d'enseigne
pour conduire au combat contre d'autres chrétiens;

     ni que l'on fît de moi pour quelque privilège
mensonger ou vendu la figure d'un sceau,
qui m'a fait flamboyer et rougir bien des fois.

     Sous l'habit des pasteurs on aperçoit d'ici
rôder parmi les prés les loups les plus rapaces:
ô justice de Dieu, pourquoi tant sommeiller?

     Cahorsins et Gascons préparent leurs boissons
de notre propre sang: ô bon commencement,
dans quelle triste fin te faudra-t-il sombrer?

     Pourtant, le même ciel qui produisit à Rome
Scipion, défenseur de la gloire du monde,
y portera remède, à ce que je prévois.

     Et toi-même, mon fils, que ton poids de mortel
doit ramener sur terre, ouvre grande la bouche,
dis tout haut ce que, moi, je ne t'ai point caché! »

     Et comme dans nos airs foisonne vers le bas
la vapeur congelée, au moment où la corne
de la Chèvre du ciel a rejoint le soleil,

     ainsi j'ai vu l'éther se peupler tout à coup
et voler vers le haut les vapeurs triomphantes
qui faisaient jusqu'alors leur séjour près de nous.

     Ma vue en poursuivit les évolutions
et les accompagna pendant que la distance
ne dressa point de mur qu'elle ne pût franchir.

     Ma dame en ce moment, voyant que mon regard
ne cherchait plus le haut, me dit: « Abaisse donc
tes yeux, pour mesurer le chemin parcouru! »

     Depuis l'heure où j'avais tout d'abord regardé,
je vis comme déjà j'avais couru tout l'arc
que fait du centre au bout notre premier climat.

     Au-dessus de Gadès, je contemplai d'Ulysse
la folle traversée, et en deçà, la rive
qui d'Europe jadis reçut le doux fardeau.

     J'aurais pu découvrir davantage, sans doute,
de ce petit lopin, mais j'avais le soleil
sous mes pieds et à plus d'un signe de distance.

     Mon esprit amoureux, qui ne fait qu'adorer
ma dame à chaque instant, plus que jamais brûlait
pressé de ramener sur elle mon regard.

     Si la nature ou l'art ont réuni des charmes
ou dans la chair humaine, ou bien dans la peinture,
pour toucher droit au cœur par le plaisir des yeux,

     tous ces attraits unis paraîtraient moins que rien,
face au divin plaisir qui m'envahit soudain
lorsque je me tournai vers son riant visage.

     Et alors la vertu qui vint de son regard
m'arracha tout à coup au beau nid de Léda,
me poussant vers le ciel qui tourne le plus vite.

     Sa zone la plus proche et la plus élevée
était partout pareille, et je ne saurais dire
où choisit Béatrice une place pour moi.

     Mais elle, qui voyait ma curiosité,
se mit à m'expliquer, riant si bellement
qu'on aurait dit que Dieu riait sur son visage:

     « La nature du monde, immobile en son centre
et où tous les objets tournent autour de lui,
commence dans ce point, qu'on peut dire sa source.

     Quant à ce ciel lui-même, il n'a pas d'autre lieu,
sinon l'esprit divin duquel prennent leur feu
la vertu qu'il répand et l'amour qui le tourne.

     La lumière et l'amour font son cercle, qui ceint
les autres à son tour; et Celui seulement
qui le contient en lui, peut le comprendre aussi.

     Son mouvement n'est pas mesuré par les autres;
les autres, au contraire, y prennent leur mesure,
comme dix est formé de deux moitiés de cinq.

     Et de quelle façon le temps a ses racines
dans ce texte, et comment ses feuilles sont dans d'autres,
tu peux dorénavant le voir plus clairement.

     Cupidité, qui mets les hommes sous tes pieds,
tellement qu'aucun d'eux ne peut plus, par la suite,
élever le regard au-dessus de tes flots!

     La bonne volonté, certes, fleurit en nous;
mais la pluie incessante intervient pour changer
en simples avortons les prunes véritables.

     L'innocence et la foi ne se rencontrent plus
que chez les tout petits: l'une et l'autre s'enfuient,
bien avant que la barbe apparaisse au menton.

     Tel jeûnait autrefois, lorsqu'il les balbutiait,
qui dévore plus tard, la langue déliée,
n'importe quel manger, sans voir le calendrier:

     tel apprit à parler, dans l'amour de sa mère
et lui obéissant, qui, lorsqu'il a grandi,
souhaiterait plutôt la voir ensevelie.

     C'est ainsi que la peau devient de blanche noire,
aussitôt qu'apparaît la fille de celui
qui vous fait le matin et vous laisse le soir.

     Pour toi, pour que cela ne te surprenne point,
songe que l'on n'a pas qui gouverne sur terre:
et c'est là ce qui perd la famille des hommes.

     Mais avant que l'hiver n'ait perdu janvier
à force d'oublier les centièmes, là-bas,
les cercles d'ici-haut rugiront tellement,

     qu'enfin cet ouragan longuement attendu
retournera la poupe où se trouvait la proue,
en sorte que la nef cinglera droit au port

     et que les fruits tiendront la promesse des fleurs. »



CHANT XXVIII
 

     Lorsque celle qui met mon âme au Paradis
m'eut de cette façon découvert toute nue
notre vie actuelle à nous, pauvres mortels,

     comme au miroir paraît la lumière d'un cierge,
que l'on voit s'allumer soudain derrière vous,
sans qu'on ait vu le cierge et presque par surprise,

     nous faisant retourner pour voir si le cristal
nous dit la vérité, et les trouvant d'accord
comme le sont la note et le rythme du chant,

     ainsi je me souviens que j'avais fait moi-même,
lorsque enfin mon regard plongea dans les beaux yeux
dont l'amour fit les rets où je suis prisonnier.

     Et m'étant retourné pour prendre connaissance
de tout ce qui paraît à travers ce volume,
si dans son mouvement on l'examine bien,

     j'aperçus certain Point d'où rayonnait si fort
un éclat fulgurant, que le regard qu'il touche
est aussitôt blessé par son scintillement;

     mais l'astre qui paraît le plus petit chez nous
semblerait une lune, à le mettre à côté,
comme lorsqu'on compare entre elles les étoiles.

     À la distance ou presque à laquelle apparaît
tout autour de l'éclat qui le forme, un halo,
à l'heure où s'épaissit la vapeur qui le porte,

     tout autour de ce point un cercle incandescent
tournait si vivement, qu'il semblait dépasser
le mouvement qui ceint plus vite l'univers.

     On le voyait lui-même enveloppé d'un autre,
qui l'était d'un troisième, ensuite d'un quatrième,
celui-ci d'un cinquième et d'un sixième aussi.

     La septième suivait par-dessus, mais si vaste
dans ses dimensions que, pour le contenir,
l'envoyé de Junon serait insuffisant.

     Les huitième et neuvième étaient pareils, chacun
tournait plus lentement, selon qu'il se trouvait
porter un numéro plus loin de l'unité.

     Le cercle dont le feu resplendissait lé plus
était le moins distant de la pure étincelle,
comme touchant, je crois, sa vérité de près.

     Ma dame, qui voyait que j'étais absorbé
dans mes réflexions, me dit: « C'est de ce point
que dépendent le ciel et tout ce qu'il contient.

     Vois le cercle qui ceint de plus près sa nature,
et sache que, s'il tourne aussi rapidement,
c'est grâce à cet amour dont il se sent pressé. »

     Moi, je dis: « Si le monde était organisé
selon les mêmes lois que je vois dans ces sphères,
ce que tu viens de dire épuiserait ma soif.

     Dans le monde sensible on peut voir cependant
le mouvement du ciel devenir plus divin
à mesure qu'il est plus éloigné du centre.

     Si ma soif de savoir doit avoir une fin
dans ce temple angélique et digne qu'on l'admire,
dont lumière et amour sont les seules frontières,

     il faudrait m'expliquer la raison pour laquelle
le modèle n'est pas conforme à la copie;
car, pour moi, plus j'y pense et moins je le comprends.;

     « Ce n'est pas étonnant, si de tes doigts tout seuls
tu ne réussis pas à défaire ce nœud
que le long abandon rend encor plus ardu. »

     Ainsi parla ma dame, et puis elle ajouta:
« Prends ce que je dirai, si tu veux t'en nourrir;
concentre ton esprit autour de ce problème!

     Les cercles corporels sont étroits ou plus amples,
selon qu'est plus ou moins puissante la vertu
qui vient se diffuser dans toutes leurs parties.

     La plus grande bonté fait la santé meilleure;
la plus grande santé réclame un corps plus grand,
s'il peut avoir aussi des membres accomplis.

     Et d'autre part, ce ciel, entraînant avec lui
l'univers tout entier, représente le cercle
où l'amour est plus grand, le savoir plus profond.

     Pourtant, si tu veux bien appliquer ta mesure
à la vertu qui tient dans toutes les substances
qui montrent leur rondeur, non à ce qu'on en voit,

     tu pourras observer dans chacune des sphères
accord admirable et fait à leur mesure,
du grand avec le plus, du petit avec moins. »

     Comme on voit devenir sereine et transparente
la profondeur du ciel, lorsqu'en enflant sa joue
du côté qui reçoit plus souvent les caresses

     Borée enlève et rompt les voiles du brouillard
qui l'avait obscurci, faisant rire le ciel
et avec lui le chœur de toutes ses beautés,

     ainsi je fis moi-même, aussitôt que ma dame
me fournit de la sorte une claire réponse,
et le vrai m'apparut comme une étoile au ciel.

     Et dès qu'elle eut fini de tenir ce discours,
les cercles à nouveau scintillèrent plus fort,
brillant comme le fer qu'on a tiré du feu.

     Tous ces éclats nouveaux tournaient avec leurs flammes
et leur nombre était tel, qu'il devait dépasser
celui que l'on obtient en doublant les échecs.

     J'entendais hosanna chanté de chœur en chœur
à ce Point qui les tient et les tiendra toujours
rivés au même endroit qui leur fut assigné.

     Mais celle qui voyait que des pensers douteux
agitaient mon esprit, dit: « Les séraphins restent,
avec les chérubins, aux deux cercles premiers.

     Leur course est plus rapide, ainsi que tu peux voir,
afin d'être à ce Point pareils le plus possible,
et ils le peuvent bien, car ils le voient de près.

     Quant aux autres amours qui restent autour d'eux,
du visage divin on les appelle trônes,
et avec eux prend fin le premier des ternaires.

     Or, tu comprends déjà que leur félicité
se fonde au premier chef sur l'acte de la vue,
et non pas sur l'amour, qui passe en second lieu;

     et cette même vue est résultat d'un don
que la grâce produit, avec le bon vouloir;
et le même ordre règne à chacun des degrés.

     Le ternaire suivant, qui, comme le premier,
s'épanouit au sein de ce printemps sans fin
que ne déflore pas le Bélier de la nuit,

     fait résonner ici l'éternel hosanna
sur trois airs différents qu'on entend retentir
dans trois ordres heureux qui font sa trinité.

     Dans cette hiérarchie on trouve trois essences:
les Dominations d'abord, puis les Vertus,
et au dernier des rangs se trouvent les Puissances.

     Puis, dans les chœurs de joie avant-derniers, voltigent
tant les Principautés que l'ordre des Archanges;
le troisième est formé par les anges qui jouent.

     Ils contemplent en haut avec intensité
et triomphent en bas tellement, que vers Dieu
ils sont tous attirés et ils attirent tout.

     C'est avec tant d'amour que Denis s'était mis
à contempler ces ordres, qu'il a pu les nommer
et les distinguer tous, comme je viens de faire.

     Grégoire cependant était d'un autre avis;
mais aussitôt qu'il put, dans le ciel où nous sommes,
ouvrir les yeux lui-même, il rit de son erreur.

     Et le fait qu'un mortel ait pu dire à la terre
un mystère aussi grand, ne doit pas t'étonner:
quelqu'un qui l'avait vu lui découvrit d'abord

     le secret de ce cercle, et bien d'autres encore. »



CHANT XXIX
 

     Au moment où le fils de Latone et sa fille,
à côté du Bélier ou bien de la Balance,
forment de l'horizon leur ceinture commune,

     le temps que le zénith les tient en équilibre
jusqu'à ce que les deux sortent de cette zone
et changent d'hémisphère, est égal à celui

     pendant lequel se tut Béatrice, en tournant
son visage où brillait le bonheur, pour fixer
son regard sur le Point qui m'avait ébloui.

     « Je te dirai, fit-elle, et sans que tu demandes,
ce que tu veux savoir, car je viens de le voir
dans cet endroit que font tous les lieux et les temps.

     Ce n'est pas pour avoir un bien qui lui fût propre,
ce qui n'a pas de sens, mais pour que sa splendeur
pût, en brillant plus fort, affirmer: « Subsisto! »

     qu'en son éternité, hors de toute limite,
hors des bornes du temps, pour son plaisir, l'Amour
éternel s'est ouvert dans des amours nouvelles.

     Il n'était pas resté jusqu'alors inactif,
puisque l'esprit de Dieu n'a plané sur ces eaux
le temps qui précéda, ni celui qui suivit.

     La forme et la matière, ensemble ou séparées,
pures de tout défaut, en procèdent, de même
qu'un triple trait jaillit de l'arc à triple corde.

     Comme à travers le verre ou l'ambre ou le cristal
un rayon resplendit si vite, qu'il ne passe
nul espace de temps entre atteindre et briller,

     de même du Seigneur cette source triforme
rayonna tout d'abord dans sa création,
entière et sans connaître aucun commencement.

     La substance reçut un ordre Écritures
dont elle fut empreinte; et l'on mit les essences
qu'engendre l'acte pur, au sommet du créé.

     On assigna le bras à la pure puissance;
et l'acte et la puissance ont été joints au centre
dans des liens si forts, que rien ne les sépare.

     Jérôme a soutenu que les ordres des anges
avaient été créés bien des siècles avant
que l'univers entier n'eût reçu l'existence.

     Pourtant, la vérité paraît dans bien des pages
de tous ces écrivains que l'Esprit saint inspire,
et tu les trouveras, si tu sais regarder.

     Et la raison aussi la devine en partie,
qui ne peut concevoir que les moteurs aient pu
rester si longuement sans ce qui les parfait.

     Or, tu sais maintenant quand et où ces amours
furent faits et comment; en sorte que trois flammes
au fond de ton désir sont éteintes déjà.

     On n'arriverait pas, en comptant, jusqu'à vingt
dans le temps qu'il fallut aux anges révoltés
pour troubler les bas-fonds des autres éléments.

     Pour ceux qui sont restés, ils avaient mis en œuvre
avec un tel bonheur cet art que tu contemples,
que jamais aucun d'eux n'a cessé de tourner.

     La cause de la chute était la malheureuse
superbe de celui que tu pus contempler,
écrasé sous le poids de l'univers entier.

     Ceux que tu vois ici furent assez modestes
pour avouer leur dette envers cette Bonté
qui les avait créés aptes à le comprendre;

     et c'est pourquoi leur vue est améliorée
par leur propre mérite, ainsi que par la grâce
qui vint illuminer leur ferme volonté.

     Abandonnant le doute, il faut que tu sois sûr
que recevoir la grâce est un mérite en soi,
mesuré sur l'amour qui lui servit de porte.

     Tu peux dorénavant méditer longuement
et sans autre secours sur ces réunions,
si tu m'as écouté pendant tout ce discours.

     Pourtant, comme à l'école on prétend enseigner
que les anges sont faits capables par nature
d'entendre, de vouloir et de se souvenir,

     il faut que je poursuive, afin que tu connaisses
la pure vérité, que vous rendez obscure
en vous laissant tromper par de telles leçons.

     Après avoir joui du visage de Dieu,
ces substances n'ont plus détourné leurs regards
du sien, à qui jamais rien ne peut échapper.

     Ainsi, leur vision n'est pas interceptée
par de nouveaux objets; ils n'ont donc pas besoin
de se ressouvenir des concepts oubliés.

     Et l'on rêve chez vous, avec les yeux ouverts,
quand on parle autrement, soit qu'on y pense ou non;
mais l'un de ces deux semble et coupable et plus vil.

     Votre philosophie à vous ne suit jamais
un sentier uniforme, tellement vous séduisent
l'amour de l'apparence et la soif de briller.

     Dans le ciel, cependant, avec moins de colère
on souffre cette erreur que celle d'oublier
la divine Écriture, ou de changer son sens;

     car vous ne pensez pas à tout le sang versé
pour la semer au monde, et qu'il est agréable
au ciel, que l'on confie en elle humblement.

     Pour se faire admirer, chacun vous vante et brode
sa propre fantaisie, et les prédicateurs
en font cas, oubliant d'ouvrir les Évangiles.

     L'un conte que la lune a rebroussé chemin,
lors de la mort du Christ, et s'est interposée
afin que le soleil refusât sa lumière:

     il ment, puisque le jour s'obscurcit de lui-même:
c'est pourquoi cette éclipse était aussi visible
aux Juifs, aux Indiens et jusqu'aux Espagnols.

     Les Lapi, les Bindi ne sont point plus nombreux
que les fables qu'on fait tous les ans à Florence
et que les orateurs colportent de leur chaire,

     faisant que les brebis, qui n'ont pas le savoir,
rentrent du pâturage ayant mangé du vent,
en quoi leur ignorance est une piètre excuse.

     Le Christ n'avait pas dit à son premier chapitre:
« Partez, allez partout prêcher des balivernes! »
mais leur donna le vrai qui leur servait d'assise,

     et ce vrai fut le seul qui sonna sur leurs lèvres,
si bien qu'à leur combat pour propager la foi
l'Évangile a fourni la lance et le bouclier.

     Avec des calembours et des bouffonneries
on prêche maintenant; et pourvu qu'on s'amuse,
le capuce se gonfle et le moine est content.

     Mais souvent tel oiseau niche dans la cagoule
que, s'il pouvait le voir, le vulgaire saurait
la valeur des pardons qu'on lui vient proposer;

     et la stupidité s'augmente sur la terre
tellement que, sans preuve et sans aucun garant,
vite on fait confiance aux plus folles promesses.

     Ainsi fut engraissé le porc de saint Antoine,
et bien d'autres encor qui sont pis que des porcs,
et en fausse monnaie on veut payer le monde.

     Mais sans nous éloigner du sujet, tourne donc
désormais ton regard vers la plus courte route,
pour économiser le chemin et le temps!

     Des anges le modèle est souvent répété,
cependant la parole et les concepts des hommes
n'auraient pas le moyen d'en dire l'étendue.

     Et si tu te souviens de ce que nous révèle
Daniel, tu verras qu'on ignore le chiffre
de leur nombre précis, dont il dit les milliers.

     Leur nature reçoit la lumière première
qui rayonne partout, en autant de manières
qu'il existe d'éclats qui doivent l'accueillir;

     et l'acte de comprendre étant toujours suivi
de l'amour, il ressort que la douceur d'aimer
s'allume et bout en elle aussi diversement.

     Tu vois l'immensité de l'éternel Pouvoir
et sa sublimité, puisqu'il s'est fait tout seul
de si nombreux miroirs où son reflet se brise,

     tout en restant lui-même unique, comme avant. »



CHANT XXX
 

     Lorsque la sixième heure erre à six mille milles
plus ou moins de distance, et que de notre monde
l'ombre penche déjà sur son lit allongé,

     le centre de la voûte, au point le plus profond
pour nos yeux, devient tel que certaines étoiles
ne se laissent plus voir aux bas-fonds où nous sommes;

     et aussitôt qu'on voit l'esclave lumineuse
du soleil se montrer, le ciel paraît éteindre
ses flambeaux tour à tour, jusqu'au plus beau de tous.

     De la même façon la danse triomphale
tournant autour du Point qui m'avait ébloui
et semblait contenir Celui qui la contient,

     s'éteignit sous mes yeux presque insensiblement;
et l'amour et le fait de ne rien voir me firent,
comme toujours, tourner mes yeux vers Béatrice.

     Si tout ce que j'ai dit sur elle jusqu'ici
pouvait s'amalgamer et faire un seul éloge,
cela serait trop peu pour remplir cet office.

     La beauté que je vis en elle outrepassait
ce que nous concevons et, je crois, plus encore,
que son seul Créateur la possède en entier.

     Sur ce point, je confesse avoir été vaincu
plus qu'aucun autre auteur, soit comique ou tragique,
ne l'a jamais été par un aspect du thème;

     car comme le soleil offusque le regard,
ainsi le souvenir de son sourire heureux
me prive en cet instant du secours de l'esprit.

     Depuis le premier jour où j'ai vu son visage
dans le monde mortel, et jusqu'en cet instant,
rien n'a pu m'empêcher de poursuivre mon chant;

     mais il faut à présent que je mette une fin
aux efforts que j'ai faits pour chanter sa beauté,
puisque même notre art reconnaît des limites.

     Telle que je la laisse à des voix plus sonores
que mon pauvre clairon, qui s'apprête lui-même
à mettre fin bientôt au sujet trop ardu,

     elle recommença, sur le ton décidé
d'un vrai chef: « Maintenant nous venons de sortir
du plus grand corps au ciel fait de pure lumière;

     lumière de l'esprit, que l'amour entretient;
amour du bien réel, tout rempli d'allégresse;
allégresse au-dessus de toutes les douceurs.

     Tu pourras voir ici l'une et l'autre milice
du Paradis, dont l'une a déjà l'apparence
que tu reconnaîtras au dernier jugement. »

     Comme un éclair s'allume à l'improviste et blesse
les esprits de la vue, empêchant le regard
de percevoir encor d'autres objets brillants,

     cette vive clarté m'avait paralysé,
sa fulguration ayant mis sur mes yeux
comme un épais bandeau qui me rendait aveugle.

     « L'amour qui fait toujours la paix de ce royaume
accueille dans son sein par ce même salut,
préparant la chandelle à recevoir sa flamme. »

     Ces brefs propos étaient à peine parvenus
jusqu'à moi, qu'aussitôt je pus me rendre compte
que je me surpassais au-delà de mes forces.

     Dans mes yeux s'allumait une seconde vue,
telle qu'aucun éclat, pour lumineux qu'il fût,
ne pouvait désormais arrêter mon regard.

     Je vis une splendeur en forme de torrent
éclatant de clarté, serré dans ses deux rives
qu'un printemps merveilleux émaillait de partout.

     Des flots je vis jaillir de vives étincelles
qui de tous les côtés se posaient sur les fleurs
et semblaient des rubis enchâssés dans de l'or.

     Ensuite, paraissant de parfum enivrées,
elles allaient plonger dans le gouffre admirable;
et dès que l'une entrait, une autre en jaillissait.

     « Cet intense désir qui t'enflamme et te presse
si fort, de pénétrer tout ce que tu contemples,
m'enchante d'autant plus qu'il devient plus puissant.

     Mais il faut de cette eau que tu boives encore,
si tu veux que ta soif puisse enfin s'apaiser. »
C'est ainsi que parla le soleil de mes yeux.

     Elle ajouta: « Le fleuve, ainsi que les topazes
qui font ce va-et-vient, le sourire de l'herbe,
ne sont que la préface et l'ombre de leur vrai.

     Ce n'est pas que cela soit trop dur à comprendre;
il s'agit d'un défaut, dont la source est en toi,
qui n'as pas encor l'œil superbe qu'il faudrait. «

     L'enfant ne tourne pas aussi rapidement
vers le sein maternel sa face, le matin
lorsqu'il s'est éveillé plus tard que de coutume,

     que je ne me tournai, pour faire de mes yeux
un miroir plus fidèle, en me penchant sur l'onde
qui s'épanche là-haut pour nous rendre meilleurs.

     Et sitôt que le bord de mes paupières vint
se baigner dans ses eaux, je crus m'apercevoir
que ce que j'avais pris pour longueur était rond.

     Puis, comme on voit quelqu'un qui demeurait masqué
se montrer différent, sitôt qu'il se dépouille
de l'aspect étranger qui nous donnait le change,

     les fleurs avaient changé, comme les étincelles,
en un bonheur plus grand, et je vis tout à coup
s'étaler sous mes yeux la double cour du ciel.

     Ô toi, splendeur de Dieu, qui m'as permis de voir
le triomphe éternel du royaume du vrai,
fais-le-moi raconter tel que je l'ai connu!

     Il est une clarté là-haut, qui rend visible
le Créateur lui-même à toute créature
dont le bonheur consiste à contempler sa face.

     Cette clarté s'étale et forme comme un cercle,
se déroulant si loin, que sa circonférence
serait pour le soleil une ceinture lâche.

     Tout ce qu'on peut en voir est formé de rayons
qui baignaient le sommet du mobile premier
et lui donnent ainsi la vie et la puissance.

     Et de même qu'un mont se mire dans les eaux
qui coulent à ses pieds, pour y voir sa parure,
alors qu'il est plus riche en verdure et en fleurs,

     tel je vis, dominant tout autour cet éclat,
s'y mirer longuement, du haut de mille marches,
tous ceux qui d'entre nous ont fait retour là-haut.

     Et puisque le gradin le plus bas circonscrit
un si vaste foyer, quelle ne doit pas être
l'ampleur de cette rose au bord de ses pétales!

     Mes yeux ne perdaient rien de toute cette ampleur
ni de sa profondeur, mais embrassaient très bien
de ces félicités l'étendue et le mode.

     Là, d'être près ou loin n'ajoute ni n'enlève;
car lorsque Dieu gouverne immédiatement,
les lois de la nature ont perdu leur pouvoir.

     Dans le centre doré de la rose éternelle
qui s'étale et s'étage et exhale un parfum
de louange au Soleil du printemps éternel,

     pareil à qui se tait tout en voulant parler,
m'attira Béatrice, en me disant: « Regarde
comme il est grand, le chœur de ces blanches étoles!

     Tu vois le tour qu'ici comprend notre cité;
et nos sièges, tu vois, sont déjà si remplis
qu'il reste peu de place à ceux que l'on attend.

     Et quant à ce grand siège où ton regard s'arrête,
parce qu'il est déjà marqué d'une couronne,
avant qu'on ne t'invite à ces noces toi-même,

     il doit recevoir l'âme, auguste sur la terre,
de Henri, qui viendra redresser l'Italie;
mais il doit arriver avant qu'elle soit prête.

     L'aveugle convoitise, en vous rendant stupides,
vous pousse à réagir comme certains enfants
qui, tout en ayant faim, repoussent leur nourrice.

     Le tribunal divin lors aura pour préfet
un tel qui n'ira point sur le même chemin
que lui, tant en secret qu'au su de tout le monde.

     Mais il ne sera plus supporté longuement
par Dieu dans son office; il descendra bientôt
où la justice a fait tomber Simon le Mage,

     et celui d'Anagni s'enfoncera d'autant. »



CHANT XXXI
 

     Ainsi, sous cet aspect de rose toute blanche,
se montrait à mes yeux cette sainte milice
qu'au prix de son sang même épousa Jésus-Christ.

     L'autre, qui dans son vol voit et chante la gloire
de Celui qui fait seul le but de son amour,
ainsi que sa bonté qui la rendit heureuse,

     imitant un essaim d'abeilles qui tantôt
se pose sur les fleurs, et qui tantôt retourne
au point où la saveur de son butin augmente,

     descendait dans le sein de cette grande fleur
qu'orne un nombreux feuillage, et remontait ensuite
où l'Amour a fixé son siège pour toujours.

     Leurs visages à tous étaient de pure flamme;
leurs ailes étaient d'or, et le reste si blanc
que la neige jamais ne le fut à ce point.

     Et descendant ainsi de gradin en gradin
dans cette fleur, un peu de leur paisible ardeur
acquise en voletant se répandait partout.

     Et cependant le vol de ces foules sans nombre
venant s'interposer au-dessus de la fleur,
n'empêchait nullement la vue ou la splendeur,

     car la clarté divine entre dans l'univers
dans la proportion dont il se montre digne,
et rien d'autre ne peut lui former un obstacle.

     Et ce royaume heureux, que rien ne peut troubler
et où la gent antique abonde et la nouvelle,
offrait au même endroit leur amour et leur joie.

     Brillante Trinité qui dans l'étoile unique
qui scintille pour eux, fais ainsi leur bonheur,
regarde vers le bas et vois nos infortunes!

     Si jadis, descendant des rivages qu'Hélice
contemple tous les jours de là-haut, en tournant,
avec le fils qu'elle aime encore, les barbares

     restèrent stupéfaits, apercevant de Rome
les superbes palais, du temps où le Latran
se trouvait au sommet des choses de ce monde,

     moi-même, qui venais de l'humain au divin
et qui passais du temps à cette éternité
et de notre Florence au peuple juste et pur,

     je laisse à deviner quelle était ma stupeur!
Et cependant par elle, ainsi que par la joie
j'oubliais mon silence avec celui des autres.

     Comme le pèlerin qui se fait un bonheur
de visiter le temple où l'appelait son vœu,
en pensant aux récits qu'il doit à ses amis,

     tout en me promenant dans la vive lumière,
je suivais du regard chacun de ces gradins
vers le haut, vers le bas ou bien tournant en rond.

     J'y voyais des regards invitant à l'amour
du prochain, où brillait la lumière d'en haut
sur leur propre sourire, et de dignes abords.

     Déjà de mon regard je pouvais embrasser
l'aspect du Paradis pris dans tout son ensemble,
sans m'arrêter encor sur aucun de ses points;

     et je me retournais, pris par une autre envie,
pour savoir de ma dame un peu plus de détails
sur lesquels mon esprit restait comme en suspens.

     J'attendais une voix, une autre répondit:
car je pensais trouver Béatrice, et je vis
un vieillard habillé comme on l'est dans la gloire.

     On voyait son regard et son visage empreints
d'un suave bonheur où brillait la bonté
qui le rendait pareil au plus tendre des pères.

     « Où est-elle? » ont été mes premières paroles.
« Pour mener, me dit-il, ton désir à la fin,
Béatrice m'a fait abandonner ma place.

     Regarde vers le haut, sur le troisième cercle
à partir du sommet, et tu la reverras,
assise sur le trône où la met son mérite. »

     Sans plus tarder alors, je levai mon regard
et je la vis là-haut, portant une couronne
que formaient les reflets des rayons éternels.

     L'œil mortel n'est jamais à si grande distance
de la plus haute zone où gronde le tonnerre,
même s'il a plongé jusqu'au fond de la mer,

     que Béatrice était de ma vue éloignée;
mais cela n'était rien, parce que son image
parvenait jusqu'à moi, pure de tout milieu.

     « Ô dame, qui soutiens toute mon espérance
et qui, pour mon salut, avais daigné laisser
jusqu'au fond de l'Enfer la trace de tes pas,

     je reconnais tenir la grâce et la vertu
de tant et tant d'objets que j'ai pu contempler,
rien que de ta puissance et magnanimité.

     D'esclave, ta faveur vient de me rendre libre,
grâce à tous les recours et par tous les moyens
qui, pour mener au but, étaient en ton pouvoir.

     Conserve-moi toujours cette magnificence,
en sorte que mon âme, enfin par toi guérie,
sans les liens du corps, jouisse de ta grâce. «

     Telle fut ma prière; et elle, d'aussi loin
qu'elle semblait, sourit en regardant vers moi,
puis elle se tourna vers la Source éternelle.

     Alors le saint vieillard: « Afin que s'accomplisse
de point en point, dit-il, jusqu'au bout ton voyage
auquel m'ont invité l'amour et la prière,

     survole du regard tout ce vaste jardin!
Sa contemplation préparera ta vue
pour mieux monter ensuite aux célestes rayons.

     Et la Reine du ciel, qui fait brûler mon cœur
du plus parfait amour, nous donnera sa grâce,
car moi-même, je suis son fidèle Bernard. »

     Comme celui qui vient, mettons de Croatie
uniquement pour voir chez nous la Véronique
et ne peut assouvir sa faim qui vient de loin,

     mais se dit en son cœur, pendant qu'on la lui montre:
« Ô Seigneur Jésus-Christ, ô Dieu de vérité,
alors votre visage était-il ainsi fait? »

     tel je restais, voyant l'active charité
de celui qui chez nous, dans le monde d'en bas,
goûtait en contemplant un peu de cette paix.

     « Fils de la grâce, fut son entrée en matière,
comment connaîtras-tu cet état bienheureux,
si tu gardes toujours les yeux fixés en bas?

     Regarde donc plutôt ces cercles jusqu'en haut,
et sur le plus lointain tu pourras voir la Reine
à laquelle obéit saintement ce royaume! «

     Lors je levai les yeux, et comme le matin
le bord de l'horizon qui touche à l'Orient
passe l'éclat de Vautre où le soleil se couche,

     de même, en promenant mon regard du plus bas
au plus haut, j'aperçus un endroit au sommet,
dont l'éclat dépassait tout le front opposé.

     Et tout comme le bord où l'on attend le char
que Phaéton garda si mal, paraît brûler,
tandis que de partout la clarté diminue,

     telle vers le milieu s'avivait l'oriflamme
qui conduit à la paix, tandis que tout autour
la clarté faiblissait de façon uniforme.

     Dans ce même milieu, les ailes déployées,
l'air en fête, j'ai vu voler plus de mille anges,
et chacun différait par I'aspect et l'éclat.

     Et là, parmi leurs jeux et parmi leur musique,
je vis une beauté rire, qui dans les yeux
de tous les autres saints devenait de la joie.

     Si j'avais l'éloquence aussi riche que l'est
l'imagination, je ne craindrais pas moins
d'affronter le portrait de sa grâce la moindre.

     Bernard, voyant mes yeux qui s'étaient arrêtés
attentifs et fixés sur l'ardeur de sa flamme,
tourna les siens vers elle, avec tant de tendresse

     que mon regard devint d'autant plus enflammé.



CHANT XXXII
 

     Donc ce contemplateur, tout entier à sa joie,
assuma librement l'office de docteur,
commençant son discours par ces saintes paroles:

     « La blessure qu'oignit et que guérit Marie,
ce fut la belle femme assise au-dessous d'elle
qui l'avait fait ouvrir et qui l'envenima.

     Au troisième degré que composent ces sièges
est assise Rachel, auprès de Béatrice,
comme tu peux le voir, un peu plus bas que l'autre.

     Sarah et Rebecca, Judith la bisaïeule
de ce chantre royal qui disait dans ses vers
miserere mei, regrettant ses erreurs,

     suivent, comme tu vois, de gradin en gradin,
toujours en descendant, dans l'ordre de leurs noms
formant de haut en bas de la fleur les pétales.

     Du septième gradin jusqu'en bas, comme aussi
du sommet jusqu'à lui, une file de Juives,
divisent en longueur la tête de la rose;

     car, suivant le regard dont on considéra
la foi de Jésus-Christ, elles forment le mur
d'où prennent leur départ ces escaliers sacrés.

     Du côté le plus proche, où tous les pétales
semblent s'épanouir, tu vois rester assis
ceux qui crurent d'abord dans le Christ à venir;

     et de l'autre côté, dont le vide interrompt
par endroits les degrés, restent assis ceux-là
qui fixaient leurs regards sur le Christ advenu.

     Comme de ce côté le trône glorieux
de la dame du ciel, avec les autres sièges,
se trouvent au-dessous, formant comme un palier,

     il fait aussi pendant au trône du grand Jean
qui, toujours aussi saint, a souffert le désert
et le martyre, et puis l'Enfer pendant deux ans;

     et au-dessous de lui complètent la coupure
François avec Benoît et avec Augustin
et d'autres jusqu'en bas, passant de cercle en cercle.

     Admire ici de Dieu l'insigne providence!
Car l'un et l'autre aspect de cette même loi
doivent également remplir tout ce jardin.

     Et sache aussi qu'en bas du gradin qui distingue
deux étages égaux dans les deux hémicycles,
on ne réside pas par son propre mérite,

     mais par celui d'autrui, sous certaines réserves;
car ce sont les esprits de tous ceux qui sont morts
sans avoir disposé de tout leur libre arbitre.

     Tu peux t'en rendre compte aisément aux visages
et, s'il en est besoin, à leurs voix enfantines,
si tu regardes bien ou si tu les écoutes.

     Tu doutes maintenant, mais sans vouloir le dire:
je te dégagerai de ces fortes entraves
dans lesquelles t'empêtre un penser trop subtil.

     Dans tout ce que comprend le royaume d'ici,
nulle place n'est faite aux jeux du pur hasard,
à la soif, à la faim ou bien à la tristesse,

     car tout ce que tu vois se trouve organisé
par la loi éternelle, en sorte que partout,
comme la bague au doigt, tout se trouve à sa place.

     C'est pourquoi cette gent, qui courut la première
au bonheur éternel, n'est pas distribuée
sans raison ici-haut, en plus ou moins parfaite.

     Car le Roi grâce à qui ce royaume repose
au sein d'un tel amour et de telles délices,
qu'aucune envie en vous n'oserait davantage,

     créant joyeusement et avec bienveillance
les esprits, les dota de grâces inégales,
selon son bon plaisir: le résultat suffit.

     Par ailleurs, l'Écriture exprime clairement
la même vérité, parlant de ces jumeaux
qui s'étaient irrités dans le sein de leur mère.

     C'est par nécessité que la clarté d'en haut
couronne dignement, en respectant toujours
la couleur des cheveux de la grâce qu'on eut.

     Si donc ils sont placés sur des degrés divers,
ils ne le doivent pas au mérite des actes,
mais à la qualité de leurs vertus innées.

     Il suffisait jadis, pendant les premiers siècles,
pour gagner le salut, en plus de l'innocence,
le gage unique et seul de la foi des parents.

     Puis, quand des premiers temps fut révolu le cycle,
la circoncision fournissait seule aux mâles
la force nécessaire à leur aile innocente.

     Mais depuis que le temps de la grâce est venu,
si l'on n'ajoute point le baptême du Christ,
cette même innocence est reléguée en bas.

     Regarde maintenant le visage où le Christ
paraît plus ressemblant, car sa seule splendeur
pourra te préparer à contempler le Christ! «

     Et je le vis baigné d'un si parfait bonheur,
que venaient lui offrir les esprits sacro-saints
créés pour survoler de si hautes contrées,

     qu'aucun objet de ceux que j'avais vus avant
n'avait produit en moi tant d'admiration
et ne s'était montré si ressemblant à Dieu.

     Et cet amour qui fut le premier à descendre
devant elle, en chantant un Ave Maria
gratia plena, vint étendre ses deux ailes.

     Alors de toutes parts le chœur des bienheureux
répondit aussitôt à ce divin cantique,
et sur chaque visage on voyait plus de joie.

     Je dis: « Ô père saint qui consentis pour moi
à rester ici-bas, délaissant le doux lieu
où l'éternel décret avait fixé ta place,

     quel est cet ange-là, qui si joyeusement
regarde dans les yeux de notre sainte Reine,
et avec tant d'amour qu'il paraît embrasé? »

     C'est ainsi que je fis appel à la doctrine
de celui qui prenait sa beauté de Marie,
comme fait du soleil l'étoile du matin.

     Et il me répondit: « L'assurance et la joie
pour autant qu'elles sont dans un ange et dans l'âme,
sont entières en lui; nous l'aimons bien ainsi,

     car Marie a reçu sur la terre la palme
des mains de celui-ci, lorsque le Fils de Dieu
a voulu se charger du poids de notre corps.

     Mais suis-moi maintenant du regard, à mesure
que je vais te parler, et contemple les princes
qui forment cette cour de justice et de foi.

     Les deux qui sont assis tout en haut, plus heureux
comme étant d'Augusta les plus proches voisins,
de cette sainte fleur sont comme deux racines.

     Celui qui reste assis près d'elle et à sa gauche
est l'ancêtre commun dont le goût trop osé
fait goûter l'amertume à l'espèce des hommes.

     À sa droite tu vois le père vénérable
de notre sainte Église, à qui jadis le Christ
a confié les clefs de notre belle fleur.

     Et celui qui connut, étant encore en vie,
tous les temps les plus durs de cette belle épouse
dont l'amour fut acquis par la lance et les clous,

     est assis près de lui; tu vois auprès de l'autre
chef, au temps duquel s'était nourri de manne
un peuple rebelle, inconstant et ingrat.

     Juste en face de Pierre, Anne a sa place assise,
et son bonheur est tel de contempler sa fille,
qu'elle chante hosanna sans la perdre des yeux.

     En face du plus grand des pères de famille
tu vois Lucie aussi, qui t'envoya ta dame,
lorsque, le front baissé, tu courais à ta perte.

     Mais puisque le temps fuit, qui te pousse à rêver,
faisons un point ici, comme le bon tailleur
qui coupe son habit selon le drap qui reste,

     et vers l'Amour premier dirigeons nos regards,
pour qu'en le contemplant tu puisses pénétrer
autant qu'il est possible à travers sa splendeur.

     Pourtant, comme je crains que le vol de tes ailes
ne te porte en arrière, en pensant avancer,
il te faut en priant demander cette grâce;

     cette grâce de celle où le secours abonde;
tu devras donc me suivre avec le sentiment,
pour ne pas écarter ton cœur de mes paroles. »

     Alors il commença cette sainte oraison.



CHANT XXXIII
 

     « Toi, la vierge et la mère et fille de ton fils,
humble et haute au-delà de toutes créatures,
terme prédestiné du dessein éternel,

     tu rendis sa noblesse à l'humaine nature,
puisque c'est grâce à toi que son Auteur lui-même
a daigné devenir sa propre créature:

     et ce fut dans ton sein qu'a repris feu l'amour
à la chaleur duquel, dans la paix éternelle,
a pu s'épanouir cette fleur que voici.

     C'est toi, de notre amour flambeau méridien -
ici-haut et sur terre, au monde des mortels,
c'est toi la source vive où jaillit l'espérance.

     Femme, tu fus si grande et ta puissance est telle
que qui veut une grâce et n'accourt pas vers toi,
veut que son désir vole et lui refuse l'aile.

     Ta bonté rejaillit en faveur de celui
qui t'appelle au secours, et prévient bien souvent
et libéralement la demande qui tarde.

     En toi miséricorde et en toi la pitié,
en toi magnificence, en toi se réunit
tout ce que le créé possède de bonheur.

     Voici que celui-ci, du plus profond abîme
l'univers, venant jusqu'à notre sommet,
a connu tour à tour les âmes et leurs vies.

     Il implore à présent de ta grâce la force
de pouvoir élever ses yeux encor plus haut,
afin de contempler le suprême salut.

     Et moi, qui n'ai jamais désiré pour mes yeux
plus fort que pour les siens, je t'offre mes prières,
te suppliant aussi de vouloir m'écouter,

     pour que par l'oraison tu dissipes toi-même
tout le brouillard qu'il tient de sa forme mortelle,
et que brille à ses yeux le suprême bonheur.

     Et je t'implore encore, ô Reine, car tu peux
ce que tu veux, qu'il garde, après un tel spectacle,
les mêmes sentiments immuables et purs.

     De son cœur trop humain que ta garde triomphe!
Regarde Béatrice et tous ces bienheureux,
qui soutiennent mes vœux avec leurs deux mains jointes! »

     Les yeux que Dieu chérit et vénère à la fois
se fixèrent alors sur l'orateur, montrant
combien ils ont en gré les prières dévotes.

     Puis ils furent chercher la Lumière éternelle
où l'on se tromperait, pensant que l'œil mortel
pourrait s'aventurer avec tant d'assurance.

     Et moi, qui m'approchais du terme de mes vœux,
je sentis tout à coup, comme on doit le sentir,
s'éteindre dans mon sein l'ardeur de mon désir.

     Bernard, en souriant, me montrait par des signes
qu'il fallait regarder vers le haut; mais déjà
j'étais, par moi tout seul, tel qu'il m'avait voulu,

     puisque par le regard de plus en plus limpide
j'entrais de plus en plus dans le bain de lumière
de la clarté suprême où vit la vérité.

     À partir de ce point, ce que j'ai vu dépasse
le pouvoir d'exprimer, qui cède à ce tableau,
et la mémoire aussi cède à tout cet excès.

     Comme un homme qui voit des objets dans un songe
et en se réveillant ne garde dans l'esprit
que les impressions, et les détails s'effacent,

     tel je suis maintenant: ma vision s'estompe
jusqu'à s'évanouir, mais il m'en reste encore
dans le cœur la douceur que je sentais alors:

     telles sous le soleil disparaissent les neiges,
tel le vent emportait sur de frêles feuillets
les vers mystérieux qu'écrivait la Sibylle.

     Ô suprême clarté qui t'élèves si haut
au-dessus des concepts des hommes, prête encore
au souvenir l'éclat que je t'ai vu là-haut,

     et raffermis aussi ma langue par trop faible,
que je puisse léguer à la gent à venir
de toute ta splendeur au moins une étincelle.

     puisque, si tu reviens un peu dans ma mémoire
et si tu retentis tant soit peu dans mes vers,
on ne saurait y voir que ton propre triomphe!

     je crois, tant était fort le rayon pénétrant
e j'ai dû soutenir, que j'aurais pu me perdre,
si j'avais détourné mes yeux de son éclat.

     Ce fut, je m'en souviens, cela qui m'enhardit
à soutenir sa vue, et la Force infinie
qui se fondait en elle et ne faisait plus qu'un.

     Ô grâce généreuse où j'ai pris le courage
de plonger mon regard dans la Clarté suprême,
jusqu'au point d'épuiser la faculté de voir!

     Dans cette profondeur j'ai vu se rencontrer
et amoureusement former un seul volume
tous les feuillets épars dont l'univers est fait.

     Substances, accidents et modes y paraissent
coulés au même moule et si parfaitement,
que ce que j'en puis dire est un pâle reflet.

     Et je crois avoir vu la forme universelle
de l'unique faisceau, puisque tant plus j'en parle,
plus je sens le bonheur qui me chauffe le cœur.

     Ce seul point fut pour moi la source d'un oubli
bien plus grand que vingt-cinq siècles pour l'entreprise
où l'ombre de l'Argos intimidait Neptune.

     C'est ainsi que l'esprit qui restait en suspens
regardait fixement, immobile, attentif,
et son désir de voir ne pouvait s'assouvir.

     Tel est le résultat produit par sa lumière,
qu'on n'imagine pas qu'on pourrait consentir
à le quitter des yeux pour quelque autre raison

     puisque en effet le bien, objet de nos désirs,
s'y trouve tout entier; et tout ce qui s'y trouve,
étant parfait en elle, est imparfait dehors.

     Désormais mon discours, pour ce dont j'ai mémoire,
sera plus pauvre encor que celui d'un enfant
dont le lait maternel mouille toujours la langue.

     Ce n'est pas que l'on vît dans le vivant éclat
que j'admirais là-haut, plus qu'une simple image,
car il est toujours tel qu'il a toujours été;

     mais comme de mes yeux, pendant qu'ils regardaient,
la force s'augmentait, mon propre changement
modifiait aussi cet aspect uniforme.

     Dans la substance claire et à la fois profonde
de l'insigne Clarté m'apparaissaient trois cercles
formés de trois couleurs et d'égale grandeur;

     et l'un d'eux paraissait être l'effet de l'autre,
comme Iris l'est d'Iris, tandis que le troisième
jaillissait comme un feu des deux en même temps.

     Ah! que ma langue est faible et revêt lâchement
mon idée! et combien, auprès de ce spectacle,
celle-ci reste pauvre et semble moins que peu!

     Éternelle clarté, qui sièges en toi-même,
qui seule te comprends et qui, te comprenant,
et comprise à la fois, t'aimes et te souris!

     Lorsque j'eus observé quelque peu du regard
ces cercles assemblés, qui paraissaient conçus
en toi-même, à l'instar des rayons réfléchis,

     je pensai retrouver tout à coup dans leur sein,
de la même couleur, une figure humaine:
c'est pourquoi mon regard s'y fondit tout entier.

     Comme le géomètre applique autant qu'il peut
à mesurer le cercle son savoir, sans trouver,
malgré tous ses efforts, la base qui lui manque,

     tel, devant ce tableau, j'étais resté moi-même:
je voulais observer comment s'unit au cercle
l'image, et de quel mode elle s'était logée.

     Mais j'étais hors d'état de voler aussi haut;
quand soudain mon esprit ressentit comme un choc
un éclair qui venait combler tous mes désirs.

     L'imagination perdit ici ses forces;
mais déjà mon envie avec ma volonté
tournaient comme une roue aux ordres de l'amour

     qui pousse le soleil et les autres étoiles.


[ Explicit Liber Comedie
Dantis Alagherii de Florentia
]







Dante Alighieri - Opera Omnia  -  édité par ilVignettificio

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